Les premiers jours de l’année 1996 ont été marqués par un coup de théâtre : la reddition sans combattre du roi de l’opium, Khun Sa, qui a mis du même coup un terme brutal aux vélléités de révolte armée de l’ethnie shan contre la dictature militaire. Ce changement de cap a été négocié au plus haut niveau du gouvernement militaire et avec son tuteur, l’ancien dictateur Ne Win, en échange de la possiblité pour Khun Sa d’investir l’argent de la drogue dans le développement de l’économie birmane. En ce sens, il ne fait qu’imiter, avec une dizaine d’années de retard, son grand rival, Lo Hsing Han. Les accords impliquaient également la reprise, par l’armée birmane, d’une partie des fabriques d’héroïne de l’ancien seigneur de la guerre. Ces accords ne sont pas du goût de tous. Un certain nombre de ses lieutenants refusent de désarmer, sans que l’on puisse prévoir, à la fin de l’année 1996, quel visage aura la recomposition des forces nationalistes shan. Surtout, on a assisté à un durcissement sensible de la part des Etats-Unis qui mettent en avant l’implication du régime birman, le Conseil de restauration de la loi et de l’ordre (State Law and Order Restoration Council - SLORC) dans le trafic de drogues. Cela n’a pas eu encore d’implication sur la présence en Birmanie de la compagnie pétrolière Unocal, associée à la française Total, bien que la présence de ces dernières serve d’alibi pour des opérations de blanchiment de la part de leur associé birman, la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE).

Les signes avant-coureurs d’une reconversion

L’entrée, sans coup férir, de l’armée birmane dans Ho Mong, quartier général de la Mong Tai Army (MTA) de Khun Sa, à l’aube du 1er janvier 1996, a constitué une surprise de taille pour tous les spécialistes de la situation birmane, et même pour certains cadres de l’organisation du "roi de l’opium". La "trahison" dénoncée par certains des lieutenants les plus nationalistes de Khun Sa, est le résultat d’un processus de plusieurs mois durant lesquels ses ambitions démesurées et son orgueil ont été mis à mal par une série d’événements. Le lâchage, à la suite de pressions des Etats-Unis, d’une partie de ses appuis thaïlandais matérialisé par un quasi-blocus de la frontière thaïlandaise le long de l’Etat shan, lui a fait prendre conscience qu’il ne pourrait jamais jouer un rôle politique important dans son pays en tant que leader d’une minorité ethnique. La mutinerie déclenchée, en juin 1995, par Kan Yot, qui provoqua la dissidence de quelques milliers d’hommes a été le signe annonciateur d’un processus de désintégration de la Mong Tai Army qui n’a fait que s’accélérer par la suite. La MTA a souffert ainsi d’une véritable hémorragie, perdant en trois mois près de 6 000 hommes. En outre, 200 à 300 soldats, bien armés, se sont rendus aux Wa de l’United Wa State Army (UWSA) en abandonnant leur position dans la vallée de Mong Yawn, lorsqu’ils ont été attaqués par ces derniers. En effet, poussée par le gouvernement militaire birman, l’UWSA avait rassemblé quelques 7 000 hommes venus du quartier général de Panghsang en renfort de ses 9 000 soldats qui s’étaient déjà lancés à l’assaut du massif de Doi Larng, de la vallée de Mong Yawn et du massif de Doi Mak On. Khun Sa pouvait alors légitimement craindre que l’offensive wa, d’une ampleur sans précédent, ne balaye ses unités. Face à une situation qu’il ne maîtrisait plus, Khun Sa a commencé par rendre publics ses états d’âme tout en abandonnant formellement la direction de son organisation politique, le Shan State National Council, et de la MTA, en novembre 1995. Cela lui a donné le temps d’achever des négociations secrètes amorcées avec les militaires birmans. Ce même mois de novembre, Khun Sa envoie deux de ses fidèles à Taunggyi, pour prendre contact avec le général Tin Htut, patron de la région militaire de l’Est, l’Eastern Command, basée à Taunggyi, en vue de l’envoi d’une délégation à Rangoon, conduite par l’oncle et confident de Khun Sa, Khun Seng. A Rangoon, la délégation a eu pour interlocuteur privilégié le général Maung Aye, commandant en chef de l’armée et vice-président du SLORC.

Les enjeux économiques des négociations

L’accord a été conclu au plus haut niveau du gouvernement militaire et approuvé par le général Ne Win, l’ancien dictateur. Bien que ce dernier ait quitté volontairement le pouvoir en 1988, à 77 ans, et qu’on le dise gravement malade, son influence occulte reste extrêmement importante et les décisions du SLORC sont systématiquement soumises à son approbation. Si le général Maung Aye, vice-président du SLORC, a été le premier à mener les négociations, ce serait le général Than Shwé, président du SLORC et supérieur hiérarchique direct du premier, qui aurait finalement imposé les conditions du marché, plaçant ainsi Khun Sa sous sa coupe (avec tous les bénéfices que cela implique). L’accord prévoit non seulement que Khun Sa ne sera pas extradé vers les Etats-Unis, qui avaient même mis sa tête à prix à hauteur de deux millions de dollars, mais que l’armée birmane assurera sa protection. Il conserve la liberté de se déplacer sur toute l’étendue du territoire national. En échange, Khun Sa investit en Birmanie et devient en quelque sorte un banquier du SLORC, mettant en particulier ses réseaux de blanchiment - qui présentent l’incontestable avantage de fonctionner totalement à l’étranger : Thaïlande, Singapour et Hong Kong - au service des militaires. L’argent lavé devra être ensuite réinvesti dans le développement économique de la Birmanie. De surcroît, la reddition des 18 000 hommes de la MTA permet au SLORC de faire disparaître la menace de la plus puissante des armées rebelles et de redorer son blason aux yeux de l’opinion internationale. D’autant plus que le sud de l’Etat shan où opérait l’armée de Khun Sa est au coeur de vastes enjeux économiques, comportant en particulier des projets de construction de barrages hydroélectriques sur le fleuve Salween. Les Chinois, qui font d’importants efforts pour pénétrer dans cette région, sont particulièrement intéressés par ses ressources énergétiques. Or, depuis la fin des années 1980, Khun Sa a entretenu avec eux des contacts très discrets. Lorsqu’il a proclamé unilatéralement l’indépendance de l’Etat shan, en décembre 1993, il avait pris soin d’en informer préalablement l’ambassade de Chine populaire à Bangkok.

Khun Sa passe la main... au SLORC

Une autre question concerne le sort des raffineries d’héroïne dans les régions contrôlées par Khun Sa, les militaires n’y ayant officiellement découvert que deux installations "désaffectées". En fait, dès la mi-décembre, Khun Sa avait donné l’ordre de démanteler la douzaine de fabriques réparties le long de la frontière thaïlandaise. Celle de Mae Aw, par exemple, a été déménagée le 24 décembre. Une caravane de 60 mules lourdement chargées est partie en direction du bac de Ta-Hsopeng, sur le fleuve Salween. Alors que l’armée interdit en principe son franchissement, la caravane l’a traversé pour installer les raffineries à l’ouest, en territoire contrôlé par les militaires birmans.

Depuis, la population de Mae Aw s’est réduite des deux tiers. Les paysans appartenant aux ethnies shan et pao sont restés sur place, mais tous les Chinois impliqués dans le commerce de l’opium et de l’héroïne sont partis, quelques uns en Thaïlande, mais la plupart dans la région où fonctionnent les raffineries récemment délocalisées. Différentes sources estiment que les profits qu’elles génèrent seront partagés entre Khun Sa et le SLORC. Il est donc vraisemblable que l’on a assisté à une simple passation de pouvoir et que les réseaux de Khun Sa, en échange de juteuses royalties, vont désormais fonctionner sous le contrôle exclusif des militaires birmans. Cela leur permettra en particulier d’entretenir quelques milliers d’homme de la MTA qui seront retenus dans les milices gouvernementales et qui pourront continuer à assurer sur place la sécurité de Khun Sa. Reste à savoir quelle va être la réaction de la communauté internationale, en particulier des Etats-Unis, à ces accords.

Jusqu’ici, Khun Sa servait d’utile bouc-émissaire pour éviter de mettre en cause le SLORC. Les Wa qui, avec l’accord de Rangoon, contrôlent pourtant la plus importante zone de production, étaient épargnés par les critiques américaines, sous le prétexte qu’ils menaient dans le Loi Lem, sur la frontière thaïlandaise, le combat contre Khun Sa pour le compte de la junte birmane. L’administration américaine, par la voix de Winston Lord, secrétaire d’Etat adjoint pour l’Asie orientale et le Pacifique, a renouvelé la demande américaine d’extradition de Khun Sa, qualifiant la passation d’un accord entre celui-ci et le SLORC de "grave échec pour la lutte contre la drogue dans tous nos pays". Les Etats-Unis oublieront-ils rapidement Khun Sa... pour mieux montrer du doigt l’United Wa State Army (UWSA), qui risque désormais de jouer le rôle d’"ennemi public n°1" ? Jusqu’à ce que le SLORC l’oblige, à son tour, à lui céder de nouvelles parts de marché.

La restructuration des forces issues de la MTA

En privé, les diplomates de l’ambassade des Etats-Unis ne cachent pas que, de toute façon, la mise hors circuit du seul Khun Sa n’aurait aucune incidence notable sur la production et le trafic dans la région. On sait que les réseaux asiatiques avec lesquels il travaille, en particulier chinois, sont totalement décentralisés sur la base de plusieurs circuits parallèles fonctionnant simultanément. Par exemple, l’opération Tiger Trap, menée avec succès en 1994 en Thaïlande, qui a permis l’arrestation d’une dizaine de très gros financiers commanditaires de Khun Sa, a simplement obligé les réseaux à se redéployer. Outre le fait qu’une partie des productions sont passées du contrôle de Khun Sa à celui de l’armée, d’autres éléments incitent au scepticisme. D’abord, les Shan qui se sont opposés à Khun Sa dès 1995 et le contingent important de ceux qui n’ont pas accepté de se rendre en janvier, tentent de constituer un front uni.

Le chiffre donné par les militaires birmans de 13 000 ralliés sur les quelques 20 000 hommes que comptait la MTA, est en effet unanimement considéré comme très exagéré. Kan Jot, à l’initiative de la révolte de juin 1995, dispose d’au moins 3 000 hommes, composés pour les deux tiers d’ex-soldats de la MTA et d’un tiers venu de la Shan State Army, groupe nationaliste établi au nord de l’Etat shan qui avait signé un cessez-le-feu avec le SLORC en 1989. A leur tête, il a reformé une Shan State National Army (SSNA) qui opère au centre de l’Etat shan, dans la région de Tang Yang/Mong Hsu. Le 23 février 1996, une rencontre a eu lieu entre les leaders de la SSNA et d’autres chefs shan de la MTA qui ne se sont pas rendus et disposent de 4 000 à 5 000 hommes, répartis en au moins trois groupes indépendants entre Mong Nai et le sud-est de Kengtoung. De surcroît, plusieurs milliers d’hommes de la MTA, qui tenaient le secteur de Mong Tum dans la région de Tachilek, ont préféré se disperser plutôt que rendre leurs armes aux Birmans. Ces hommes, qui se sont réfugiés dans des villages birmans et thaïlandais, après avoir dissimulé leurs armes, constituent autant de recrues potentielles pour la rébellion shan. En juillet 1996, la SSNA révélait l’organigramme de sa direction politique. Sao Say Nong en assure la présidence, épaulé par deux vice-présidents, Sao Kai Pha et Sao Perng Pha. Kan Jot en est le secrétaire général, tandis qu’un autre officier issu de la MTA, qui refusa la reddition de janvier, Yord Serk, a été nommé chef militaire des troupes shan. La SSNA a établi son quartier général dans la région de Hsipaw, près de la frontière chinoise. Elle constitue une force avec laquelle le SLORC doit néanmoins compter. En revanche, Sai Kham, "le fils adoptif de Khun Sa", qui est passé au Laos avec 800 hommes et prétend vouloir, lui aussi, animer un front de résistance shan, est considéré avec suspicion par les autres nationalistes. Sa revendication est, selon eux, un simple paravent justifiant sa présence armée sur le Mékong. Son rôle serait en réalité d’assurer la protection des raffineries de Khun Sa installées au nord du Laos et des filières qui acheminent la drogue à travers le Laos et la Thaïlande. Afin de ne pas se retrouver confrontés, comme la MTA, à l’armée birmane et aux troupes de l’UWSA, les leaders shan de la SSNA ont pris contact avec les dirigeants wa dès février 1996. Ils ont depuis multiplié les délégations à leur QG de Panghsang, afin de proposer un pacte de non-agression. Les Wa ne décolèrent pas face à la "duplicité" des Birmans qui les ont floués. Les dirigeants du SLORC, Than Shwé et Khin Nyunt, avaient en effet convoqué en août 1995 à Rangoon, le chef d’état major de l’UWSA, Pao Yo Chang, pour lui demander de lancer une offensive d’envergure contre Khun Sa dans le massif du Doi Larng. En échange, l’UWSA devait hériter des zones contrôlées par la MTA. Avec la reddition anticipée du "Roi de l’opium", c’est l’armée birmane qui a récupéré une partie de ces territoires, convoités en particulier pour leur importance stratégique.

Bien que l’armée birmane campe désormais sur la frontière thaïlandaise, les Etats-Unis qui n’ont aucune confiance dans le gouvernement de Rangoon, ont demandé à celui de Bangkok de ne pas lever le dispositif de verrouillage mis en place le long de l’Etat shan. Il ne reste plus au SLORC, pour faire oublier sa collusion avec Khun Sa dans le trafic de drogues, qu’à désigner à la vindicte américaine et en particulier à celle de la DEA, un nouveau "Roi de l’opium". Un nom commence à circuler : celui de Say Lin, patron de l’ex-Burma National Democratic Army (BNDA), récemment rebaptisée Eastern Shan State Army, un groupe qui contrôle les territoires de l’est de l’Etat shan, aux confins de la Chine et du Laos.

Les deux barons du régime militaire

Les projecteurs de l’actualité internationale, braqués il y a quelques mois encore sur Khun Sa, se sont déplacés sur d’autres enjeux, en particulier l’adhésion de la Birmanie à l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ANSEA). Il en profite pour construire dans l’ombre un conglomérat commercial et financier grâce aux contrats et concessions négociés avec les chefs de la dictature militaire. Les chantiers de construction de route qu’il a obtenus vont en particulier favoriser ses activités dans l’Etat shan tandis que les concessions de lignes de bus sur trois axes principaux qui desservent les routes Rangoon-Mandalay, Rangoon-Loikaw et Mandalay-Lashio lui servent de logistique légale. Leur terminus, Lashio dans le nord de l’Etat shan, et Loikaw à l’extrême sud de ce territoire, sont les points d’accès à deux secteurs où Khun Sa a conservé une partie de son organisation et de son influence. Son ancien quartier général, Ho Mong, vient d’être rattaché par les militaires au district de Loikaw. Les raffineries qui opéraient dans l’ancien secteur contrôlé par la MTA, ont été repliées à l’ouest de la Salween, non loin de Loikaw. Enfin, Khun Sa est originaire de la région de Loi Maw-Tang Yan, proche de Lashio, où il a toujours conservé une large influence. Il a par ailleurs conservé son très vaste réseau de "relations commerciales" qui continue d’opérer au Yunnan chinois, au Laos et en Thaïlande. Son ralliement au gouvernement birman n’a pas pour autant rompu les liens privilégiés qu’il entretient avec nombre d’officiels des trois pays. Khun Sa a toujours été un habile homme d’affaires, dépourvu de scrupules et qui conservera ses méthodes brutales pour éliminer adversaires et concurrents. Ne faisant confiance à personne au-delà d’un noyau très réduit de fidèles, et surtout pas à ses protecteurs militaires du SLORC, il va s’efforcer de manoeuvrer à l’intérieur de l’espace laissé libre par ses rivaux en évitant tout affrontement direct. C’est cette prudence qui lui fait conserver une "base d’opération" dans le nord Laos, destinée d’une part à assurer ses arrières par rapport aux généraux birmans, d’autre part à devenir l’axe principal de son redéploiement dans le trafic de drogues.

Par ailleurs, Khun Sa va pouvoir effectuer directement le blanchiment de l’argent de la drogue grâce à la construction d’un casino à Tachilek, la ville birmane située face à la ville thaïlandaise de Mae Sai. Il doit investir 20 millions de dollars dans la construction de ce complexe. Mais, sans attendre la fin des travaux commencés au mois d’août 1996, une bâtisse provisoire, au toit de chaume, accueillait déjà les premiers joueurs. Quant au SLORC, il vient de créer deux nouvelles régions militaires pour protéger ses intérêts économiques. Tandis que l’une couvre la division du Tenasserim, où passera le futur gazoduc du consortium franco-américain Total/Unocal, l’autre, basée à Kengtoung, à l’est de la Salween, surveille les nouvelles routes de la drogue transitant par le Laos dans une région où Khun Sa est en compétition avec ses adversaires wa de l’UWSA. Khun Sa, après avoir renoncé à ses ambitions politico-nationalistes de leader shan, peut se consacrer désormais pleinement à sa carrière d’affairiste mafieux. Si elle n’est pas entravée par de sérieux problèmes de santé, il peut devenir un des personnages birmans les plus riches et les plus puissants après les dirigeants du SLORC. Seul Lo Hsing Han, son vieux rival, peut prétendre faire jeu égal avec lui.

La carrière de ce dernier offre d’ailleurs d’étonnants parallèle avec celle de Khun Sa. D’abord chef de milice locale anti-communiste (KKY) dans le Kokang comme ce dernier, puis leader d’une bande d’insurgés, il était au début des années 1970 le plus important trafiquant de drogues en Birmanie. Capturé par la police thaïlandaise et livré aux autorités birmanes, il fut condamné à mort, puis amnistié et libéré au début des années 1980. Reconverti dans le business, comme Khun Sa, il avait été autorisé à exploiter une compagnie privée d’autobus entre Taunggyi et Lashio. Il a servi d’intermédiaire, à la fin de la décennie, au chef des services secrets de l’armée, Khin Nyunt, pour négocier les accords de cessez-le-feu avec les groupes du Kokang issus de l’éclatement du Parti communiste de Birmanie (PCB). Environ les 2/3 des raffineries d’héroïne situées dans la région de Mong Ko, dans le Kokang, près des villages de Kang Ming Ka et Nam Jon Bum, sont repassés sous son contrôle. On le dit associé dans de nombreuses affaires, à Khin Nyunt, l’homme fort du régime, tandis que Khun Sa est, quant à lui, lié au général Than Shwé, président du SLORC. Ainsi, la dictature birmane abrite sous son aile deux des plus grands trafiquants de drogues du Triangle d’or.

Le pipe-line de l’argent sale birman

Robert Gelbard, le Secrétaire d’Etat-assistant pour les affaires internationales de stupéfiants et de criminalité de l’administration Clinton, s’appuyant sur le rapport annuel (juillet 1996) de l’ambassade américaine à Rangoon, a accusé la dictature militaire birmane de blanchir ouvertement l’argent des opiacés dans des banques contrôlées par les militaires. Selon ce rapport, cette activité porte sur quelque 900 millions de dollars, soit l’équivalent du montant des exportations légales de la Birmanie. Cette prise de position, relayée par le président Clinton et le "Tsar antidrogues", Barry McCaffrey, lors de leurs visites en Thaïlande en novembre 1996, marque un tournant et la défaite du lobby qui, depuis des années, à l’intérieur de l’administration américaine, empêchait la dénonciation officielle de l’implication directe du SLORC dans le trafic de drogues. Elle laisse, en outre, planer la menace d’une suspension de toute collaboration économique des Etats-Unis avec le gouvernement birman. Mais ces sanctions pourraient, par ricochet, toucher des entreprises de pays tiers, car les trafiquants birmans sont non seulement liés aux secteurs économiques nationaux, mais également associés à des investisseurs étrangers. Robert Gelbard a cité Stephen Law, fils de Lo Hsing Han. Ce dernier est un des quatre plus grands barons de la drogue en Birmanie. La société de Law, Asia World, est un conglomérat aux activités multiples. Par exemple, Asia World est directement liée au milliardaire malaysien Robert Kuok, qui dirige la société Shangri La International qui vient d’investir dans un nouvel hôtel de luxe de Rangoon, le Trader Hotel. Sa filiale, Kokang Export/Import a un contrat de distribution avec l’exportateur de vin américain Wente Vineyards, que ce dernier a dénoncé. La famille Lo possède en outre des parts dans une société d’investissement, le Myanmar Fund, où on retrouvait le gouvernement de Singapour via la société d’investissement Government of Singapore Investment Corporation (GIC), la Société de banques suisses (SBS) et la multinationale française L’Air liquide. Le Myanmar Fund est enregistré à la bourse de Dublin et il est géré par un sino-birman, Halpin Ho, via la société Kerry Security, basée à Hong Kong. Halpin Ho possède d’énormes intérêts en Thaïlande, dans l’immobilier et les pierres précieuses. Fin octobre 1996, à la suite d’une émission d’une chaîne de télévision australienne dénonçant les liens financiers entre GIC et le baron de la drogue Lo Hsing Han, le GIC retirait sa participation, tandis que son représentant au sein du Myanmar Fund, Taw Cheng Kong, était inculpé pour corruption. Mais en fait, les 21,5 % de participation enregistrés sous le nom du GIC ont seulement été déplacés sur une autre compagnie prête-nom enregistrée à Jersey

D’autre part, des enquêtes récentes de la revue américaine The Nation et de la Far Eastern Economic Review de Hong Kong mettent directement en cause la compagnie birmane MOGE, comme étant une des principales institutions financières servant au blanchiment de l’argent de la drogue pour le compte du régime birman. Or MOGE est l’associé de la société américaine Unocal, de la française Total et de la thaïlandaise PTT, dans l’exploitation du gisement de gaz de Yadana. Selon ces mêmes sources, MOGE aurait transféré plusieurs centaines de millions de dollars sur des comptes singapouriens, alors que, dans le même temps, cette société n’a pas les moyens de financer les 15 % de la participation qu’elle possède dans le gazoduc. Les sociétés Total et Unocal, comme le reconnaissent en privé des responsables de l’ambassade américaine à Bangkok, servent donc d’alibi au blanchiment de l’argent de la drogue.

Le gouvernement français se trouve ainsi dans une situation ambiguë du fait des activités de Total, d’autant que l’ambassadeur de France à Rangoon ne manque pas une occasion de défendre publiquement les intérêts de la compagnie française. De plus, l’obtention du contrat Yanada par Total en 1992 a été liée par le SLORC à la livraison de 24 hélicoptères d’origine "soviétique", rénovés en Pologne, grâce à l’entremise d’une nébuleuse de sociétés animée par la française Brenco. L’opération avait selon toute vraisemblance été financée par l’argent de l’héroïne. La France, en s’opposant aux sanctions économiques à l’égard du SLORC, s’attire également les reproches de ses partenaires européens lors des réunions du Conseil des ministres européens.