Un principe moral qui ne devrait pas être remis en cause est celui de l’universalité : il faut appliquer à soi-même les principes moraux mais, en général, les États ont le pouvoir d’agir en toute impunité, et ils refusent les principes moraux car c’est eux qui définissent les règles. Nous avons vu une nouvelle illustration de ce principe avec la nomination de John Negroponte à Bagdad.
Il va diriger la plus grande mission diplomatique du monde avec pour intention de remettre la souveraineté aux Irakiens dans le but d’instaurer la démocratie au Moyen-Orient et dans le monde. Du moins c’est ce qui nous a été dit avec solennité. Personne cependant ne peut négliger un précédent horrible : Negroponte a appris son métier d’ambassadeur des Etats-Unis dans les années 80 au Honduras. Au Honduras, Negroponte était connu comme « el proconsul », titre donné aux puissants gouverneurs de l’époque coloniale. Là-bas il était à la tête de la deuxième plus grande ambassade d’Amérique latine. C’était là que se trouvait le plus important siège au monde de la CIA à l’époque. Là bas, il a organisé l’aide états-unienne au terrorisme d’État organisé dans le cadre de la guerre occulte que Ronald Reagan a mené en Amérique centrale suite à la prise de pouvoir des sandinistes au Nicaragua. La crainte de Washington était que puisse naître dans ce pays d’Amérique Centrale un deuxième Cuba. Au Honduras, la tâche du proconsul Negroponte était de s’occuper des bases dans lesquelles une armée de mercenaires terroristes, les contras, était entraînée, équipée et envoyée combattre les sandinistes. En 1984, le Nicaragua répondit de façon correcte, comme un état respectueux de la loi : il porta l’affaire contre les Etats-Unis devant la Cour internationale de justice de La Haye. La cour ordonna aux Etats-Unis d’en finir avec « l’utilisation illégale de la force », ou, pour le dire en termes clairs, avec le terrorisme international contre le Nicaragua et de lui payer des dédommagements substantiels. Mais Washington ignora cette décision et opposa ensuite son veto à deux résolutions du Conseil de Sécurité qui soutenaient la décision et exigeaient que tous les États respectent la loi internationale.
Le mépris de Washington pour le verdict de la Cour et son arrogance envers la communauté internationale sont peut-être pertinente pour comprendre la situation en Irak. La politique de Washington a eu pour conséquence la création d’une démocratie vassale au prix de pertes humaines incalculables. La part de la population disparue durant cette période est supérieur à celle que les États-Unis ont perdu pendant la Guerre civile et les guerres du XXième siècle selon l’historien Thomas Carothers, lui même fonctionnaire du département d’État pendant cette période. Actuellement le Nicaragua est le deuxième pays plus pauvre de l’hémisphère (avant Haïti, autre principal objectif des interventions militaires étasuniennes au XXième siècle).
Le gouvernement de George W. Bush assure vouloir apporter la démocratie en Irak, en utilisant le même fonctionnaire expert déjà utilisé en Amérique centrale. Le Honduras a été à peine évoqué pendant les débats sur la nomination de Negroponte. Quelque jours après la nomination de Negroponte, le Honduras a retiré son petit contingent militaire d’Irak. Ça a peut-être été une coïncidence. Ou peut-être les Honduriens se sont ils rappelés de quelque chose que, nous, nous préférons oublier.

Source
Khaleej Times (Émirats arabes unis)

« From Central America to Iraq », par Noam Chomsky, Khaleej Times, 6 août 2004. Le texte en français est disponible sur le site LeGrandSoir.Info.