Après les déclarations de David Kay, ancien chef du groupe d’inspection en Irak, selon lesquelles l’Irak ne disposait pas d’« armes de destruction massive », George Tenet, directeur de la CIA, est monté au créneau pour défendre le bilan de son agence.

M. Tenet, qui ne s’était pas exprimé en public depuis le 23 mai 2003, a choisi sa conférence annuelle à Georgetown, le 5 février 2004, pour mener l’offensive. Cette prestigieuse université, située à Washington DC, a été fondée par les jésuites. Elle a fourni de très nombreux cadres à la CIA et M. Tenet lui-même en a été élève. Les liens actuels entre les jésuites états-uniens et l’Agence passent par le cardinal Avery Dulles (s.j.), neveu du fondateur de la CIA.

George Tenet a reconnu [1] que ses auditeurs avaient « le droit de savoir » ce qu’il en était des armes de destruction massive irakiennes, mais qu’il leur faudrait du « temps et de la patience », pour conclure, qu’en définitive « lorsque tous les faits auront été rassemblés, on verra que nous n’avions ni tout à fait tort, ni tout à fait raison ». Les étudiants ont chaudement applaudi cette plaidoirie pro domo, l’on peut pourtant s’interroger sur l’utilité d’une agence de renseignement qui se contente d’approximations.

On n’en attendait pas moins de Tenet qui est réputé pour « couvrir » ses subordonnés lorsque l’Agence est attaquée [2]. Toutefois ce que l’on reproche à la CIA, c’est moins de s’être trompée que d’avoir laissé le Pentagone distiller de fausses informations. L’Agence et le département d’État sont toujours restés évasifs sur les armes irakiennes, tandis que le département de la Défense avait constitué une cellule ad hoc qui est à l’origine de cette intoxication. En fait Tenet est pris à son propre jeu. Tout au long de la crise ses services ont multiplié les notes pour mettre en garde face aux exagérations du département de la Défense, mais, pour sauver son budget, il a fini par accepter de publier un document de complaisance accréditant ce qu’il savait faux. Nous allons vous raconter comment des politiques sont parvenus à mettre au pas les services de renseignement et à les obliger à tenir le discours dont ils avaient besoin.

La mise en place du système d’intoxication

Rappelons en premier lieu que la décision d’attaquer l’Irak a été prise, non pas en 2002, mais le 29 septembre 1998 lors du vote par le Congrès des États-Unis de la loi sur la libération de l’Irak [3] à l’issue d’une campagne du Projet pour un nouveau siècle américain (PNAC) [4], le think tank électoral de George W. Bush. Il s’agissait à l’époque de renverser Saddam Hussein et non pas de le désarmer [5].
Le président Clinton avait refusé de donner suite à cette décision du Congrès. Mais dès sa nomination et avant même sa prise de fonction à la Maison-Blanche, le président Bush a planifié sa mise en œuvre. Ainsi, lors de la séance de transmission des pouvoirs au Pentagone, le 9 janvier 2001, il interrompit les généraux qui lui présentaient leurs dossiers pour leur demander quels plans ils avaient préparé pour attaquer l’Irak [6]. George W. Bush hésita à instrumentaliser les attentats du 11 septembre pour envahir l’Irak, mais choisit en définitive d’en profiter pour attaquer l’Afghanistan [7]. Au regard de l’opinion publique intérieure, le régime Bush devait trouver un moyen de présenter cette expédition coloniale comme une riposte en légitime défense. Il fallait donc inventer un casus belli.

L’opération d’intoxication a été commanditée conjointement par la Maison-Blanche et le Pentagone. Elle a été directement pilotée par Lewis « Scotter » Libby, chef de cabinet du vice-président, et par Douglas J. Feith, sous-secrétaire à la défense chargé de la planification politique, pour le compte de Dick Cheney et Donald Rumsfeld.
Avocat international, Libby s’est fait connaître en défendant des personnalités mafieuses juives, comme Marc Rich [8]. Lauréat de l’Organisation sioniste américaine, Douglas J. Feith est également avocat international. Son associé au sein du cabinet Feith & Zell est le porte-parole d’une organisation de colons israéliens. Il a lui-même été conseiller du Premier ministre Benjamin Netanyahu et milite pour l’annexion par Israël de tous les Territoires palestiniens et la déportation des populations de Gaza et Cisjordanie en Irak.

L’opération a initialement été confiée à Harold Rhode, un spécialiste d’origine lituanienne de la Solution finale, qui présida la Société juive de généalogie du Grand Washington [9]. Rhode est aussi un éminent spécialiste du Proche-Orient. Il parle l’arabe, le farsi, l’hébreu et le turc. Il travaille au sein du Bureau des évaluations du Pentagone [10], une cellule bureaucratique chargée d’évaluer la validité des programmes en cours. Il est dirigé depuis sa création, en 1973, par Andrew Marshall. Bill Clinton, exaspéré par l’anti-communisme primaire et désuet de Marshall, avait tenté, en vain de fermer ce bureau.
Sous prétexte d’évaluation, Rhode et Marshall commencèrent à épurer les services du Pentagone qui devaient traiter de l’Irak ; en premier lieu la Section des affaires proche-orientales et sud-asiatiques dirigée par Wiliam Luti.
Fin 2001, Harold Rhode commença à recruter de nouveaux collaborateurs. Par souci de discrétion, les entretiens ne se tinrent pas dans les locaux du Pentagone, mais dans ceux de l’Institut américain de l’entreprise [11]. Certains eurent lieu en présence de Richard Perle. Les candidats sélectionnés furent tous présentés à Douglas J. Feith pour validation.
L’une des premières recrues importantes fut David Wurmser, qui travaillait à l’Institut américain de l’entreprise pour lequel il avait publié, en mars 1999, L’Allié de la tyrannie : l’échec de l’Amérique à vaincre Saddam Hussein [12] ; un ouvrage préfacé par Richard Perle. En outre, il est l’un des sept auteurs de l’étude mystico-politique qui inspira la politique de Benjamin Netanyahu : Une rupture nette : une nouvelle stratégie pour sécuriser le royaume d’Israël [13]. Parmi les autres signataires, on relève Richard Perle et Douglas J. Feith, ainsi que son épouse Meyrav Wurmser. Celle-ci est une des responsables du MEMRI, une agence de presse animée par des officiers de Tsahal.
La seconde recrue fut un maronite libanais, F. Michael Maloof, qui avait été assistant de Perle au Pentagone dans les années 80.

En quelques temps, une vingtaine de personnes furent ainsi recrutées. Début 2002, un Bureau des plans spéciaux fut alors créé par Feith au Pentagone et tout ce personnel y fut incorporé. Il est dirigé par Abram N. Shulsky, un vétéran des opérations psychologiques et spécialiste universitaire du philosophe de prédilection des néo-conservateurs, Leo Strauss. Il a commencé sa carrière comme assistant du sénateur Daniel P. Moynihan à la Commission sénatoriale du renseignement. Il travaillait alors avec Gary Schmitt (actuel directeur du Projet pour un nouveau siècle américain) avec lequel il se lia d’amitié. Ils ont publié ensemble, en 1991, La guerre silencieuse : Comprendre le monde du renseignement [14]. Par la suite, Shulsky a travaillé au sein d’un think tank anticommuniste, le National Strategy Information Center [15], sous l’autorité de Prescott Bush Jr. Enfin, il a rédigé des études pour la Rand Corporation, lorsque Donald Rumsfeld et Condoleezza Rice en étaient administrateurs. Notamment un rapport sur le remodelage de l’Asie centrale, qu’il a cos-signé avec Zalmay Khalilzad, actuel représentant spécial de George W. Bush pour l’Afghanistan et l’Irak [16].

Pour accréditer ses intox, le Bureau des plans spéciaux s’appuya sur des témoins providentiels, qui avaient tous vu les « armes de destruction massive » et savaient où elles étaient cachées. Ils furent recrutés parmi les exilés irakiens par le colonel William Bruner avec l’aide du Congrès national irakien d’Ahmed Chalabi.
Le Congrès national irakien est une organisation fantoche créée par le cabinet de communication Rendon Group pour le compte de la CIA, puis du Pentagone. Il aurait pu jouer le rôle d’un gouvernement irakien provisoire à la chute de Bagdad si les Français et les Russes ne s’y étaient pas opposés. Son président, Ahmed Chalabi, a souvent été décrit comme un escroc international après la faillite de la banque Petra qu’il dirigeait en Jordanie. Il est peu connu qu’il a été choisi par Richard Perle qui le connaissait par le biais de son beau-père, Albert Wohlstetter, le théoricien la bombe US. Chalabi étudiait alors les mathématiques à Chicago. Chalabi est aujourd’hui chaperonné par James Woolsey, ancien directeur de la CIA [17].
C’est par exemple par ce canal qu’a été recruté Hussain al-Shahristani, dont les pseudos révélations ont alimenté les rapports du Foreign Office britannique et quelques spectaculaires conférences de presse [18].

La neutralisation des oppositions

Cependant, les « renseignements » recueillis par le Bureau des plans spéciaux du Pentagone ont été démentis, point par point, par le Bureau des Affaires proche-orientales et sud-asiatiques du département d’État. Mais Dick Cheney, qui avait prévu le surgissement de cette contre-expertise, n’avait pas manqué de prévoir sa neutralisation. Il avait imposé à Colin Powell de nommer à sa direction sa propre fille, Elisabeth Cheney. Celle-ci purgea les fonctionnaires rebelles, notamment Greg Thielmann.

Le même problème aurait pu se poser au Conseil national de sécurité. Aussi Dick Cheney y avait-il fait nommer, en juin 2001, son ami Elliott Abrams pour les questions proche-orientales. Abrams commença sa carrière comme collaborateur du sénateur démocrate Henry « Scoop » Jackson, aux côtés de Richard Perle ; puis il travailla pour le sénateur Daniel P. Moynihan avec Abram N. Shulsky et Gary Schmitt. Sous Nixon et Reagan il supervisa les escadrons de la mort en Amérique centrale et participa activement à l’Irangate. Fondamentaliste juif, il a créé le Centre pour l’éthique et la politique publique où il a étudié et dénoncé l’influence du matérialisme états-unien sur la société israélienne. C’est aussi un des adversaires les plus résolus des Accords d’Oslo.

Enfin, pour réussir cette opération, Dick Cheney devait aussi neutraliser d’éventuelles initiatives de paix de Saddam Hussein. Une opération complexe fut organisée par le Bureau des plans spéciaux pour faire patienter le président irakien et lui faire croire le plus longtemps possible à une issue pacifique de la crise. Il fallait absolument empêcher qu’il ne donne pleine satisfaction aux experts de l’ONU.
Les Irakiens furent contactés par l’officier libanais du Bureau, Michael Maloof, et des négociations secrètes furent conduites à Londres par Richard Perle. Le procédé utilisé est exactement le même qu’en 1991, lorsque Bush père fit appel à François Mitterrand pour faire patienter Saddam Hussein en lui envoyant Marc Bourreau d’Argonne et Edgard Pisani [19]

En définitive, toute cette opération a été pilotée par Dick Cheney grâce à une équipe restreinte de personnes fidèles. Il n’a pas hésité à impliquer son épouse, Lyne, qui a surveillé les activités à l’Institut américain de l’entreprise, et à impliquer sa fille Elizabeth, qui a court-circuité Colin Powell au département d’État.
La presque totalité des cadres de l’opération a été recrutée dans les milieux sionistes les plus extrémistes sur la promesse de démanteler l’Irak et d’y créer un jour un État où déporter les Palestiniens. La plupart d’entre eux sont membres du Centre pour la politique de sécurité [20] et avaient publié ensemble une lettre ouverte au président Clinton, en 1998, pour réclamer l’attaque de l’Irak.

[1Cf. Iraq and Weapons of Mass Destruction, par George Tenet, Remarks at Georgetown University, 5 février 2004

[2C’est ce comportement qui explique sa longévité à la direction de la CIA. Cf. The CIA at War de Ronald Kessler (St Martin Press, 2003). L’auteur, qui est très complaisant avec Tenet, insiste sur ce point.

[3Iraq Liberation Act, S. 2525 , 105e Congrès, 2e session, 29 septembre 1998.

[4Le Project for a New American Century a publié deux lettres ouvertes, le 26 janvier 1998 au président Clinton et le 29 mai 1998 aux présidents des groupes parlementaires républicains.

[5Cf. les auditions organisées devant le Sous-comité des affaires proche-orientales et sud-asiatiques de la Commission des affaires étrangères du Sénat, le 2 mars 1998.

[6Cf. « Pentagon Briefs Bush on Iraq », par Eric Schmitt et James Dao, in New York Times du 10 janvier 2001.

[7Cf. Bush at War par Bob Woodward (Simon & Schuster, 2002).

[8Propriétaire de Glencore, Marc Rich a mené des opérations de casse industrielle en France. À cette occasion, il a été qualifié par Jacques chirac de « patron voyou ».

[9La Jewish Genealogy Society of Greater Washington tente de reconstituer les familles des victimes juives du nazisme.

[10Office of Net Assessment.

[11L’American Entrerprise Institute a été créé en 1943, mais il a été récupéré par les réseaux stay-behind à la fin des années 70. Il emploie aujourd’hui madame Cheney.

[12Tyranny’s Ally : America’s failure to Defeat Saddam Hussein, par David Wurmser, American Entreprise Institute Press, 1999.

[14Silent Warfare : Understanding the World of Intelligence, par Abram N. Shulsky et Gary J. Schmitt (Brasseys Inc, 1991).

[15Le journaliste français Xavier Raufer était membre correspondant de cet institut. Cf. notre article « Christian de Bongain, alias Xavier Raufer ».

[16The United States and Asia : Toward a New US Strategy and Force Posture, par Zalmay Khalilzad, David T. Orletsky et Abram N. Shulsky (Rand Corporation, 2001).

[17Comme George W. Bush, Woolsey est membre d’une société secrète d’anciens étudiants de Yale, les Skulls and Bones.

[18Voir notre article « Témoin surprise », par S. A., Réseau Voltaire, 25 février 2003.

[19Voir notre article : « Le double jeu de François Mitterrand », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 3 novembre 2003 et le livre-témoignage Irak, guerre ou assassinat programmé ?, par Marc Boureau d’Argonne (François-Xavier de Guibert éd., 2002).

[20Voir notre enquête « Les marionnettistes de Washington » par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 13 novembre 2002.