Présidence de M. Jean-Jacques HYEST, vice-président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Mes chers collègues, nous allons entendre M. Mucchielli. Monsieur Mucchielli, vous êtes sociologue et historien, chargé de recherches au CNRS. Vous vous intéressez particulièrement à la sociologie de la délinquance. Seul ou en collaboration, vous êtes l’auteur de divers ouvrages et notamment d’un livre, paru en 2001, intitulé Violences et insécurité : fantasmes et réalités dans le débat français.

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

La parole est à M. Mucchielli.

M. Laurent Mucchielli - En introduction, je veux d’abord parler de l’état actuel de confusion du débat sur l’insécurité.

Cette confusion procède, à mon sens, d’au moins quatre éléments : le premier, c’est un usage dramatisant d’une seule source statistique, à savoir les chiffres de la police ; le deuxième, c’est un usage intempestif des faits divers dans les médias ; le troisième, c’est une tendance générale à porter des jugements moralisateurs avant d’essayer de comprendre les logiques humaines et sociales, d’où la recherche de boucs émissaires, comme les « parents démissionnaires » ou les « immigrés qui ne s’intègrent plus », ou encore les « juges laxistes » ; le quatrième, c’est l’utilisation de catégories globales, comme « la violence » ou « l’insécurité », qui renvoient non pas à des réalités précises dont on peut faire l’analyse mais plutôt à une perception globale, à des points de vue, à des sentiments.

Dans ce débat, le sociologue se doit au contraire de rappeler l’importance de quatre modes de raisonnement généraux.

Le premier de ces modes de raisonnement consiste à définir précisément ce dont on parle et à examiner les situations au cas par cas avant d’en faire des généralités.

Le deuxième consiste à replacer la réflexion dans la moyenne durée pour sortir de l’événementiel et considérer les tendances lourdes.

Le troisième consiste à resituer chaque type de comportement dans son contexte de production spécifique.

Le quatrième consiste enfin à croiser le maximum d’indicateurs et de sources, qu’il s’agisse d’ailleurs de statistiques ou d’études de terrain.

A ce propos, je veux dire d’emblée que, dans le milieu de la recherche, trois indicateurs statistiques au moins - et non un seul - peuvent être utilisés. Les chiffres de la police sont, certes, l’indicateur le plus connu, mais il faut y ajouter les résultats des enquêtes, dites « de victimation », menées auprès des victimes, et des enquêtes, dites « de délinquance autorévélée », menées auprès des jeunes eux-mêmes pour les interroger sur leurs pratiques.

C’est en croisant ces différents indicateurs - et donc le point de vue de la police, celui des victimes et celui des jeunes - et en procédant au plus grand nombre possible d’études qualitatives de terrain que l’on peut, me semble-t-il, commencer à approcher la réalité.

J’en viens à mon analyse : je ferai d’abord un rapide détour par l’histoire pour proposer ensuite une sorte d’inventaire des principales tendances d’évolution de la délinquance juvénile dans la France contemporaine.

Le détour historique s’impose de mon point de vue parce que la société française a connu au cours du XXème siècle trois grandes périodes d’inquiétude liée à la délinquance juvénile ; il n’est pas inintéressant de rappeler les deux autres.

La première période, c’est celle des années 1900-1914. Les jeunes délinquants avaient alors la figure des « apaches » et l’existence de bandes de jeunes délinquants réputés très violents devenait un élément majeur du débat politique et médiatique de l’époque, au point qu’un journaliste pouvait écrire, en 1907, à la une d’un des principaux quotidiens, La Petite République : « L’insécurité est à la mode, c’est un fait. »

Le problème ne date donc pas d’hier !

Je m’attarderai davantage sur la deuxième période, que l’on connaît peut-être un peu mieux, de cette histoire : lors de l’été 1959 surgissait dans la presse une nouvelle figure du jeune délinquant dangereux, le « blouson noir ».

Or, lorsque l’on fait la comparaison systématique entre les sources et les travaux de cette époque et de la nôtre, on est frappé de constater que les quatre reproches qui étaient faits aux blousons noirs sont encore au coeur du débat sur la délinquance juvénile.

Premièrement, on reprochait aux blousons noirs des affrontements violents entre grandes bandes pouvant compter jusqu’à une centaine de personnes. L’expression « blouson noir » est d’ailleurs née pour qualifier ce type de faits, tout à fait comparables à ceux qui, par exemple, se sont déroulés l’an dernier à La Défense. Ces faits ont pourtant été présentés dans la presse -« une nouvelle escalade dans la violence urbaine »- comme un élément nouveau.

Deuxièmement, on reprochait aux blousons noirs des viols collectifs. Or, de nouveau, depuis deux ou trois ans, on entend parler de « tournantes », présentées dans la presse comme des événements sans précédent dans la jeunesse.

Troisièmement, on reprochait aux blousons noirs des vols ; il s’agissait de vols d’usage immédiat, court et ostentatoire, liés en particulier aux nouveaux biens de consommation, lesquels, dans la société des années soixante, étaient essentiellement la voiture et la mobylette.

Quatrièmement enfin, on reprochait aux blousons noirs des actes de vandalisme dirigés contre les institutions, les écoles et autres bâtiments publics -actes déjà qualifiés de « gratuits »- ainsi que les actes de vandalisme commis par des bandes de jeunes lors des manifestations musicales, en particulier les concerts de rock’n’roll, qui émergent et se généralisent à l’époque. Les chroniques relatent à ce propos un nombre impressionnant de mises à sac de salles de concert et de cinéma, de bals populaires qui finissent mal, etc. Ces actes de vandalisme avaient sans doute une intensité supérieure à celle des actes qui se produisent aujourd’hui dans ce type de manifestations.

Nous devons donc nous garder de croire que nous sommes confrontés à des phénomènes radicalement nouveaux et qui seraient nécessairement -l’escalade- de plus en plus graves : les phénomènes de délinquance juvénile se sont incontestablement durcis depuis un quart de siècle, mais leur nature n’est pas aussi nouvelle qu’on le pense généralement.

Si l’on tente maintenant de faire le panorama des évolutions de la délinquance juvénile depuis la fin des annéessoixante-dix, on peut dégager cinq tendances lourdes.

Première tendance lourde : les vols et les cambriolages.

Il est significatif que, dans le débat public, on se centre aujourd’hui sur la violence en oubliant toujours de rappeler que les vols et les cambriolages constituent le coeur de la délinquance puisqu’ils représentent les deux tiers des actes de délinquance enregistrés par la police et, sur ce point, il y a une forte convergence entre les sources policières et les sources de victimation.

En d’autres termes, le principal risque dans notre société n’est pas de se faire agresser, il est de se faire voler. Plus précisément, il est de se faire forcer la serrure ou briser la vitre de sa voiture et de se faire voler un objet à l’intérieur de celle-ci.

Si l’on néglige ce constat primordial, c’est peut-être parce que l’on ne veut pas voir l’explication qu’il cache.

S’agissant des mineurs, les vols et cambriolages sont massivement orientés vers des biens particuliers : les biens de consommation. A la voiture et aux deux-roues, ce sont ajoutés le matériel hi-fi, les vêtements de sport et, désormais, les téléphones portables. Ce n’est pas un hasard si, aux dires de la Direction centrale de la police nationale, près de la moitié de ce que l’on appelle, dans les statistiques de la police, des vols avec violence est en réalité constituée par des vols à l’arraché de téléphones portables. Qu’est-ce en effet que le téléphone portable ? C’est, me semble-t-il, le dernier gadget de la société de consommation, celui que tous les adolescents veulent avoir.

Le schéma social général qui se cache derrière les vols commis par des mineurs est donc le suivant : des jeunes, le plus souvent issus de milieux pauvres, volent d’autres jeunes ou des commerces afin de jouir de biens qu’eux-mêmes, ou leurs parents, ne peuvent pas payer.

Ce schéma découle d’un mécanisme très simple, mais très fort, que le sociologue américain Merton a mis en évidence il y a une cinquantaine d’années et appelé le « mécanisme de frustration » : nous vivons dans une société de consommation qui crée, dans l’ensemble de la jeunesse, des aspirations à la jouissance des biens de consommation ; cette société ne cesse de s’enrichir globalement mais elle maintient en son sein de fortes inégalités sociales ; dès lors, il y aura toujours une partie des jeunes pauvres qui voleront pour posséder les mêmes biens que les autres.

Autrement dit, il s’agit d’une délinquance liée de façon structurelle au fonctionnement de notre société.

Deuxième tendance lourde : les atteintes aux personnes.

Ces atteintes recouvrent des situations très différentes, lesquelles connaissent des évolutions très diverses. Trois sous-distinctions, qui correspondent à trois constats, s’imposent en effet, car on risque sinon de parler dans le vide d’une violence en général qui me semble plus fantasmatique que réelle.

Premier constat, contrairement à l’impression que donnent tous les faits divers rapportés par les médias, les violences les plus graves n’augmentent pas dans la société française. L’ensemble constitué par les homicides, les tentatives d’homicide, les coups et blessures suivis de mort est exactement au même niveau qu’au début des années soixante-dix. C’est un fait. De plus, il ne semble pas qu’il y ait significativement plus de mineurs qu’autrefois parmi les auteurs de ces violences.

Le deuxième constat est de nature tout à fait différente. Il faut en effet mettre à part les violences sexuelles, car un problème majeur d’interprétation des statistiques se pose en la matière. Leur apparente augmentation continue dans les statistiques de la police est-elle le reflet d’une réalité ou tient-elle au fait que les victimes portent de plus en plus souvent plainte ? Les enquêtes de victimation ne sont, hélas, pas suffisamment anciennes pour nous permettre de trancher définitivement la question sur le plan scientifique, même si nous disposons de nombreux indices.

Depuis plus de vingt ans, la société française « met le paquet » pour dénoncer les violences faites aux femmes et aux enfants. La loi pénale s’est beaucoup durcie, des associations d’aide aux victimes se sont créées, des numéros d’appel gratuit ont été mis en place, des campagnes sont réalisées dans les écoles et dans les médias, l’accueil des victimes s’est amélioré dans les commissariats et les palais de justice... Bref, on ose aujourd’hui énoncer et dénoncer des violences autrefois dissimulées. La pédophilie donne un exemple saisissant de cette évolution dont il faut se féliciter. Il faut cependant savoir qu’elle joue dans le sens d’une aggravation continue des chiffres de la police puisque l’on part d’une situation de sous-estimation considérable de la réalité, que révèlent d’ailleurs les enquêtes de victimation.

J’en arrive au troisième constat et à la troisième sous-catégorie de violences interpersonnelles, qui ne sont donc ni des violences mortelles ni des violences sexuelles. Ces violences moins graves, que le croisement des différentes sources fait apparaître comme le seul type de violences en réelle augmentation dans la société française, ce sont - disons-le en langage ordinaire - les bagarres, des bagarres plus ou moins graves, à coups de poing ou de couteau, impliquant deux, trois, cinq, dix, vingt ou trente personnes.

Qui est concerné ? Alors que, selon les résultats des enquêtes sur le sentiment d’insécurité, les personnes âgées et les femmes sont globalement les plus insécures, les enquêtes faites auprès des victimes indiquent que les victimes de ces bagarres sont en premier lieu des jeunes hommes. Autrement dit, les jeunes garçons se battent entre eux dans la rue, dans les transports en commun, dans les cours de récréation, à la sortie desécoles... C’est le coeur du risque d’agression aujourd’hui et c’est le phénomène qui, incontestablement, s’est le plus amplifié au cours des dernières années.

Troisième tendance lourde et troisième élément du diagnostic : les violences contre les institutions.

Depuis la fin des années soixante-dix, et plus encore depuis la fin des années quatre-vingt, on assiste à une forte augmentation de ce que l’on peut appeler les violences contre les institutions pour désigner à la fois le vandalisme contre les biens publics et les différentes formes d’irrespect envers les personnes symbolisant les institutions publiques, c’est-à-dire, d’une part, essentiellement les policiers et parfois les pompiers, d’autre part, les enseignants.

Cette évolution peut d’abord s’expliquer par un mécanisme général sur lequel je reviendrai peut-être en conclusion : il faut mettre ces violences contre les institutions en parallèle, d’une part, avec l’évolution générale de la société française et notamment le recul d’une certaine forme de soumission à l’autorité, d’autre part, avec la considérable perte de prestige et de légitimité des institutions, elle-même liée à la visibilité des phénomènes de corruption des élites nationales et locales. Ces phénomènes renforcent en effet considérablement les sentiments d’abandon, d’injustice et de victimation collective des habitants et encouragent fortement non seulement la méfiance et l’évitement des institutions mais aussi le développement d’une culture anti-institutionnelle conduisant au dénigrement systématique des institutions.

L’évolution s’explique ensuite par un phénomène, local celui-là, qui découle beaucoup plus directement des interactions entre personnes. Les violences contre les institutions n’ont en effet pas du tout le même degré d’intensité selon les quartiers. Il est évident aux yeux d’un sociologue qu’elles sont plus fortes là où il y a des dysfonctionnements desdites institutions et de leurs représentants, notamment les policiers et les enseignants. Or il faut avoir le courage de reconnaître que, dans certains quartiers, la relation entre la police et l’ensemble des habitants -pas seulement les jeunes- est exécrable.

Dans ces quartiers, on constate fréquemment qu’une sorte de guérilla entre la police et les jeunes s’est installée. Les jeunes « caillassent » régulièrement les voitures de police, mais la police a elle-même des modes d’intervention qui sont à la fois discriminatoires et plus violents qu’ailleurs. On assiste ainsi à des processus réciproques d’engrenage et, si un événement plus grave qu’à l’accoutumée se produit, c’est dans ce type de contexte qu’une émeute peut se déclencher.

Il y a là des interactions et on ne saurait donc analyser le comportement des jeunes sans analyser aussi l’attitude des autres acteurs de la vie du quartier.

Le même raisonnement vaut pour la violence à l’école. Les enquêtes sur ce thème révèlent que, à publics et à environnements urbains équivalents, tous les établissements ne connaissent pas les mêmes niveaux de violence et que, au sein d’un même établissement, tous les enseignants n’y sont pas confrontés au même degré. Autrement dit, nous sommes face à des interactions entre plusieurs acteurs et il faut s’interroger sur le comportement de tous les acteurs et non pas d’un seul, à savoir les jeunes.

Quatrième tendance lourde : le développement des « bizness » et des trafics dans les quartiers populaires.

Avant de développer ce point, je veux souligner deux faits. D’abord, le débat public s’intéresse beaucoup aux délinquances des milieux populaires mais guère à la criminalité d’affaires, qui semble pourtant, elle aussi, se porter assez bien. Ensuite, l’action policière vise beaucoup plus les trafics qui ont pour cadre les quartiers populaires que ceux, non moins réels, qui ont lieu dans les quartiers des classes moyennes, voire des classes supérieures.

Les drogues concernent en réalité aujourd’hui tous les milieux sociaux. Les enquêtes indiquent même que les jeunes en consomment davantage dans les milieux favorisés. Or, les données policières et judiciaires le démontrent, la répression de l’usage et du trafic de drogue touche pour l’essentiel les seuls milieux populaires. Ces inégalités de traitement déforment un peu la vision des choses...

De manière générale, si les délinquances juvéniles sont incontestablement plus intenses dans les quartiers populaires, elles n’en sont pas moins présentes dans les autres milieux sociaux, mais, pour diverses raisons, elles y sont moins repérées et moins réprimées.

Cela étant dit, j’en reviens aux quartiers populaires en rappelant tout d’abord que l’existence des petits trafics et du recel y est extrêmement ancienne : là où la pauvreté est grande, on a toujours pratiqué le « système d » et les divers modes de débrouillardise pour essayer de s’en sortir un peu mieux. La nouveauté, c’est le développement de la place prise par la drogue dans les économies illégales, en particulier depuis la seconde moitié des années quatre-vingt.

Il faut s’en inquiéter, mais il ne faut pas céder à la panique et raconter n’importe quoi.

Il faut s’en s’inquiéter parce que le trafic de drogue génère une circulation d’argent plus importante que les autres trafics, par exemple celui, classique, des pièces détachées de voiture. Il rapporte beaucoup et beaucoup plus vite, et est dès lors beaucoup plus tentant, mais davantage d’argent implique davantage de risques, donc des armes pour se protéger, donc des règlements de compte entre trafiquants plus souvent mortels. Cet argent permet par ailleurs aux trafiquants, le plus souvent des jeunes majeurs, d’utiliser des mineurs pour de petites opérations de surveillance, initiation précoce qui risque incontestablement de faciliter leur entraînement dans la délinquance.

Il ne faut cependant pas céder à la panique et raconter n’importe quoi. Déclarer, comme le font certains syndicalistes policiers et certains prétendus experts, que tous les quartiers populaires sont entrés dans un processus mafieux comme celui que je viens de décrire - processus qui, de surcroît, impliquerait toutes les générations au sein des familles - est une extrapolation parfaitement abusive.

Les recherches, peu nombreuses mais néanmoins sérieuses et impartiales, dont nous disposons laissent au contraire penser que la majorité des quartiers populaires ignore cette logique mafieuse mettant en scène des polydélinquants aguerris et manipulant des sommes colossales, s’alimentant à l’étranger et revendant n’importe quelle drogue au tout venant en cherchant constamment à accroître leur marché pour s’enrichir toujours plus.

Dans la majorité des quartiers, nous avons plutôt affaire à des réseaux de taille modeste, constitués de jeunes hommes non nécessairement polydélinquants, qui ne revendent que du cannabis et qui le revendent pour l’essentiel dans le cadre d’un groupe d’interconnaissances, sans chercher à sortir de leur quartier, fût-ce pour s’enrichir davantage.

Nous sommes donc face à des modes de débrouillardise qui ne sont pas analysables selon la logique mafieuse que j’ai décrite. Cela me semble important.

J’observe du reste, et ce sera ma conclusion sur ce point, que l’évolution de l’organisation de la police va elle-même dans ce sens. En effet, tout au long des années quatre-vingt-dix, on a tendu à fragiliser la police judiciaire au sens large, c’est-à-dire l’ensemble des brigades spécialisées qui mènent patiemment le travail de fond visant à démanteler les gros réseaux de trafiquants, au bénéfice d’un renforcement de la police ordinaire et d’unités d’intervention rapide, comme les BAC, dans les quartiers populaires. Faut-il se réjouir de cette évolution ? C’est une autre question, mais je suis très réservé en la matière...

Cinquième et dernière tendance lourde dans ce panorama : la place essentielle des « incivilités », notion qui soulève un problème de définition mais qui présente un grand intérêt pour décrire le quotidien des citoyens.

Cette notion soulève un problème de définition parce qu’elle recouvre aussi bien des infractions et des délits - par exemple, mettre le feu à une poubelle ou démolir une boîte aux lettres - que des atteintes à ce qu’on pourrait appeler le code de la politesse, comme le fait de parler mal, de regarder de travers, de cracher, d’uriner dans des lieux de vie commune, de faire du bruit de façon intempestive, de défier ou de provoquer verbalement autrui pour lui montrer qu’on est le plus fort. Tous ces actes se rejoignent en ce qu’ils constituent des ruptures de l’ordre dans la vie de tous les jours, selon l’expression de Sebastian Roché, et en ce qu’ils sont généralement le fait de mineurs, voire de jeunes mineurs, les fameux préadolescents.

J’ai la conviction que, dans la majorité des quartiers et en particulier dans les quartiers populaires, ce sont ces incivilités, et non les formes plus graves de délinquance, qui « empoisonnent » le plus la vie des citoyens aujourd’hui. Les incivilités constituent ainsi un élément très important dans l’analyse du sentiment d’insécurité en même temps qu’elles fournissent une des explications de l’impression de rajeunissement de la délinquance.

Mais comment analyser ces incivilités et le fait qu’elles se concentrent dans les quartiers les plus pauvres ?

Pour ma part, j’estime que les incivilités résultent d’au moins trois phénomènes.

Le premier est un phénomène démographique. Il ne faut pas oublier que les quartiers les plus pauvres sont aussi ceux où la population est la plus jeune. Il n’est pas rare que les mineurs constituent 40 % de la population totale dans les quartiers qui font l’objet de mesures de politique de la ville.

Deuxième phénomène, c’est dans ces quartiers que le discrédit des institutions est le plus fort et que les actes d’irrespect à leur encontre sont les plus nombreux. C’est aussi dans ces quartiers que les heurts avec la police sont les plus durs, ce qui a pour effet, comme je l’ai déjà suggéré, de socialiser de nombreux jeunes dans des pratiques de rapport de force.

Plus globalement, c’est dans ces quartiers que l’on assiste à des spirales ou à des processus d’engrenages négatifs qui concernent souvent l’ensemble des services publics et, en réalité, l’ensemble de la vie du quartier. Les phénomènes d’évitement ou de tentative de fuite du quartier sont, à mon avis, un bon indicateur de ces problèmes lorsqu’ils existent.

Troisième phénomène, c’est dans ces quartiers que se concentrent tous les facteurs qui fragilisent les familles et diminuent donc les capacités de contrôle parental. Le facteur n° 1 est bien entendu le chômage et la pauvreté, mais l’origine étrangère de nombre de familles est également un facteur fragilisant parce qu’elle signifie généralement un faible niveau culturel, à commencer par une faible maîtrise de la langue française et donc une faible capacité de suivi scolaire des enfants. On sait par ailleurs que l’engagement dans la délinquance est souvent lié au décrochage scolaire. Enfin, le fait que ces quartiers accueillent des populations venues -souvent depuis peu- des quatre coins du monde fragilise aussi le lien social, réduit les relations de voisinage, limite la dynamique associative.

C’est souvent dans le cumul de ces handicaps qu’il faut saisir la fragilité des quartiers.

En conclusion, je ferai deux remarques. La première vise à mettre en évidence cinq évolutions profondes ou processus majeurs de la société sous-tendant les phénomènes que j’ai pu évoquer ; la seconde porte sur la manière dont on peut répondre à ces phénomènes.

Le premier des cinq processus majeurs qui sous-tendent l’évolution de la délinquance juvénile pourrait être le processus de « ghettoïsation », mot un peu fort mais qui rend compte à la fois, sur le plan objectif, de l’enracinement de poches de pauvreté et, sur le plan subjectif, du sentiment des habitants, lesquels décrivent souvent eux-mêmes leur quartier comme un ghetto.

Deuxième processus : l’emprise croissante de la société de consommation et de ses valeurs. J’y ai insisté en commençant, je veux y insister en terminant. Il ne faut pas s’étonner de ce que l’appropriation des biens de consommation, par ailleurs définis comme constitutifs du bonheur moderne, soit un enjeu qui donne lieu à des phénomènes de délinquance et de violence dans les milieux où on se les procure moins facilement.

La troisième évolution très générale est celle de nos modes de vie, marqués à la fois par l’individualisme et par l’anonymat, avec une tendance à aller de lieux clos en lieux clos - c’est-à-dire de son domicile à son lieu de travail ou au centre commercial auquel on fait toutes ses courses - au milieu de sortes de no man’s land où l’on assiste à une réduction de la connaissance du voisinage.

Un quatrième mécanisme général peut être rattaché à l’écroulement des grandes espérances collectives, combiné à la perte de crédibilité déjà évoquée des institutions : les grandes espérances tombées, on ne voit plus du jeu politique que ses petits aspects.

Cinquième et dernière grande évolution pour ne citer que les principales, car la liste serait longue : la raréfaction, voire, parfois, la disparition de ce que j’appelle les modes de contrôles sociaux infra-institutionnels de la jeunesse. Je vise ici l’ensemble des adultes autres que les policiers, en position ou non d’agents publics, qui jouaient auparavant un rôle d’encadrement dans les quartiers populaires, autrement dit tous les acteurs qui pouvaient participer au contrôle de la jeunesse avant qu’il soit nécessaire d’aller chercher un policier, acteurs qui se raréfient, voire disparaissent.

Lorsque l’on fait à nouveau la comparaison avec l’époque des blousons noirs et de ce que l’on appelait les banlieues rouges, on s’aperçoit que l’une des principales différences réside peut-être précisément dans le fait que toute une série d’acteurs qui participaient au contrôle de la jeunesse et occupaient l’espace public au lieu de le laisser à celle-ci ont disparu.

Ces acteurs étaient liés à l’organisation même du monde ouvrier, qu’il s’agisse de son organisation en tant qu’univers de travail ou de son organisation politique et syndicale. On trouvait également des curés et un ensemble d’acteurs relevant de l’éducation spécialisée et de la prévention.

La principale réponse institutionnelle à la délinquance des blousons noirs dans les années soixante a en effet été la mise en place de l’éducation spécialisée et de la prévention, dans des proportions toutefois très limitées puisque, comme j’ai coutume de le rappeler à titre symbolique, le rapport entre les acteurs de la prévention et l’ensemble des policiers et gendarmes est aujourd’hui presque de un à cent, ce qui donne une idée de l’extrême pauvreté de la prévention en France !

Je conclurai donc en disant que, face à ces évolutions de fond de la société française, la grande erreur dans ledébat politique est de croire que quoi que ce soit pourra être résolu en utilisant simplement des recettes policières ou judiciaires. Celles-ci ne sauraient en effet changer fondamentalement les données du problème. Si l’on veut que dans nos sociétés futures, c’est-à-dire dans dix ou vingt ans, la jeunesse soit moins violente, on doit apporter des réponses de fond en termes scolaires, en termes d’emploi, en termes de capacité de régulation collective et locale, en termes de lutte contre les discriminations et en termes de crédibilité de l’action publique.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Je vous remercie, monsieur Mucchielli, de cet exposé très complet.

Vous avez dit que la délinquance actuelle des jeunes différait très peu de la délinquance des blousons noirs des années soixante. Comment expliquez-vous dès lors que la perception de la délinquance ait évolué et qu’elle soit aujourd’hui ressentie de façon beaucoup plus épidermique ?

M. Laurent Mucchielli - Si j’ai dit que les actes se ressemblaient en nature, j’ai aussi indiqué qu’ils ne me semblaient pas avoir le même niveau d’intensité. Il y a incontestablement eu un durcissement sur le plan quantitatif, mais, si les délinquances juvéniles sont plus fréquentes, elles n’en restent pas moins des phénomènes fort anciens dans la société française.

Par ailleurs, le regard des citoyens sur ces phénomènes a changé. Globalement, la société française est plus apeurée qu’elle ne l’était par le passé. Le sentiment d’insécurité générale dépasse d’ailleurs ces seuls phénomènes : il est lié à l’ensemble des modes de vie et des perceptions que notre société a de son avenir. Les enquêtes sur le sentiment d’insécurité font apparaître que celui-ci se manifeste plus fortement, et ce n’est pas un hasard, dans les quartiers populaires, chez les personnes âgées, les femmes, les personnes peu diplômées et les chômeurs, c’est-à-dire chez les personnes qui, en dehors de leur perception immédiate du risque d’être victime de la délinquance, se sentent déjà fragilisées dans notre société.

Il y a donc une double évolution : même si ses actes restent assez banals au regard de l’histoire, la jeunesse est incontestablement devenue plus turbulente alors que dans le même temps le monde adulte s’est fragilisé et est devenu plus inquiet.

M. le rapporteur - Selon vous, l’école réduit-elle les inégalités ou les entretient-elle au contraire ? Dans le dernier cas, quelles solutions préconiseriez-vous pour les résorber ou, tout au moins, pour les réduire ?

M. Laurent Mucchielli - Le paradoxe me semble être que l’école n’a pas réussi à suivre son mot d’ordre de démocratisation alors qu’elle scolarise aujourd’hui l’ensemble des enfants, ce qui n’était pas le cas il y a cinquante ans. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les enseignants sont confrontés à des phénomènes un peu plus durs que jadis. L’objectif de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat se traduisant par une dévalorisation relative du diplôme, les inégalités se sont en fait déplacées dans la chaîne.

Le point le plus saillant de l’action devrait être la prévention des troubles scolaires, qui est étrangement absente du débat. Une autre raison expliquant la prégnance des phénomènes d’irrespect et de violence à l’école, non plus entre élèves cette fois mais à l’égard des enseignants, est le maintien dans les classes d’élèves qui ne sont pas au niveau. Le fait que ces derniers ne peuvent pas suivre et, anticipant leur destin scolaire, se sentent marginalisés intellectuellement et socialement constitue évidemment une forte source de perturbation.

La prévention des troubles scolaires devrait donc être une grande priorité nationale. Elle ne l’est pas, alors même que l’on dispose de tous les outils tant pour le dépistage que pour la rééducation scolaire précoce. Je pense ici aux troubles de l’apprentissage de la lecture et du calcul, que l’on peut repérer dès le CP et le CE1. L’école n’y consacre pas suffisamment d’efforts.

Un autre problème, qui dépasse l’école pour être celui de la société française dans son ensemble, tient à la manière dont est souvent ressentie l’orientation scolaire, plus particulièrement l’orientation vers les filières techniques à la sortie du collège. Que de nombreux jeunes orientés vers ces filières techniques considèrent que cette orientation signifie la fin de leur vie sociale est un problème majeur, qui renvoie à la dévalorisation du travail ouvrier en France. En la matière, notre pays a peut-être des leçons à prendre sur les pays où la question du chômage des jeunes peu ou pas diplômés me paraît beaucoup mieux traitée, par exemple sur l’Allemagne, où le travail manuel a une meilleure image.

Ce problème, qui est aussi lié à notre histoire industrielle et, partant, à l’histoire de l’immigration puisque celle-ci est directement liée à l’histoire industrielle, a, même s’il la dépasse, des conséquences massives à l’école, en particulier dans les quartiers populaires.

M. le rapporteur - Le problème, qui ne concerne d’ailleurs pas que les délinquants, tient-il au fait que les jeunes sont orientés vers les filières dites manuelles ou au fait qu’ils y sont orientés tardivement ? Ces jeunes ne sont-ils pas maintenus trop longtemps dans un système qui ne leur est pas adapté, qui les rejettent et où ils ne se sentent pas à l’aise ?

M. Laurent Mucchielli - Je ne me sens pas assez compétent pour affirmer publiquement que l’orientation scolaire doit intervenir à tel moment ou à tel autre. Il vaudrait mieux s’adresser à un spécialiste de l’école, ce que je ne suis pas.

Le sociologue généraliste que je suis a néanmoins le sentiment que la question centrale n’est pas tant celle de l’âge précis auquel il faut orienter les jeunes que celle de la représentation symbolique que l’on donne de son avenir à la jeunesse. Déterminer ce que représente l’orientation en termes de projet, d’investissement, de symbolique du travail et d’image de soi importe beaucoup plus que l’âge auquel intervient l’orientation.

M. le rapporteur - Vous avez évoqué parmi les causes de la délinquance l’écroulement des grandes espérances collectives. Pensez-vous que les jeunes en situation d’échec sont réceptifs à ces grandes espérances collectives ? N’est-ce pas une vision un peu idéaliste des choses ?

M. Laurent Mucchielli - Comment pourraient-ils être réceptifs aux grandes espérances collectives puisque ces espérances n’existent plus ? C’était le sens de mon propos.

La jeunesse en général -celle des quartiers populaires en particulier- a toujours été révoltée. Pour reprendre la comparaison historique avec l’époque où ces grandes espérances existaient encore, il y avait alors un appareil militant, lié à ces grandes espérances, qui permettait de canaliser et de traduire politiquement cette révolte et offrait des outils pour l’exprimer dans l’attente d’un lendemain meilleur.

Aujourd’hui, lorsque l’on discute avec les jeunes de certains quartiers, on est frappé de constater que lorsqu’ils ont un sujet de révolte un peu précis, ils ne savent pas l’exprimer. La transmission entre générations d’une culture politique ne s’est pas faite et cette culture a disparu. On est face à une génération qui n’a aucune expérience de l’action revendicative et qui n’est pas encadrée par des adultes.

J’ai ainsi pu voir des jeunes ayant des revendications très précises à exprimer à un maire mais n’ayant aucuneidée des canaux habituels auxquels on pouvait penser il y a trente ans - manifestation, pétition, etc.- venir en masse devant la mairie, réclamer d’être reçus et, quelqu’un avec un agenda leur ayant répondu que ce n’était pas possible mais qu’ils pouvaient prendre rendez-vous, se mettre à jeter des pierres et casser la vitre du bâtiment public.

A l’évidence, il y a là un problème de mise en forme, de langage. Or, lorsque la révolte ne trouve pas de moyen de se mettre en mots, elle s’exprime « brute de décoffrage ».

M. le rapporteur - Vous êtes très critique sur les statistiques qui sont faites à partir des chiffres donnés par la police. Quels autres instruments de mesure proposez-vous ?

M. Laurent Mucchielli - Je propose de croiser systématiquement trois sources : les données de la police, les enquêtes auprès des victimes, les enquêtes auprès des populations, en particulier auprès des jeunes. Au-delà de l’aspect purement quantitatif, on obtient ainsi le croisement de trois points de vue, celui de la police, celui des victimes et celui des acteurs eux-mêmes. Par ailleurs, il faut tenter de comparer les données locales de terrain entre elles, mais c’est souvent difficile, car encore faut-il pour comparer disposer d’indicateurs comparables.

A tout le moins, il faut tenir compte de l’existence des trois types de données que j’ai cités et, plus globalement, des trois points de vue qu’ils révèlent. C’est seulement dans la confrontation des différentes subjectivités que l’on peut espérer tendre vers une certaine objectivité, pour reprendre une phrase célèbre de Merleau-Ponty.

M. le rapporteur - Quel jugement portez-vous sur le traitement judiciaire de la délinquance des mineurs et quelles propositions pourriez-vous faire ?

M. Laurent Mucchielli - C’est une généralité, mais je crois que l’erreur dans le débat sur le laxisme d’une justice qui remettrait immédiatement les délinquants dehors repose sur une confusion. En réalité, les statistiques le montrent, la justice condamne de plus en plus les mineurs, mais elle évite autant que possible de recourir à l’emprisonnement et prononce donc massivement des peines alternatives. Il y a là une nuance fondamentale avec ce qui est admis dans le débat public.

Les magistrats ont quelques bonnes raisons de procéder ainsi : ils connaissent pour en avoir la pratique quotidienne le taux de récidive à la sortie de prison et savent pertinemment qu’un jeune ressort de prison aussi mal, si ce n’est plus mal, qu’il y est entré. Ils ont à leur disposition toute une série de peines alternatives, qui vont des mesures de réparation à la victime jusqu’au placement en centre éducatif renforcé en passant par les travaux d’intérêt général.

Le développement des peines alternatives me paraît une bonne chose. Le renforcement des modes d’accueil en milieux semi-ouverts - ou plus ou moins fermés, mais ce n’est qu’une querelle de mots - encadrés par des éducateurs est éminemment préférable à l’emprisonnement. Mieux vaut être en petit nombre, encadrés par des éducateurs compétents, que lâchés en grand nombre, presque en meute, dans des prisons où le contrôle n’a d’autre objet que le maintien de l’ordre. Mon choix est évidemment très vite fait entre un gardiennage collectif et un véritable travail éducatif !

Au besoin, on peut déplacer les leaders et recourir au placement en milieu fermé dans les cas les plus graves.

Cependant, s’il faut que la justice dispose d’un éventail de mesures, il faut aussi et surtout qu’elle puisse prendre le temps nécessaire pour déterminer la peine la mieux adaptée.

A cet égard, plusieurs choses m’inquiètent aujourd’hui. Ainsi, le renforcement continu depuis vingt ans des effectifs de la police et les consignes données à celle-ci de traiter de plus en plus la petite délinquance ont pour conséquence d’amener vers la justice un flux d’affaires de petite délinquance. Les juges doivent se prononcer de plus en plus rapidement, dans l’urgence, et de manière de plus en plus mécanique -tel acte, telle peine-, sans avoir le temps d’étudier à fond et au cas par cas les dossiers, de prendre l’avis des psychologues et des éducateurs, d’examiner la personnalité.

Or l’examen de la personnalité est au coeur de la justice des mineurs telle qu’elle est encore -heureusement- conçue en France aujourd’hui.

M. le rapporteur - Vous venez d’évoquer les cas les plus graves. Où situez-vous la frontière entre incivilité, délinquance et criminalité ?

M. Laurent Mucchielli - J’ai dit tout à l’heure que l’expression « incivilités » recouvrait à la fois des délits et de simples impolitesses. La question des frontières est donc difficile à trancher.

Cependant, la problématique d’un magistrat de la jeunesse consiste précisément, me semble-t-il, à ne pas s’en tenir au fait en lui-même : il faut examiner non seulement son contexte de production mais aussi l’ensemble du parcours du jeune. La situation est toute différente selon que le jeune est encore scolarisé ou ne l’est plus, selon qu’il est en danger au regard de sa famille ou peut au contraire en recevoir des soutiens.

C’est donc non pas l’acte mais la personnalité de l’auteur et son contexte de vie qui doivent, en principe, constituer l’élément déterminant, et c’est un principe qu’il faudrait renforcer.

M. Bernard Plasait - Premièrement, faites-vous un lien direct ou étroit entre délinquance et chômage et entre délinquance et immigration ?

Deuxièmement, les attaques, dans ce que l’on appelle les zones de non-droit, contre les policiers ou, d’une manière générale, contre les représentants de la société ne sont-elles pas liées dans la plupart des cas avec le banditisme plus classique ? Ne s’agit-il pas en réalité de protéger un territoire d’économie parallèle pour des criminels qui utilisent des jeunes, lesquels deviennent ainsi de jeunes délinquants ?

Troisièmement, la violence contre les personnes, qui est la plus durement ressentie, n’est-elle pas pour l’essentiel le fait de « noyaux durs », c’est-à-dire de quelques meneurs qu’il nous est très difficile de repérer et d’appréhender ?

M. Laurent Mucchielli - Si vous le voulez bien, je distinguerai pour répondre à votre première question, qui est double, le lien entre délinquance et chômage du lien entre délinquance et immigration.

En ce qui concerne le lien entre délinquance et chômage, j’ai été très surpris, comme certains d’entre vous peut-être, des propos que l’on a récemment pu entendre. En réalité, il y a un lien entre délinquance et chômage, et ce lien est même très fort, mais, de même qu’il y a délinquance et délinquance, il y a chômage et chômage.

Le lien entre délinquance et chômage ne se mesure en effet pas au travers du taux de chômage global, que celui-ci soit de 8 %, de10 % ou de 15 %. Le bon indicateur, c’est, dans un quartier donné, le taux de chômage des jeunes de milieu ouvrier peu diplômés, c’est-à-dire au niveau du CAP, ou sans diplôme du tout. Ce taux de chômage est celui qui a le moins profité de la reprise économique alors même qu’il était déjà le plus fort. Il se situe encore ainsi, en moyenne, aux environs de 45 % !

Il faut bien prendre conscience de ce qu’un tel taux de chômage des jeunes pas ou peu diplômés implique : la situation de non-travail devient une norme numériquement aussi importante que la situation de travail. Lorsque l’on prend la mesure de ce fait, on comprend mieux le développement -on en perçoit aussi la légitimité- des économies parallèles.

Les politiques volontaristes d’embauche n’ont malheureusement pas prise sur ce résidu -ou sur ce « noyau dur » pour reprendre une de vos expressions- de chômage et de non-insertion. Le marché de l’emploi « fabrique » ainsi des jeunes qui, en quelque sorte, sont surnuméraires et pour lesquels il n’y a rien. C’est, me semble-t-il, le coeur du problème.

J’en viens au lien entre délinquance et immigration.

D’abord, tout un chacun peut constater que, dans les quartiers les plus pauvres qui font l’objet de la politique de la ville, les jeunes issus de l’immigration sont numériquement sur-représentés au sein de la petite proportion des jeunes qui participent à la délinquance.

Chacun peut faire ce constat. Le problème survient lorsque ce constat n’est pas rapporté à la population de ces quartiers, et c’est ce qui explique la dérive du discours que certains, et notamment de prétendus experts, tiennent. La population étrangère ou d’origine étrangère est en effet aussi majoritaire dans ces quartiers et, dans certains d’entre eux, elle représente jusqu’aux trois quarts de la population globale.

Dans ces conditions, si l’on raisonne en taux et non en chiffres bruts, si l’on tient compte aussi du taux de natalité et de l’importance de la part des jeunes de moins de quinze ans dans ces quartiers, on ne s’étonne pas de trouver une sur-représentation des jeunes issus de l’immigration au sein de la petite proportion des jeunes qui participent à la délinquance.

Cet effet démographique logique constitue un premier élément de réponse.

Ensuite, deuxième élément de réponse, les études locales menées dans diverses villes moyennes de France pour tenter de déterminer, en prenant par exemple pour indice les patronymes, s’il y avait ou non une sur-représentation des jeunes issus de l’immigration -les taux étant bien rapportés ici à la population globale des quartiers- ont montré que ce n’était pas le cas.

En revanche, les enquêtes, en particulier celle de mon collègue Hugues Lagrange, font apparaître une augmentation de la part de ces jeunes au sein de certains des quartiers qualifiés de très sensibles dans l’échelle policière de la violence.

Il s’agit donc d’un effet qui se mesure non pas dans tous les quartiers relevant de la politique de la ville mais uniquement dans certains quartiers très sensibles, qui, en général, sont parmi les plus pauvres, sont situés dans les banlieues des grandes agglomérations et sont le théâtre -souvent depuis la fin des années soixante-dix- de cette guérilla entre jeunes et policiers que j’évoquais tout à l’heure.

Autrement dit, dans les quartiers où se concentre la population étrangère et où existe depuis plus de vingt ans une logique d’affrontement entre jeunes et policiers, avec, de part et d’autre, une logique d’engrenage, le fait d’être étranger devient alors certainement -d’autant que c’est un facteur supplémentaire de fragilisation et de victimation, notamment au regard des pratiques policières- une cause plus fréquente d’entrée dans la délinquance et de violence plus intense, mais cet aspect me paraît absolument indissociable de l’histoire des quartiers et, en particulier, de l’histoire de leur relation à la police.

J’en viens aux zones de non-droit. Pour ma part, je conteste cette expression car je ne connais pas un seul endroit où la police n’entre pas. Il existe en revanche des quartiers dans lesquels la police a du mal à intervenir -ce qui n’est pas du tout la même chose- des quartiers dans lesquels elle se fait presque systématiquement « caillasser ». Je dirai même qu’ayant du mal à intervenir, elle y entre du coup de manière beaucoup plus violente, presque militarisée. C’est d’ailleurs là que la création des brigades anticriminalité a le plus d’impact.

Quelles sont les raisons de ces difficultés et de ces « caillassages » ? Je comprends très bien votre question parce qu’à en croire un certain nombre d’acteurs -notamment les syndicalistes policiers et de prétendus experts- si les policiers sont victimes d’un rejet de la part de la population -en particulier des jeunes- c’est du fait de délinquants organisés, simplement soucieux de tenir la police à distance de leur trafic.

Si cette logique du processus mafieux existe en effet dans un petit nombre de cas, elle n’explique pas fondamentalement les réflexes de rejet à l’encontre des policiers. Les causes, il faut les rechercher plus globalement dans un problème d’image lié aux modes d’intervention ordinaire de la police.

Comprenez-moi bien : loin de moi l’idée d’incriminer particulièrement les policiers. Mais, à force de subir la violence au quotidien, on finit de part et d’autre par entrer dans un système et à s’accoutumer à une catégorie d’affrontements entre jeunes hommes.

Cette situation est également liée aux types d’effectifs policiers. Les problèmes sont plus aigus dans les quartiers où exercent en majorité des jeunes policiers sans expérience, fraîchement débarqués de leur province, que dans les lieux d’affectation de policiers aguerris.

Vous m’avez demandé -c’était votre quatrième question- si cette violence contre les personnes est le fait de meneurs et de noyaux durs. Je suis tenté de répondre à la fois oui et non.

Des éléments d’enquête montrent incontestablement qu’un petit nombre de personnes sont responsables d’un grand nombre de faits, ce qui accrédite cette théorie du noyau dur. Cependant, un certain nombre de processus liés à des phénomènes de bandes se développent également.

En outre, on voit s’affirmer chez les jeunes de manière plus sensible dans les quartiers populaires, dans les transports en commun, dans les cours d’écoles, ce que d’aucuns ont pu appeler « la culture de l’odeur », ce mode d’opposition physique, frontal. Je pense donc que si un petit nombre de polydélinquants sont certainement responsables d’un certain nombre d’agressions, on ne peut pas pour autant analyser toute la réalité à travers cette seule explication.

Mme Nicole Borvo - Je pense comme vous qu’il y a un énorme problème en ce qui concerne la prévention au sens large.

On a parlé tout à l’heure d’orientation à l’école. Je constate que la plupart des jeunes en question, bien qu’étantd’âge scolaire, étaient déjà en situation d’absentéisme scolaire depuis un certain temps. Il est donc bien difficile à l’institution scolaire de jouer son rôle de contrôle.

Selon vous, la prévention telle qu’elle résulte de l’ordonnance de 1945 et des textes actuellement en vigueur est-elle adaptée aux formes collectives de délinquance ? N’y aurait-il pas lieu de repenser le système à l’égard des primodélinquants ? Pensez-vous que le dispositif existant -sous réserve d’être adapté- correspond aux formes actuelles d’incivilité et de délinquance ?

M. Laurent Mucchielli - D’abord, l’ensemble des moyens de prévention souffre aujourd’hui d’une grande faiblesse, pour ne pas dire de misère. Lorsque j’entends dire si souvent au cours des débats politiques : « la prévention, on la pratique depuis trente ans et elle ne marche pas », je suis hors de moi ! Ce discours est révoltant quand on sait le nombre des personnes qui se consacrent à la prévention dans les quartiers.

En outre, il serait bon de prendre en compte un certain nombre d’avancées dans la recherche qui ont mis en évidence l’existence de deux types de parcours délinquants.

Le premier type de parcours délinquant, qui se manifeste très tôt et peut bien souvent être repéré dès la maternelle, voire la crèche, correspond à de lourds problèmes familiaux. Ces cas classiques, bien connus des services sociaux, sont globalement liés aux poches de pauvreté et se traduisent chez les enfants par des comportements d’agressivité ou de repli sur soi. Il y aurait donc des dépistages précoces à faire.

Le deuxième type de parcours délinquant est observé lors de la pré-adolescence, vers dix-douze ans, comme le montrent des enquêtes menées voilà une cinquantaine d’années aux Etats-Unis. Dans ce cas, les phénomènes de groupes l’emportent sur la famille puisque c’est beaucoup plus la socialisation entre pairs qui est en cause.

La prévention est-elle adaptée ? Les comportements juvéniles ayant selon moi évolué plus en intensité qu’en nature, c’est par rapport à l’intensité qu’il faut repenser la prévention.

N’oublions pas non plus que la société n’est plus la même et que les modes de contrôle infra-institutionnels de la jeunesse - c’est-à-dire avant l’intervention des policiers - se sont raréfiés, voire ont disparu. Je citerai un exemple concret pour illustrer mon propos. La « démission » des familles, si souvent évoquée, exprime non pas un désintérêt à l’égard de l’enfant mais un réflexe d’évitement de l’institution scolaire, et ce pour toute une série de raisons.

Il faut donc adapter les outils de prévention classiques qui existent mais dont les familles ne connaissent parfois pas même l’existence. Permettez-moi une image : dans ce type de situation, plutôt que de stigmatiser les familles, il appartiendrait à l’institution de trouver les moyens d’aller vers elles. Il faudrait que le fonctionnaire laisse momentanément son bureau et son formulaire tout prêt pour aller rencontrer les gens qui ont besoin de lui et qui n’osent pas venir.

En France, on ne manque ni de dispositifs, ni de budgets, ni de services sociaux. Encore faut-il les faire parvenir aux familles en difficulté. Or le débat politique interprète ce vide en se retournant contre les familles et en les accusant. Tout l’enjeu serait selon moi de passer de cette attitude moralisatrice à une action d’accompagnement.

M. le président - Nous vous remercions.


Source : Sénat français