Le terrorisme est une méthode de combat maniée par un État ou contre un État. Il ressort donc de catégories militaires ou paramilitaires. Il peut être néanmoins appréhendé à la fois sous l’angle diplomatique et sous celui du droit. Dans ce cas, les juges qui instruisent ces faits enquêtent sur des affaires d’État. Plus que de réprimer des crimes, leur fonction est de juridiciser des conflits pour faire baisser la tension en évacuant leur dimension politique, parfois en la dissimulant. C’est pour servir l’intérêt supérieur de l’État qu’ils disposent de pouvoirs d’exception, contraires aux principes élémentaires du Droit et de la démocratie.

L’anti-terrorisme : entre droit et raison d’État

Une vague d’attentats secoua la France à partir du milieu des années 1980. À l’époque, la France est engagée dans un processus diplomatique complexe avec la République islamique d’Iran. Dans les années 1970, sous le shah, Paris s’était engagé à fournir de l’uranium à Téhéran, en échange d’une participation d’un milliard de dollars iraniens au sein du consortium Eurodif, qui gère la construction de la centrale nucléaire de Pierrelatte. Cependant, compte tenu des implications de sécurité d’un transfert de ce type de technologie, Paris s’estime délié de ses engagements lorsque survient la révolution islamique. Au contraire, l’ayatollah Khomeiny estime que le contrat a été signé avec l’État iranien et non avec le régime précédent. Commence alors une longue campagne d’attentats sur le sol français afin de contraindre François Mitterrand à respecter sa signature. Dans le même temps, des ressortissants français sont enlevés au Liban comme monnaie d’échange.

Les enjeux de cette « guerre » [1] qui ne dit pas son nom ne peuvent évidemment être rendus publics. Pour tous les protagonistes de cette affaire, il est inimaginable d’expliquer à l’opinion publique française que Paris a promis l’arme nucléaire à l’Iran, au moment même où elle produisait également un réacteur à destination de l’Irak [2]. L’Iran ne revendiquera donc jamais officiellement les attentats, et la France ne l’en accusera jamais. Au contraire, les différents attentats qui rythment les négociations diplomatiques seront camouflés sous de lourds écrans de fumée : ils sont attribués à des organisations différentes, avec des objectifs différents, et un mode opératoire différent. La justice antiterroriste veillera particulièrement à ce que rien ne permette officiellement de les relier les uns aux autres.

Georges Besse

Un exemple parfait de cette démarche est donné par l’assassinat de Georges Besse, le 17 novembre 1986. L’attentat est officiellement attribué à Action directe, sur la base de tracts du mouvement laissés sur place. La piste est ténue. L’enquête est confiée au juge Bruguière lorsque, début 1987, parvient enfin une revendication officielle, le 13 février 1987, soit trois mois après les faits. Elle est rédigée sous la forme d’une lettre dactylographiée de vingt-six pages, envoyée à l’AFP. Ce document évoque « la "brute" Besse » dont l’élimination concrétiserait « l’escalade de l’antagonisme entre les classes, entre libération et oppression, entre pouvoir ouvrier et exploitation » [3]. C’est l’aubaine pour le pouvoir en place, qui profite des nouvelles lois antiterroristes pour faire arrêter immédiatement Jean-Marc Rouillan, Nathalie Ménigon, Georges Cipriani et Joëlle Aubron [4]. Ceux-ci auraient, à l’instar des Brigades rouges, décidé de tuer au nom de la lutte contre l’oppression capitaliste.

Cette hypothèse ne résiste pas à l’analyse réalisée par Dominique Lorentz. En effet, comment ne pas faire le lien avec l’attentat, le 14 septembre 1986, donc deux mois plus tôt, qui a visé le pub Renault et a été officiellement attribué au Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche Orient (CSPPA) ? Comment surtout peut-on mettre de côté le fait que, de 1956 à 1982, Georges Besse a été une des figures clés du programme nucléaire français jusqu’à être président d’Eurodif [5] ? Comment enfin a-t-on pu ignorer les négociations diplomatiques qui ont eu lieu ce jour-là entre la France et l’Iran : en milieu de soirée, le Quai d’Orsay annonçait la signature d’un accord partiel sur le règlement du contentieux Eurodif, avec un versement de 330 millions de dollars de la France à l’Iran. Peu après, « un interlocuteur anonyme qui se réclame de l’OJR (Organisme pour la justice révolutionnaire) annonce la libération imminente de l’un des otages français au Liban » [6]. Ces questions ne seront jamais posées. Jamais les membres d’Action directe ne reconnaîtront sur procès-verbal leur implication. Ils seront néanmoins lourdement condamnés au terme de l’instruction du juge Bruguière et de leur procès, au cours duquel leur stratégie de défense aura été de conserver le silence.

Jacques Attali

Le même scénario se reproduit avec l’attentat qui vise le DC-10 d’UTA, le 19 septembre 1989, au-dessus du désert de Ténéré. L’attaque fait 172 victimes, et l’enquête est confiée au juge Bruguière. Celui-ci oriente immédiatement ses recherches vers la Libye de Khadafi. La presse arabe a pourtant déjà donné des indices sur les auteurs possibles : comme l’écrit Dominique Lorentz, « la veille de l’attentat, une lettre publiée par le journal libanais As Shira accuse le gouvernement de Jacques Chirac, et désigne nommément Charles Pasqua pour n’avoir pas tenu des engagements pris à l’égard de l’Iran. Elle enjoint le gouvernement socialiste de "corriger les erreurs de ses prédécesseurs dans l’intérêt de tout le monde". (…) Selon [le rédacteur en chef du journal], cette lettre aurait double valeur d’annonce et de revendication de l’attentat. Il assure qu’"il y a un rapport direct entre le non respect des promesses faites […] et l’attentat". Il explique : "Dans les promesses non tenues il y a deux points." Le premier est d’ordre financier. Le second "est beaucoup plus important et se rapporte aux négociations […] entre Paris et Téhéran" ». Il ne peut s’agir que des discussions relatives au programme nucléaire iranien. On touche là au secret d’État : dans son Verbatim, Jacques Attali, qui recense habituellement le moindre attentat survenu contre un bureau des postes en Corse, ne mentionne absolument pas les 171 morts du DC 10 d’UTA, ni à la date du 19 septembre 1989, ni ailleurs. Le juge Bruguière reprend ainsi à son compte la vision défendue par l’association SOS Attentats de Françoise Rudetzki, et par Washington dans le dossier de l’attentat de Lockerbie, très semblable à celui du DC10. Tripoli est à l’époque l’ennemi numéro un désigné par les États-Unis. Même Pierre Péan, enclin à soutenir le point de vue mitterrandien, relève, dans son ouvrage Vol UT 772 - Contre-enquête sur un attentat attribué à Khadafi, la fragilité des témoignages sur lesquels s’appuient le magistrat [7]. En septembre 1995, c’est l’ancien patron de la DGSE, Claude Silberzahn, qui émettra des doutes sur l’identité réelle des commanditaires de l’attentat, s’attirant les foudres de Françoise Rudetzki.

Il enquête ensuite sur l’assassinat de l’opposant iranien, Chapour Bakhtiar. Son instruction aboutit au procès de trois Iraniens, en novembre 1994 : l’un est condamné à dix ans de prison pour avoir aidé les deux tueurs à obtenir un visa ; l’un des deux assassins, Ali Vakili Rad, est condamné à la prison à vie pour avoir porté les coups mortels à l’ancien Premier ministre iranien. Le troisième, Zeynal Abedine Sarhadi, est en revanche acquitté. En juin 1995, un nouveau procès est organisé pour juger six Iraniens en fuite, en juin 1995. Ils sont condamnés par contumace à perpétuité, par la cour d’assises spéciale de Paris.

L’anti-terrorisme : entre droit et néo-colonialisme

La lutte contre le terrorisme permet également de s’attaquer aux mouvements indépendantistes. Tout un pan des activités du juge Bruguière a ainsi concerné diverses organisations de cette nature, notamment en Guadeloupe. Il fait arrêter, fin avril 1987, l’un des militants indépendantistes les plus recherchés, Humbert Marboeuf, et lance de grandes opérations contre les réseaux qui le soutiennent, notamment l’ex-Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC, dissoute en avril 2004) et le Mouvement populaire pour la Guadeloupe indépendante (MPGI), la couverture officielle de l’ARC selon la police. À l’époque, le préfet de région n’est autre qu’Yves Bonnet, ancien directeur de la surveillance du territoire (DST). Au cours de son interrogatoire, Humbert Marbœuf aurait été « victime de sévices corporels », impossibles à constater après qu’il eût tenté de s’évader en sautant par la fenêtre du premier étage du service régional de police judiciaire des Antilles-Guyanne [8]. Ce n’est pas la seule ombre à ce retentissant coup de filet dans les milieux indépendantistes : certains des leaders auraient en effet été « kidnappés » sur le territoire d’un État étranger, Saint-Vincent, îles des Caraïbes appartenant au Commonwealth, où ils pensaient trouver refuge. Une opération montée par la police française, à la limite de la légalité, mais avec la bénédiction des autorités de l’île : selon le préfet Bonnet, cette arrestation aurait été « le fruit d’une intense activité diplomatique française dans les Caraïbes », au moment où se tenait une réunion du Fonds monétaire international (FMI) sur la dette des pays Caraïbes. Ramenés de force par la police française en Guadeloupe, les prévenus y sont accueillis par le juge Bruguière arrivé spécialement sur place pour les inculper d’association de malfaiteurs et de faits de terrorisme. Ces conditions d’arrestation troubles conduiront leurs avocats à parler de « rapt légal » [9]. Les indépendantistes seront finalement amnistiés le 23 mai 1989, au grand dam du juge Bruguière.

Le droit d’exception ou l’absence de droits

L’exaspération des avocats de la défense peut se comprendre, tant les conditions de détention des personnes écrouées par le juge Bruguière sont « particulières » : en janvier 1988, six mois après leur arrestation, les militants indépendantistes guadeloupéens n’avaient toujours « pas été entendus par le juge. Aucune autorisation de visite, sauf pour l’un d’eux, [n’avait] été accordée, et ils [étaient toujours] placés au régime de l’isolement », selon leurs avocats [10]. Le régime imposé aux détenus d’Action directe est encore pire : confiné à l’isolement total, les quatre membres principaux, Nathalie Ménigon, Jean-Marc Rouillan, Georges Cipriani et Joëlle Aubron entament une grève de la faim le 1er décembre 1987. Ils sont contraints d’être seuls en cellule et en promenade, n’ont quasiment aucun permis de communiquer, et sont soumis à diverses brimades : la lumière de leur cellule est allumée plusieurs fois dans la nuit, les visites interdites, les fouilles corporelles répétées. Réponse des autorités : il s’agit d’« un régime amaigrissant » pour Robert Pandraud, d’une « demi-grève parce qu’ils continuent à se nourrir de vitamines ». Le statut de prisonniers politiques ne leur sera jamais accordé [11].

Il est vrai que les pouvoirs du juge d’instruction antiterroriste ont quelque chose d’exorbitant. Le rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme à ce sujet est éloquent. Intitulé « La porte ouverte à l’arbitraire », ce document les énumère : capacité élargie de perquisition, garde à vue de quatre jours au lieu de deux, droit à un avocat qu’après 72 heures. Il faut y ajouter la complaisance avec laquelle les Parquets traitent les dossiers des juges d’instruction anti-terroriste : interprétation large de l’intention criminelle, tolérance vis-à-vis de preuves matérielles peu significatives, qualification abusive de faits de « terrorisme ». Les rapporteurs dénoncent également les capacités exorbitantes en matière de mise en détention, le non-respect de la présomption d’innocence au cours des interrogatoires, la difficulté qu’ont les avocats à accéder aux dossiers du juge. Enfin, c’est le mode même de production de la preuve qui est mis en cause : d’une part, les deux auteurs remarquent que l’instruction se fait généralement « exclusivement à charge », ce qui est contraire au statut même du juge d’instruction en France, mais aussi qu’il se fonde sur l’expression de libertés individuelles pour tenter de démontrer les intentions terroristes des prévenus. C’est ainsi que les dossiers d’instruction anti-terroriste regorgent de tracts politiques ou religieux comme « preuves » d’intentions criminelles.

Jean-Louis Bruguière sait tout cela. Mieux, il sait s’en servit comme d’une arme. Lorsque l’état de santé des dirigeants d’Action directe devient critique, en juillet 1989, le ministère de la Justice tente d’obtenir du juge un assouplissement de leur régime de détention. Le magistrat tient tête et refuse de lever les mesures d’isolement [12]. Il acceptera finalement de lever l’interdiction absolue de communiquer qu’il avait ordonnée à l’égard des quatre chefs historiques du mouvement. Plusieurs affaires vont d’ailleurs démontrer que le juge a une fâcheuse tendance à envoyer les gens qu’il a en face de lui en prison. C’est le cas du docteur Jacques Darmon, chez lequel la police avait retrouvé des armes, des munitions et des explosifs. Le médecin a toujours affirmé que ce matériel avait été déposé chez lui à son insu. Malgré le soutien de vingt-et-un médecins, signataires d’une pétition en sa faveur, et la confirmation de sa version par un ancien autonome proche d’Action directe, Hamid Lallaoui, il restera détenu d’avril 1986 à mars 1988, avant d’être remis en liberté après un arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris [13] Annelyse Benoit, sympathisante d’Action directe, sera elle aussi maintenue en détention du 13 décembre 1984 au 13 août 1988. Bien qu’elle ait été relaxée d’une partie des faits qui lui étaient reprochés en juillet 1988, le juge Bruguière rejette sa demande de mise en liberté. C’est finalement la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris qui ordonnera sa libération sous contrôle judiciaire [14]. Encore une fois, le magistrat se retrouve donc désavoué par les juges du siège.

Raison d’État franco-algérienne

Après avoir eu à connaître des attentats liés au Proche-Orient, qui l’ont également amenés à traiter des dossiers d’Action directe, le juge Bruguière se voit confier, à partir de 1994, plusieurs dossiers liés aux ramification françaises du Front islamique du salut (FIS) algérien et du Groupement islamique armé (GIA). Il enquête sur la tentative de détournement de l’Airbus d’Air France, en décembre 1994 et, d’une manière plus large, sur les « réseaux islamistes », dans la ligne de la politique de Charles Pasqua. Le soutien du ministère de l’Intérieur ne l’incite pas à agir avec modération. En novembre 1994, il lance un coup de filet dans ces milieux et réalise soixante-dix-neuf mises en examen d’un coup. Parmi celles-ci, Le Monde cite le cas de Marie-Noëlle D : pour avoir prêté son appartement à sa fille et à son mari algérien, qui y a ensuite accueilli un islamiste, elle effectue trois mois et demie de détention [15]. Les réseaux démantelés sont ceux des frères Chalabi, petits voyous de banlieue. En juin 1995, il organise à nouveau « une vaste rafle dans les milieux islamistes », et fait arrêter cent quarante personnes. Puis il participe à l’enquête que mène un de ses disciples, le juge Ricard, sur l’attentat du RER - Saint-Michel du 25 juillet 1995, attribué au GIA, tout comme la vague d’actions terroristes qui s’ensuivit. Au même moment, la juge antiterroriste Laurence Le Vert lance une importante opération de police judiciaire « contre les milieux intégristes islamistes, dans les régions parisienne et lyonnaise, ainsi que dans le département de l’Isère ». Le 7 septembre, l’équipe est renforcée par l’arrivée au sein du pool antiterroriste du juge Gilbert Thiel. Les opérations coups de poing se multiplient dans les milieux islamistes. Au point qu’une hypothèse commence à surgir, jusqu’à être reprise par le ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré : il aurait déclaré le 15 septembre 1995 que « la sécurité militaire algérienne voulait que l’on parte sur de fausses pistes tout simplement pour que l’on élimine des gens qui les gênent » [16]. Rapidement, l’ensemble des dossiers est clôt après la mort de Khaled Kelkal, le 29 septembre 1995 : le ministre rend l’Algérien responsable de toutes les attaques et arrête donc les rafles. De nouveaux attentats, en octobre 1995, donnent à nouveau du grain à moudre aux juges antiterroristes : au total, fin 1995, ce sont 150 militants islamistes qui sont en détention provisoire.

Les juges antiterroristes français se seraient-ils fait instrumentaliser par Alger ? L’issue juridique de leurs actions peut le laisser croire. En juillet 1998, le procès du « réseau Chalabi » s’ouvre dans le gymnase de l’École de l’administration pénitentiaire, tout près de la prison de Fleury-Mérogis. Il regroupe cent trente-huit prévenus, dont vingt-sept détenus. Les avocats s’insurgent contre la tenue d’un procès au sein même de l’institution pénitentiaire, où le droit à la défense est difficile à mettre en application. Le juge Bruguière n’est pas épargné par les critiques : nombre des détenus n’ont jamais été entendus entre leur arrestation et leur relaxe après non-lieu, les délais de détention provisoire ont été anormalement longs, une procédure de rafle sur la base de minces indices matériels, les violations du secret de l’instruction [17]. En janvier 1999, un tiers des prévenus est relaxé, et si les « chefs présumés des réseaux islamistes » ont écopé de huit ans d’emprisonnement, l’ensemble des peines prononcées est relativement faible. La plupart pour séjour irrégulier. Le désaveu du juge est total [18] .

La confusion des pouvoirs : magistrat, politique et journaliste

Désavoué, Bruguière l’est aussi dans le dossier corse. Chargé de diverses enquêtes dans les milieux indépendantistes de l’Ile de beauté, il doit subir l’affront d’assister à la libération de François Santoni, chef d’A Cuncolta, et de Mathieu Filidori, « considéré par les enquêteurs comme l’un des piliers de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac » [19]. Peu après, il est nommément mis en cause dans un rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme consacré à la justice antiterroriste française. En avril 1999, c’est le cas d’Abderrahmane M. qui donne encore matière aux adversaires du magistrat : l’instruction, truffée d’erreurs de procédure, aboutit à un procès hallucinant où, le ministère public tout en « reconnaissant que [le prévenu] "présente tous les caractères de quelqu’un qui peut se réinsérer" », requiert trois ans de prison et cinq ans d’interdiction de territoire national [20]. Le procès des islamistes arrêtés à l’occasion de la coupe du Monde en France, en 1998, aboutit, en 2000, à la relaxe de seize des vingt-quatre membres présumés du réseau. La méthode Bruguière a vécu. Cependant les désaveux judiciaires successifs infligés au magistrat doivent être appréciés au regard des services rendus à « l’intérêt supérieur de l’État ».

Les pouvoirs d’exception du juge anti-terroristes ne ressortent pas à la démocratie. Ils font de lui un personnage hybride mi-juge, mi-politique, toujours communicant. Alors que les magistrats s’astreignent habituellement à la discrétion, Jean-Louis Bruguière est devenu une star internationale. Ainsi, le 12 mai dernier à la Brookings Institution, il participait à un colloque sur les relations franco-états-uniennes après la guerre en Irak. Il prononça la conclusion, en sa qualité de magistrat, après que l’ambassadeur de France Jean-Daniel Lévitte se fut exprimé. Parlant au nom de la France, il fit notamment l’éloge de la victoire militaire des Etats-Unis en Irak dans une guerre que la diplomatie française avait pourtant considérée comme dénuée de fondement juridique.

C’est toujours en qualité de juge antiterroriste, que Jean-Louis Bruguière a été invité, en mai 2003, à rejoindre le club très fermé de Bilderberg, où se réunissent dirigeants politiques, économiques et médiatiques sous les auspices officieux de l’OTAN. Une activité incompatible avec le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs et qui manifeste donc a contrario la nature politique du parquet antiterroriste.

Les enquêtes antiterroristes n’étant pas toujours faites pour aboutir juridiquement, comme le montrent les exemples précédents, elles poursuivent alors des buts de « communication ». Ainsi, le 10 mars 2004, le journal Le Monde révélait les conclusions de l’instruction de l’attentat qui coûta la vie au président Juvénal Habyarimana et à des membres français d’équipage. Elles laissaient entendre que le chef des insurgés Tutsis, Paul Kagamé, avait organisé l’opération, et que l’ONU l’avait protégé en entravant le cours de la Justice. L’ensemble, publié à la veille de l’anniversaire du génocide, visait à rendre les Tutsis responsables du massacre dont ils furent victimes. L’accusation est contredite par de nombreux éléments matériels et les imputations à l’encontre l’ONU ont fait long feu depuis. Quoi qu’il en soit, le quotidien présentait les travaux du juge comme celui de l’un de ses pigistes et les conclusions de l’instruction comme « le scoop » du juge Bruguière.

[1Pour un récit complet des négociations nucléaires franco-iraniennes et sur la campagne d’attentats de 1986-1987, voir Une Guerre, de Dominique Lorentz, Les Arènes, 1997.

[2La France fournit un réacteur nucléaire expérimental à l’Irak de Saddam Hussein au début des années 1980. Il fût détruit par un raid aérien de l’armée israélienne. Tel Aviv entendait conserver son avance sur ses voisins et rester la seule puissance nucléaire au Proche-Orient.

[3« Nouvelle revendication par Action directe de l’assassinat de Georges Besse », Le Monde, 13 février 1987.

[4« Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron seraient bien les auteurs de l’assassinat de Georges Besse », par Edwy Plenel, Le Monde, 25 février 1987.

[5D’après la notice du Who’s Who de 1986, Georges Besse a été successivement « ingénieur de fond aux mines de fer de Bazailles, puis ingénieur du service des mines de Béthune (1954-1955), adjoint au directeur industriel (1956-1958) du Commissariat à l’énergie atomique (séparation isotopique par diffusion gazeuse), directeur général (1958-1967) et gérant (depuis 1958) de la Société de construction d’usines de séparation isotopique (Ussi), directeur général du Groupement atomique Alsacienne-Atlantique (1964-1970), (…) président du Directoire d’Eurodif (1974-1976), directeur général puis président de Cogema (1976-1982), de Pechiney (1982-1985), président directeur général de la Régie nationale des usines Renault (depuis 1985) ».

[6Une Guerre, op.cit.

[7Vol UT 772 - Contre-enquête sur un attentat attribué à Khadafi, de Pierre Péan, Stock, 1992.

[8« L’État porte plainte pour diffamation », par André Léger, Le Monde, 30 avril 1987.

[9« Selon les avocats des indépendantistes guadeloupéens, Luc Reinette et ses compagnons auraient été "kidnappés" par la police française », par Corine Lesnes, Le Monde, 1er août 1987.

[10« Détenu depuis le mois de juillet, Luc Reinette demande le dessaisissement du juge Bruguière », Le Monde, 7 janvier 1988.

[11« Le couloir de l’isolement », d’Agathe Loegart, Le Monde, 20 février 1988.

[12« La chancellerie cherche un moyen de mettre un terme à la grève de la faim des quatre "chefs" d’Action directe », par Agathe Logeart, Le Monde, 19 juillet 1989.

[13« Le docteur Jacques Darmon est mis en liberté », Le Monde, 21 mars 1988.

[14« Remise en liberté d’une sympathisante d’Action directe », Le Monde, 13 août 1988.

[15« Marie-Noëlle D…, le juge Bruguière et les islamistes », par Jean-Michel Dumay, Le Monde, 17 février 1995.

[16« Attentats : Jean-Louis Debré sévèrement critiqué », par Franck Johannes, Libération, 23 septembre 1995.

[17« Procès Chalabi : il va y avoir du sport dans le gymnase », par Frank Johannes, Libération, 1er septembre 1998. « Les avocats dénoncent la méthode Bruguière », par Florence Aubenas et Dominique Simonnot, Libération, 18 septembre 1998.

[18« Un tiers des prévenus du procès Chalabi relaxés », par Marc Pivois, Libération, 23 janvier 1999.

[19« Santoni libéré, un désaveu de la méthode Bruguière », par Frank Johannes, Libération, 11 novembre 1998.

[20« Trop d’erreurs de procédure pour un seul homme », par Marc Pivois, Libération, 10 avril 1999.