Islam Karimov et Donald Rumsfeld
Devant le palais présidentiel, Tashkent, 4 novembre 2001.

Tout a commencé le dimanche 28 mars 2004, lorsqu’une explosion accidentelle a détruit un atelier à Boukhara, dans le Sud-Ouest de l’Ouzbékistan, tuant dix personnes. Selon les autorités, les victimes fabriquaient des bombes artisanales qu’elles ont fait exploser accidentellement causant leur propre mort. Le lendemain, deux femmes kamikazes firent exploser leurs charges parmi des policiers, en tuant quatre ainsi qu’un enfant. Puis, les Forces spéciales ouzbekes donnèrent l’assaut d’un immeuble où s’étaient retranchés des individus qui venaient d’attaquer un barrage de policiers. De nouveaux attentats suicide ont été rapportés pour les journées de mardi et mercredi portant le bilan de ces actions à plus de quarante morts. Jeudi, alors qu’une autre femme faisait exploser une bombe, faisant une victime et la laissant gravement blessée, le patron des services anti-terroristes, Ilya Pyagay, accusait formellement Al Qaïda d’être responsable de cette vague d’attentats dirigés contre des civils. Très peu de doutes subsistent pourtant sur le fait qu’ils étaient dirigés exclusivement contre les forces de l’ordre et généralement approuvés par une population radicalisée par la pauvreté, la répression et la corruption des élites.

L’Ouzbékistan, pays d’Asie centrale le plus peuplé avec près de 26 millions d’habitants, est devenu indépendant en 1991 après la dislocation de l’URSS. Régnant d’une main de fer sur le pays depuis lors, son président, Islam Karimov, a été réélu pour la seconde fois en janvier 2000 avec 91,9 % des voix. L’OSCE et l’Union Européenne ont critiqué le déroulement de ces élections d’autant que le régime de Tachkent a la réputation d’être l’un des plus autoritaires au monde. Malgré les importantes ressources du pays (gisements d’or, de charbon et gaz naturel notamment) et la production de coton (dont l’Ouzbékistan est le deuxième exportateur mondial), l’accaparement des secteurs producteurs de richesses par les groupes au pouvoir et la corruption rampante ont ramené le revenu moyen à l’un des plus bas niveaux de la région, soit environ 40 dollars par mois. Le PIB par habitant a chuté de plus de 40 % depuis 1998 [1]. La population, alphabétisée à un taux de plus de 99 %, est à 88 % musulmane, avec également une faible proportion de chrétiens orthodoxes.

Situé au milieu des Républiques d’Asie centrale, région elle-même située au centre de la zone géographique communément appelée Eurasie, qui s’étend de l’Est de la Pologne au Pacifique et englobant la Russie et la Chine, l’Ouzbékistan est l’exemple type de l’État hautement stratégique. Zbigniew Brzezinski, dans son maître-livre « Le grand échiquier », le désigne comme la clé de la domination de l’Eurasie. Il n’est donc pas surprenant que George W. Bush, dans un discours devant le Congrès quelques jours après les attaques du 11 septembre 2001, ait désigné ce pays comme le premier endroit où seraient déployées les troupes états-uniennes. L’étroite coopération d’Islam Karimov, qui a prêté des installations militaires et autorisé la présence de forces U.S. sur son territoire, a été récompensée par la discrétion de Washington à propos des abus de son régime. De plus, en 2003, une augmentation de 258 % des prêts destinés à l’achat d’équipements militaires états-uniens dans le cadre du programme Foreign Military Financing a élevé la somme totale de l’aide accordée à 25 millions de dollars. Ce programme inclut l’entraînement des Forces Spéciales ouzbekes pour les opérations anti-insurrectionnelles [2]. En dehors de gestes purement symboliques comme la libération d’une prisonnière d’opinion lors de la visite de Donald Rumsfeld dans la région [3], la situation ne semble pas s’améliorer sur le plan des droits de l’homme et cela durera probablement tant que Washington soutiendra la dictature de Karimov.

En novembre 2002, le rapporteur des Nations unies sur la torture, Theo van Boven, détaillait dans un rapport le recours « systématique » à la torture par les services d’ordre et dans les prisons. L’ONG Human Rights Watch vient quant à elle de produire un rapport de 320 pages [4] qui fait lui aussi état de détentions abusives, tortures systématiques, humiliations et l’incarcération de 7000 personnes dans des conditions inhumaines. L’organisation place le régime de Tachkent parmi les plus répressifs de la planète. Les musulmans indépendants, qui ne prient et ne prêchent pas dans les mosquées contrôlées par l’État, sont particulièrement opprimés.

C’est d’ailleurs une organisation musulmane indépendante, Hizb-ut-Tahrir (« Parti de la libération »), interdite en Ouzbékistan et dont les membres remplissent les prisons, qui est soupçonnée par le gouvernement ouzbèk d’être à l’origine des attentats de ces derniers jours. Ce mouvement, fondé en 1952 et basé à Londres, se proclame non-violent et rien ne prouve son implication dans des attentats par le passé. Il veut instaurer le Califat dans la région exclusivement par le biais de la propagande, de manifestations et le ralliement de membres du gouvernement à sa cause. Il est également actif au Tadjikistan, pays voisin de l’Ouzbékistan.
Son porte-parole, Imran Wahid, nie toute implication et il va même jusqu’à accuser Karimov d’avoir orchestré lui-même ces attentats pour rallier l’Occident à une répression déguisée en lutte contre le terrorisme. [5]

Un autre mouvement sur qui portent les soupçons, le Mouvement Islamique de l’Ouzbékistan ou MIO, qui prône également l’instauration d’un Califat, mais par la violence, fut créé à la fin des années 80 dans la vallée du Ferghana et aussitôt interdit. Il a participé à la guerre civile au Tadjikistan dans les années 90 avant de se replier en Afghanistan aux côtés du régime Taliban. Il se trouve donc aujourd’hui très affaibli.

Le régime de Karimov a pour habitude de qualifier de « Wahhabites » tous les musulmans qui pratiquent leur religion en dehors du cadre établi par l’État, pour les stigmatiser comme fondamentalistes, en dépit du fait qu’ils ne pratiquent pas le wahhabisme et n’ont aucun lien avec l’Arabie Saoudite. Ils sont arrêtés, sommairement jugés et incarcérés pour « subversion », « transgression de l’ordre constitutionnel » ou « activités anti-gouvernementales ».

C’est la première fois que des attentats suicide sont perpétrés dans la région, qui plus est par des femmes. En 1999, le plastiquage de bâtiments gouvernementaux à Tachkent avait été attribué au MIO, sans qu’aucun élément de preuve ne soit avancé. Il avait été suivi par une vague de répression dans les milieux musulmans indépendants. Notons également que les attentats sont essentiellement dirigées contre les forces de l’ordre, perçues à juste titre par la population comme responsables de la terreur que fait régner le régime de Karimov.
Ainsi, les trois attentats suicide de la semaine dernière ont eu lieu dans ou à proximité de marchés où des policiers corrompus harcèlent constamment les marchands pour les racketter. Le désespoir des commerçants est d’autant plus grand qu’une loi vient d’être promulguée, interdisant la vente de produits non alimentaires sur les marchés [6].

Dans une intervention télévisée, le 29 mars, Islam Karimov a implicitement pointé Al Qaïda du doigt en imputant la responsabilité des violences à des islamistes radicaux « coordonnés depuis l’étranger ». Il a ajouté que ces attentats étaient en préparation depuis huit mois, ce qui est pourtant en apparente contradiction avec la logistique rudimentaire et la cible de ces actions. Malgré la censure de la presse et de multiples contradictions et zones de flou dans les comptes-rendus des opértions de ces derniers jours, la presse occidentale s’est empressée de relayer la thèse selon laquelle les attentats ont été fomentés depuis l’étranger par des groupes proches d’Al Qaïda. Tout en gardant ses distances par rapport aux déclarations du gouvernement ouzbèk, elle évite de mentionner que les victimes étaient pour la plupart des policiers, ce qui a pour effet de lier, dans l’esprit du lecteur, ces attentats à ceux de Madrid en mars et de New York en 2001 (Le Monde du 31 mars). On retrouve aussi un peu partout le point de vue conspirationiste d’un analyste de la Fondation Carnegie de Moscou, Alexeï Malachenko, selon qui les attentats « montrent à Karimov qu’il ne contrôle pas entièrement la situation. Ils sont liés à un réseau terroriste islamique plus vaste, à ce qui est arrivé à Madrid, à ce qui se passe en Irak et en Afghanistan. Ils jouent sur deux plans et c’est très dangereux » (Le Figaro du 31 mars). La phrase a d’autant plus d’impact qu’elle conclut l’article. Le Progrès de Lyon, pour sa part, titre sans ambages « Le MOI lié avec Ben Laden » dans son édition du 31 mars.

Islam Karimov et Lord Robertson
Siège de l’OTAN, 21 novembre 2002.

Les contradictions de la presse occidentale, qui prend un jour la défense du peuple ouzbek opprimé par le régime de Karimov pour le lendemain qualifier toute résistance de « terrorisme islamiste », reflètent le revirement de position de Washington. Dès l’arrivé de l’administration Bush à la Maison-Blanche, le vice-président Dick Cheney avait négocié l’installation d’une base militaire US en Ouzbékistan. Le 5 octobre 2001, le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, s’était rendu à Taschkent pour négocier l’usage de cette base dans la guerre d’Afghanistan, qui débuta deux jours plus tard. Karimov était un allié sûr contre les Talibans qu’il avait toujours voulu combattre. Il facilita la coordination avec le général ouzbek afghan Dostun et laissa le Pentagone faire tout usage de la base qu’il lui avait concédé. En mars 2002, les États-Unis et l’Ouzbékistan signèrent une Déclaration de partenariat stratégique censée encourager des réformes économiques et politiques, mais en réalité exclusivement destinée à adapter les armements ouzbeks aux normes OTAN. Le 24 février 2004, soit un mois avant la vague d’attentats, Donald Rumsfeld se rendit à nouveau à Taschkent pour finaliser l’entrée de l’Ouzbékistan dans le Partenariat pour la Paix de l’OTAN. Il s’agit de garantir l’interopérabilité des forces, de construire une base permanente utilisable pour tout déploiement de logistique dans la région en vue de projeter des commandos aussi bien sur le théâtre d’opérations afghan (où l’OTAN est déjà installée) que sur celui de la Caspienne. Une fois ce pas franchi, Karimov est subitement passé du statut de despote infréquentable à celui de défenseur de la civilisation face au terrorisme islamique.

Ainsi le 15 février 2004, le Commissaire européen aux Relations extérieures, Chris Patten, déclarait « La torture et d’autres violations des droits de l’Homme, des restrictions réduisant les libertés fondamentales n’aident pas et n’aideront pas à éradiquer le terrorisme. (...) Elles sont, au contraire, les facteurs qui nourrissent la haine et l’amertume qui font le lit du terrorisme ». Mais le 30 mars, une fois l’accord OTAN négocié, il affirmait sans crainte de se contredire : « Je n’ai aucun doute sur le fait que ces évènements [les attentats et leur répression NdlR] ne feront que renforcer le rôle actif de l’Ouzbékistan dans le combat mené par la communauté internationale contre le terrorisme ». Réuni le 2 avril à l’occasion de l’adhésion de sept nouveaux États, le Conseil de l’Atlantique-Nord a publié une Déclaration sur le terrorisme dans laquelle il assimile les attentats commis à New York avec ceux d’Istambul d’Irak... et d’Ouzbékistan.

La sanctification de Karimov permet aux agences de presse occidentales de réécrire l’histoire et de tromper ses acteurs : désormais des femmes qui se suicident pour venger leurs maris torturés dans les geôles du régime deviennent des « terroristes internationaux », tandis que les policiers qu’elles attaquent deviennent d’innocentes victimes civiles. Ainsi, commentant les attentats, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, exprimait sa consternation et déplorait les victimes « pour la plupart des civils ».

[1International Crisis Group, Central Asia Report N°76, mars 2004

[2Amnesty International, mai 2003

[3Associated Press, 24 février 2003

[5Le Temps, n° 1907, 31 mars 2004

[6Pacific News Service, 30 mars 2004