(jeudi 10 mai 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Votre audition s’explique, Monsieur de Charette, uniquement parce que vous avez été Ministre des Affaires étrangères de notre pays, sous le Gouvernement d’Alain Juppé, du 17 mai 1995 au 4 juin 1997. Succédant d’ailleurs à Alain Juppé au Quai d’Orsay, vous avez été au c_ur des événements qui occupent la Mission d’information : le drame de Srebrenica.

M. Hervé de Charette : C’est bien volontiers que je me présente devant la Mission d’information afin de contribuer à votre recherche qui est, je crois, très importante pour nous tous. Les événements de Bosnie-Herzégovine ont été extrêmement difficiles à vivre par l’ensemble des dirigeants européens et américains. Il est certain que cette histoire de la Bosnie-Herzégovine a été une tragédie éprouvante, dans laquelle tant la communauté internationale, représentée par l’ONU, que les Européens ont fait preuve évidemment d’une grande volonté pour résoudre les problèmes, mais aussi d’une grande incapacité à définir ensemble une ligne ferme et à s’y tenir. Cette démarche hésitante, comme à tâtons, au fil des années, s’est heurtée à la très grande dose de violence qui s’était accumulée dans cette partie de notre malheureux continent européen.

J’ai lu la totalité des auditions auxquelles vous avez procédé et ai le sentiment qu’au point où vous en êtes, ma contribution ne peut vous apporter de lumière décisive. Je me réfère en particulier à l’audition de M. Jean-David Levitte, à l’époque conseiller diplomatique du Président de la République, avec lequel j’ai partagé beaucoup de ces événements. Son audition me paraît être très proche de ce que je peux vous dire. Néanmoins, avant de me soumettre à vos questions, je voudrais faire trois réflexions devant vous.

La première est que la situation en Bosnie-Herzégovine, en mai 1995, moment où je me suis trouvé à exercer des fonctions de Ministre des Affaires étrangères, était particulièrement dégradée. Cette dégradation éclaire ce qui s’est passé à Srebrenica. Sarajevo, qui était supposé être la première des zones de sécurité, était en réalité une ville assiégée. On ne pouvait ni entrer ni sortir autrement que par une voie escarpée et soumise au feu des Serbes. Les attaques serbes sur Sarajevo étaient constantes. Les approvisionnements de la ville étaient sous menace permanente. La situation à Sarajevo était très éloignée de ce qu’elle aurait dû être du fait de la présence internationale. L’aéroport lui-même était d’ailleurs fermé.

Le conflit était généralisé dans l’ensemble du territoire de la Bosnie-Herzégovine, entre les Bosno-Croates d’un côté, et les Serbes de l’autre. Sans compter qu’entre les Bosniaques et les Croates, la situation était, en plusieurs points, tendue, quand elle n’était pas carrément à la confrontation. Par conséquent, la Bosnie-Herzégovine, qui aurait dû être sous le contrôle pacificateur de la force des Nations unies, était en réalité un lieu de tensions, de conflits et de guerre.

La crise des otages, qui s’est déroulée du 26 mai au 18 juin 1995, a montré à quel point la FORPRONU était humiliée, maltraitée, hors d’état de faire face à ses missions, et je n’ajouterai pas qu’elle était dans le même temps largement déconsidérée dans les opinions publiques européennes. Autrement dit, le climat général était extrêmement mauvais. Telle est la première observation que je souhaite faire.

La seconde observation est que les nouvelles autorités françaises, issues des élections présidentielles de mai 1995, ont tiré les conséquences de cette situation. On peut, en effet, dater de cette période ce que l’on pourrait appeler le grand tournant militaire pris par la France. J’ai mentionné les nouvelles autorités françaises, mais j’aurais pu dire plus simplement le Président de la République, parce que c’est lui qui a été l’initiateur à la fois par sa fonction et par sa détermination personnelle à changer la situation. Ces nouvelles autorités françaises se trouvaient dans une période de particulière intensité diplomatique puisqu’il y avait à la fois la présidence française de l’Union, la préparation du sommet de Cannes, l’organisation du G7 de Halifax, mais en même temps les événements de Bosnie-Herzégovine, et notamment la crise des otages qui a commencé le 26 mai.

Il n’est pas douteux que le Président de la République a été rapidement convaincu qu’il fallait changer la donne et que la situation ne pouvait pas continuer dans l’état où elle était. Changer la donne, cela signifiait tout d’abord changer la donne militaire. On ne pouvait pas maintenir cette situation, et il fallait soit se décider à partir, soit modifier considérablement le dispositif militaire. Il fallait changer la méthode. L’affaire du pont de Vrbanja, qui a été développée devant vous, a démontré que les autorités militaires de la FORPRONU avaient tiré les conséquences de la situation créée par les man_uvres serbes, à l’égard de nos otages. Côté français on a voulu créer la Force de réaction rapide (FRR) qui a été l’objet de la rencontre de MM. Jacques Chirac et John Major le 3 juin, si mes souvenirs sont exacts. Puis les discussions conduites par le Président de la République avec le Président Clinton ont eu lieu en marge du sommet entre l’Union européenne et les Etats-Unis à la mi-juin. Enfin la décision du Conseil de sécurité contenue dans la résolution 998 du 16 juin créant la FRR est intervenue, en dépit du fait que n’était pas résolue la question de savoir comment serait financée cette force, ni même comment elle serait composée.

A l’abri si l’on peut dire, ou dans le cadre de cette résolution, vous connaissez le choix fait par la France d’envoyer à Sarajevo une batterie de canons de 155 qu’on a eu le plus grand mal à faire arriver sur place. J’ai visité personnellement à Ploce, petit port de l’Adriatique du Sud de la Bosnie-Herzégovine, l’ensemble de cet armement impressionnant, stocké sur le port, simplement parce que les autorités locales croates ne voulaient pas le laisser partir pour des raisons mal définies, probablement parce qu’elles craignaient que cet armement n’aille pas à l’endroit que l’on avait annoncé et puisse troubler le jeu que menaient les Croates afin de prendre le contrôle de la Krajina, ce qui a été fait au mois d’août, dans des conditions honteuses. Ces canons, arrivés à Ploce vers le 21 juin, ne sont parvenus qu’un mois plus tard sur leur emplacement à Sarajevo.

Si je rappelle ces événements qui ont déjà été évoqués devant la Mission d’information, c’est simplement pour confirmer l’idée qu’on doit à la France, dans cette période, sous l’impulsion du Président de la République, la décision de procéder à un véritable tournant dans son attitude et dans celle de la communauté internationale, qui a changé le rapport des forces. Ce tournant militaire a été suivi ou accompagné par un tournant diplomatique dans lequel les Etats-Unis ont pris une part très importante. Le tournant diplomatique était plus que nécessaire, puisque la donne était mauvaise sur le plan militaire et des rapports des forces sur le terrain, mais également trouble au niveau diplomatique. Entre les puissances concernées dans la crise de la Bosnie-Herzégovine, il n’y avait pas d’accord sur la ligne de conduite entre les Etats-Unis d’un côté, les Français et les Britanniques de l’autre, les Allemands d’un troisième, et enfin les autres membres de la communauté internationale.

Les étapes de ce changement diplomatique ont été marquées notamment par l’acceptation, le 14 septembre, par les Bosno-Serbes de l’ensemble des conditions qui leur ont été posées après le bombardement du marché de Markale, le 28 août et la riposte de l’OTAN d’un côté, de l’artillerie française de l’autre, entre le 30 août et le 8 septembre. Dans cette période, grâce à la France et grâce aussi au changement d’attitude des Etats-Unis, on est passé d’une situation de quasi-immobilité à l’accélération des processus militaire et diplomatique. Or, c’est au milieu de cette période que se situe le drame de Srebrenica. Sur la chronologie des faits, je ne peux guère vous apporter beaucoup de lumière sur les événements qui se sont passés les 6, 7, 8, 9, 10 et 11 juillet. Comme ce calendrier a été exposé très clairement par plusieurs intervenants devant vous, je me garderai d’en répéter les étapes inutilement.

Je voudrais apporter simplement quelques éléments d’appréciation personnelle. Il est exact et les auditions auxquelles vous avez procédé le confirment que le fonctionnement de la chaîne de commandement de l’ONU a donné nombre de signes de faiblesse en permanence pendant cette période. S’agissant des objectifs poursuivis par les Serbes à Srebrenica dans cette période du 6 au 11 juillet, on peut les constater après coup, mais personnellement je ne me souviens pas que nous ayons pu avoir la moindre certitude pendant que ces événements se déroulaient.

En lisant les auditions auxquelles vous avez procédé j’espérais trouver des éclairages qui auraient complété ce que moi-même j’avais pu connaître à l’époque ; or je constate qu’existent toujours autant d’incertitudes sur ce que pouvaient être les intentions serbes au début des premiers incidents. Dès le départ, avaient-ils l’intention de prendre possession de la zone de sécurité de Srebrenica ? Avaient-ils effectivement l’intention d’en chasser la représentation de la FORPRONU ? Il ne me semble pas que ces éléments soient clarifiés. Pour ce qui me concerne, en tant que Ministre des Affaires étrangères, je n’ai pas eu sur ce sujet de lumières particulièrement éclairantes. Je voudrais témoigner devant vous qu’à l’époque des faits, personne n’imaginait ce qui est arrivé après la chute de Srebrenica, les massacres auxquels il a été procédé, et que dans la période qui a suivi le 11 juillet et la conférence de Londres le 21 juillet, à aucun moment nous n’imaginions ce qui était en train de se dérouler de façon tragique.

Dernière observation, cet événement éclaire évidemment la situation difficile dans laquelle se trouvait la FORPRONU. Chaque zone de sécurité était largement laissée à elle-même. Pour la France, la priorité en mai, juin et juillet était Sarajevo, qui avait fait l’objet d’un immense investissement militaire, diplomatique et politique, y compris en termes de politique intérieure, Sarajevo où la situation était tragique et dramatique et où tout se passait sous l’_il des caméras du monde entier. C’est sur Sarajevo qu’était concentré l’essentiel des préoccupations diplomatiques et militaires françaises, parce que, dans cette zone, nous détenions la totalité des responsabilités. Pour ce qui concerne l’enclave de Srebrenica, ce que nous en savions, c’est que les Hollandais voulaient en partir. Ils l’avaient d’ailleurs obtenu puisque les Ukrainiens étaient annoncés. Je pense réellement qu’il y a un lien entre le fait que les Ukrainiens devaient s’installer et l’initiative prise par les Bosno-Serbes de s’attaquer à cette enclave, avant le départ des Hollandais. En effet, du point de vue des Serbes, la présence des Ukrainiens aurait posé d’autres problèmes.

En conclusion, la FORPRONU, dans toute cette période, avait un mandat confus, à mi-chemin entre le chapitre VI et le chapitre VII de la Charte de l’ONU. Elle avait des moyens réduits, et c’est pourquoi la situation au mois de mai 1995 a été celle que j’ai décrite. Telles sont les quelques observations que je peux faire à l’orée de cette audition.

Le Président François Loncle : Avant que mes collègues vous posent leurs questions, je me permettrai d’en poser une d’entrée de jeu. Vous expliquez que s’agissant des intentions serbes, vous aviez peu de lumière sur celles-ci, qu’il y avait des incertitudes, mais dans les fonctions que vous occupiez, j’imagine que vous disposiez des renseignements recueillis sur place, tant par les militaires que par les services de renseignements. Des personnes devaient faire parvenir des informations sur l’action, voire, cela eût été normal à mon sens, précisément sur les intentions serbes. Comment se fait-il qu’au Quai d’Orsay, vous ne disposiez pas de ces informations ?

M. Hervé de Charette : Présenté comme vous le faites, Monsieur le Président, si le Quai d’Orsay ne disposait pas d’informations, ce serait étonnant. Il est vrai que les autorités françaises n’ont pas eu, avant le 6 juillet, des informations sur les intentions des troupes bosno-serbes à l’égard de Srebrenica.

Le Président François Loncle : N’y avait-il pas plusieurs hypothèses avancées ?

M. Hervé de Charette : Non.

Le Président François Loncle : Cela vous paraît-il normal ?

M. Hervé de Charette : La Mission d’information s’est intéressée à plusieurs reprises à cette question du renseignement et des informations, à la façon dont cela fonctionnait entre les différents pays, comment ces informations étaient ou n’étaient pas échangées, comment les forces de l’ONU elles-mêmes pouvaient ou non avoir des informations appropriées.

A cet égard, ce que je peux vous dire, pour ce qui me concerne, en tant que Ministre des Affaires étrangères, c’est que le Quai d’Orsay disposait d’informations comme toujours, parce que l’échange d’informations entre les instances compétentes dans le dispositif français fonctionne convenablement. En revanche, nous ne possédions pas d’informations qui nous avertissaient avant que les autorités bosno-serbes - le général Mladic et M. Karadzic - avaient l’intention de prendre l’enclave de Srebrenica ou de procéder aux massacres que l’on a connus après.

M. François Léotard : Pouvez-vous nous expliquer, à la lumière de la question du Président François Loncle, si vous avez eu le sentiment, comme cela a été dit pour ce qui concerne l’état-major français et le Président Mitterrand, que la culture du Quai d’Orsay, l’analyse de cette crise par les fonctionnaires et diplomates, à partir de 1990-1991 jusqu’en 1995, n’était pas caractérisée par un sentiment pro-Serbe se traduisant, sur le terrain, par une difficulté très grande à définir l’agresseur ? Avez-vous eu ce sentiment, évoqué à plusieurs reprises, concernant une partie de l’administration française, militaire ou diplomatique ?

Par ailleurs, pouvez-vous préciser quels ont été les contacts que vous avez eus avec M. Van Mierlo, votre homologue hollandais, pendant la période de la crise ? L’avez-vous eu au téléphone ? Avez-vous pu notamment, au cours du sommet franco-allemand, vous rencontrer et en débattre ?

Si vous aviez aujourd’hui à décider de la création de zones de sécurité, comme l’a fait votre prédécesseur, puisque c’est en partie une décision française, le referiez-vous à partir de la tragédie de Srebrenica ?

En 1995, vous êtes venu dans cette salle et avez été interrogé par la Commission des Affaires étrangères. Je cite vos propos : " Que s’est-il passé à Srebrenica ? Des choses étranges à vrai dire. S’est-il passé des atrocités ? Qu’en sait-on ? Je suis comme vous car ce qu’il y a vraiment d’extraordinaire dans tout cela, c’est que l’information est très insuffisante [ce que vous venez de nous dire] et je suppose, en effet, qu’une partie de ce qu’on nous a dit est sans doute vraie. ". Or, nous sommes le 25 juillet, après le sommet de Londres. Entre le 11 et le 12 juillet et le 25 juillet, où on sait maintenant ce qui s’est déroulé sur le terrain, avez-vous été à ce point privé d’informations, d’éléments, de télégrammes, de rencontres, de coups de téléphone avec vos homologues, le Ministre de la Défense ou d’autres personnes, dont le Président de la République, pour sous-estimer ou ignorer ce qui maintenant apparaît. Cela est tout à fait possible, mais nous avons reçu du Quai d’Orsay, des dépêches et des télégrammes que nous sommes en train d’analyser. Il est assez frappant de voir une aussi forte administration ignorer un drame de cette ampleur. Comment jugez-vous a posteriori ce silence, ou cette désinformation ou mauvaise information ?

M. Hervé de Charette : Tout d’abord, je répondrai sur la critique bien connue à l’égard du Quai d’Orsay qui serait pro-Serbe. D’ailleurs cette critique n’est pas faite seulement à l’égard du Quai d’Orsay, mais à l’égard de la France. Je mets pour l’instant entre parenthèses la tragédie que nous avons connue au cours de toute cette période. L’amitié franco-serbe est quelque chose qui existe et qui vient d’assez loin. A Belgrade, dans un parc qui se trouve sur les bords du Danube, à l’embouchure de la Save, il y a un monument à l’amitié franco-serbe au pied duquel on peut lire une très belle phrase que je n’ai vue nulle part ailleurs. Elle est ainsi rédigée : " Aimons la France comme elle nous a aimés ". Il existe peu de pays dans le monde où vous pouvez trouver des monuments aussi émouvants. Par conséquent, l’amitié franco-serbe est quelque chose qui a existé et qui a pesé lourd dans la conscience du peuple serbe ainsi que dans celle -je pense- du peuple français. Je ferme ma parenthèse pour dire qu’il existe effectivement ce sentiment pro-Serbe en France.

Maintenant, la diplomatie française a-t-elle été, dans cette période, pro-Serbe et ainsi aveuglée dans l’analyse exacte des événements qui se déroulaient ? Ce sentiment pro-Serbe a-t-il empêché les Ministres successifs de désigner l’adversaire ? J’ai lu la déclaration que M. Alain Juppé, mon prédécesseur au Quai d’Orsay, a faite devant vous. Il a été très clair sur le sujet. Pour ce qui me concerne, je voudrais également vous confirmer que je n’ai jamais eu aucune peine non plus à définir qui était l’agresseur. Je me rappelle être revenu d’un déplacement que j’avais effectué à Sarajevo au début du mois d’août 1995, en demandant au Président de la République de recevoir à Paris M. Izetbegovic, le Président bosniaque, qui n’avait jamais été reçu. J’ai dit qu’il fallait le recevoir car il était le chef de ceux qui subissaient les agressions serbes. Cela permettait ainsi de montrer, de façon claire et nette, la position française. C’est ce qui a été fait.

Par conséquent, de ce point de vue, il n’y a aucune ambiguïté politique, ce qui est important. Je suppose que ce ne sont pas les sentiments de tel fonctionnaire dans un bureau sur lequel ni vous ni moi pouvons avoir d’opinion particulière. La politique française a été, dans cette période marquée par une prise de position très claire dans laquelle il était aisé de désigner l’agresseur.

Cela ne voulait pas dire qu’il n’y ait pas d’attitudes condamnables chez les autres. C’est là un autre élément d’appréciation. Par exemple, la façon dont l’armée croate a chassé les populations serbes de la Krajina, soit 150 000 personnes en trois jours et ce de façon extrêmement violente, n’est pas digne d’éloges. Il est vrai que la communauté internationale ne s’est pas beaucoup émue pour ce drame dont on peut penser qu’il avait été organisé avec une certaine bienveillance américaine. En effet, c’était un élément de clarification géographique, hélas, puis un élément d’épuration ethnique malheureusement. Mais je répète que le fait que ce soient les Serbes qui aient été les agresseurs pendant toute cette période, n’a jamais fait l’objet de doute ni d’équivoque dans les attitudes politiques françaises.

Quant à mes contacts avec M. Van Mierlo, qui s’est exprimé devant la Mission d’information, je le connais très bien ; il a été longtemps Ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas. La seule chose que je peux indiquer est qu’en effet, en marge du sommet franco-allemand, j’ai eu avec lui une conversation téléphonique au cours de laquelle il m’a expressément demandé de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’intervention aérienne de l’OTAN sur la zone de Srebrenica. Cela était demandé avec une très grande insistance et c’était au moment du sommet franco-allemand, le 11 juillet.

Sur les zones de sécurité, on peut discuter de l’adaptation du mandat de l’ONU et de l’adaptation des moyens au mandat. On peut soutenir que la FORPRONU manquait cruellement de clarté dans sa mission et de moyens de la mettre en _uvre. En revanche, on peut difficilement, me semble-t-il, contester que la communauté internationale agissait bien en essayant de protéger et de mettre à l’abri des populations qui, en l’occurrence, étaient des populations bosniaques qui se trouvaient dans des territoires à dominante serbe. De ce point de vue, l’enclave de Srebrenica était une bonne décision que l’on n’a pas à regretter.

En revanche on peut déplorer le manque de netteté du dispositif, l’insuffisance des effectifs qui y étaient basés. On peut regretter le fait que l’on se soit progressivement - mais ce n’était pas dans le mandat - laissé enfermer dans ces zones de sécurité, en acceptant jour après jour, par l’usure du système, que les accès en soient contrôlés par les Serbes, que les moyens militaires ne puissent plus y entrer, que l’alimentation y entre au compte-gouttes. Cela a dénaturé progressivement ces zones de sécurité qui auraient dû être des zones de paix dans lesquelles vivent en commun des populations d’origine ethnique différente, alors que ces zones sont devenues, petit à petit, des sortes de camps surveillés par l’ennemi. Mais je ne crois pas que le concept en lui-même fut une erreur.

Enfin, vous m’avez demandé pourquoi, devant la Commission des Affaires étrangères, je n’avais éventuellement pas dit tout ce que je savais le 25 juillet. Vous me permettrez de considérer que, lorsque l’on est Ministre des Affaires étrangères, on se garde de faire des déclarations excessives, y compris quand on a des informations, et notamment lorsqu’on n’a pas la totalité des informations. Je me suis en effet, pendant cette période, abstenu de faire des déclarations publiques. C’est la responsabilité de chacun. C’est la mienne tel que j’en juge.

Le Président François Loncle : Est-ce à dire que vous aviez les informations ?

M. Hervé de Charette : On commençait à en avoir, mais sans avoir la totalité de l’information. On savait certains éléments. Je ne peux pas vous en dire plus aujourd’hui.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous savez qu’il y a eu un rendez-vous controversé, le 4 juin, entre le général Janvier et le général Mladic. Le général Janvier a confirmé à la Mission d’information que lors de cet entretien, le général Mladic lui avait fait des propositions qu’il avait transmises. Ensuite se posent des questions sur les délais de transmission à l’ONU. Mais je suppose que vous avez été informé des propositions du général Mladic.

M. Hervé de Charette : Non.

M. François Lamy, Rapporteur : Les informations sont donc transmises à l’ONU, mais y a-t-il un retour vers le ministère des Affaires étrangères ?

M. Hervé de Charette : Ma réponse est non.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous êtes dans le même état d’esprit que devant la Commission des Affaires étrangères mais vous n’êtes plus Ministre. Vous avez expliqué tout à l’heure que lorsque vous étiez Ministre, vous disposiez de certaines informations que vous ne pouviez pas donner, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas.

M. Hervé de Charette : Je vous ai répondu.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous avez évoqué un désaccord entre les Français et les Britanniques, d’un côté, les Américains de l’autre, et les Allemands dans une troisième configuration. Puis vous avez parlé d’un changement des Etats-Unis à cette époque. Pouvez-vous nous préciser la nature des divergences entre les uns et les autres et quel a été l’évolution des Etats-Unis qui a permis du coup de changer de politique militaire à cette époque ?

Lorsque vous étiez Ministre des Affaires étrangères, je suppose que le Quai d’Orsay savait très bien qu’il n’y avait pas de sortie militaire à cette crise et qu’il fallait trouver des solutions politiques. Il y avait de multiples plans. Je voudrais savoir quel était l’état des réflexions du Quai d’Orsay à ce moment-là. J’imagine que l’on travaillait sur des cartes et des possibilités d’un règlement politique. Dans les propositions françaises, quel était le sort des enclaves dont chacun comme vous-même voyait bien qu’elles étaient difficiles à défendre ?

Après la chute de Srebrenica, il a été visiblement envisagé du côté de la présidence de la République et du ministère de la Défense de proposer à nos alliés de reprendre Srebrenica. Avez-vous été associé à ces réflexions et quelle était alors votre position ?

M. Hervé de Charette : Il est exact que la reprise de Srebrenica a été évoquée au cours d’une discussion qui a eu lieu à l’Elysée. Cette proposition du général Quesnot a fait l’objet de diverses études, mais il est vite apparu qu’une initiative française était totalement impossible et que les autres pays, à commencer par les Etats-Unis, étaient tout à fait hostiles à cette idée. Par conséquent, l’idée de reprendre Srebrenica a été abandonnée, malgré les propos qu’avait lancé le Président de la République au sommet franco-allemand.

S’agissant de la politique américaine, elle était, en Bosnie-Herzégovine, assez différente de celle des principaux pays européens engagés au sol, et notamment les Britanniques et les Français. Les Etats-Unis souhaitaient ne pas avoir de troupes à terre, mais garder néanmoins, par l’intermédiaire de l’OTAN, le contrôle du dispositif aérien et donc du principal moyen militaire de réponse aux attaques serbes. Il est vrai que les Américains ont été, dans la période que j’ai vécue, extrêmement actifs sur le plan diplomatique. Ce sont eux qui ont voulu que les négociations se passent aux Etats-Unis, même si ce n’était pas très agréable aux dirigeants français et britanniques qui avaient le sentiment d’avoir beaucoup contribué au changement du rapport des forces militaires sur le terrain.

A partir de ce moment, les discussions entre Américains, Français et Britanniques, qui étaient présents dans le lieu de négociation à Dayton, ont été des discussions dans lesquelles la coopération entre les uns et les autres a été sérieuse et très efficace. Cette coopération a permis de défendre ensemble une ligne commune, de sorte que les accords de Dayton ont été le résultat d’une négociation dans laquelle Européens d’un côté et Américains de l’autre avaient travaillé la main dans la main.

S’il est exact qu’au départ, dans le dispositif militaire, Français et Américains ne partageaient pas la même attitude, et que dans la période précédente, les Américains avaient à plusieurs reprises montré qu’ils étaient désireux de donner aux Bosniaques des moyens militaires et de les laisser s’armer ou donné le sentiment qu’ils laissaient les Croates mener à bien leurs propres initiatives, comme je l’ai évoqué à propos de la Krajina, ensuite, dans la négociation à Dayton avec les représentants des diverses parties, Français, Britanniques et Américains ont travaillé la main dans la main. L’idée générale de l’ensemble des participants à ces négociations, que ce soient les Européens ou les Américains, était de refuser un découpage ethnique de la Bosnie-Herzégovine. C’était l’idée centrale depuis le début. Il s’agissait d’exiger, d’une part, que soit autant que faire se peut maintenu sur le terrain l’état des populations très imbriquées les unes dans les autres et, d’autre part, des institutions qui devaient reconnaître ce caractère, même si on était conduit à organiser un système de type fédéral entre les Serbes, d’un côté, et les Bosno-Croates, de l’autre.

Vous avez voulu savoir si les Français avaient, à cet égard, des vues particulières que je pourrais exposer à la Mission d’information, notamment sur le sort des enclaves. Non, car s’agissant des enclaves, l’idée de base qui a présidé du début à la fin à la présence de la FORPRONU, au rôle de la France, la conception que l’on défendait, était qu’il faudrait bien maintenir la diversité, l’imbrication des populations et des institutions qui respectent cette diversité et cette imbrication. Que la communauté internationale ait subi, dans cette période, une série de déceptions et d’échecs faisant que finalement, sur le terrain, une réelle séparation des populations se soit organisée malgré elle, cela est difficilement contestable. Néanmoins, que ce soit le maintien d’un certain nombre de situations ou l’exigence d’institutions qui respectent le caractère pluraliste de la Bosnie-Herzégovine, tout cela a montré, je pense, une certaine continuité de la politique française.

M. Pierre Brana : J’avoue que je suis un peu étonné, sinon choqué, en ce qui concerne le problème des renseignements, parce qu’au fond maintenant, on dispose d’informations relativement précises. Dernièrement, a été publié par Médecins sans frontières un article du journal La Croix datant du 10 juillet 1996 dans lequel sont contredits, d’une manière catégorique, les propos de plusieurs responsables politiques et militaires selon lesquels la chute et les massacres de Srebrenica n’étaient pas prévisibles. En effet, La Croix révèle, je le cite : " A l’issue de plusieurs mois d’investigation, les services de renseignement français et américains auraient intercepté, dès le 17 juin 1995, [c’est-à-dire un mois avant la tragédie de Srebrenica] des communications entre le général Perisic, chef d’état-major de l’armée fédérale yougoslave, et le général Mladic, les deux hommes préparant l’attaque contre Srebrenica ". Alors que l’on dispose d’éléments précis, comment se fait-il, selon vous, que le ministère des Affaires étrangères n’avait pas ces résultats d’écoutes ? Monsieur le Président, peut-être devrions-nous adresser une lettre officielle au Premier ministre afin de lui demander l’autorisation d’obtenir ces écoutes qui doivent bien figurer quelque part ? Si elles ne sont pas au ministère des Affaires étrangères, elles sont alors au ministère de la Défense, mais elles sont bien quelque part. Je crois qu’il serait bon que nous demandions le texte de ces écoutes afin que nous puissions nous faire une idée précise si nos services de renseignement ont intercepté ou non ces communications.

Les Nations unies ont fait, fin 1999, leur autocritique sur ce drame de Srebrenica. Nous avons tous lu le rapport très documenté et très solide du Secrétaire général. Depuis, un certain nombre de réformes de l’Organisation ont été engagées, d’autres sont annoncées. Qu’en pensez-vous en tant qu’ancien Ministre des Affaires étrangères ? Ces réformes ou ces projets de réforme vous paraissent-ils capables, dans l’avenir, d’éviter le renouvellement d’une pareille tragédie ou au contraire, pensez-vous à d’autres réformes qu’il conviendrait d’engager ?

Le Président François Loncle : Vous avez effectivement commencé votre propos en faisant état de votre sentiment d’incapacité de tenir une ligne ferme de la part de la communauté internationale, c’est-à-dire des membres composant le Conseil de sécurité de l’ONU. Quand on accuse l’ONU, il faut toujours avoir à l’esprit qu’il y a un Conseil de sécurité et qu’il y a de grandes puissances qui sont partie prenante de l’organisation internationale.

M. Hervé de Charette : Bien entendu, dans l’ONU, il y a les nations. Pour ce qui concerne les écoutes, sans me mêler des travaux de la Mission d’information, pour ma part, je ne verrai que des avantages à ce que la démarche que vous proposez soit effectuée et que des avantages à ce qu’elle permette de résoudre la question. Elle m’intéresse autant que vous car un article de journal, même s’il est important, ne reste qu’un article, mais aiguise la curiosité. Est-il possible qu’il y ait eu quelque part dans le système français de renseignement qui, je vous rappelle, n’est pas sous l’autorité du Ministre des Affaires étrangères, une information capitale qui ne serait pas arrivée sur le bureau des autorités gouvernementales ? Cela m’intéresse autant que vous, car j’aurais été très intéressé de savoir qu’une attaque serait déclenchée contre Srebrenica avant, plutôt que découvrir ce qui se passait pendant, voire après. Par conséquent, j’ai le même intérêt que vous à savoir si le système de renseignement français est efficace et si les informations qu’il possède sont transmises aux autorités politiques. Je n’ai aucune raison de ne pas souhaiter exactement comme vous que l’on sache ce qu’il en est. Si la Mission d’information fait avancer sur ce sujet, elle m’en verra enchanté.

S’agissant de l’ONU, je pense qu’aucune crise, hélas, ne ressemble à une autre. Toutefois, il est vrai que, dans l’affaire de la Bosnie-Herzégovine comme, me semble-t-il, dans l’ensemble des crises de l’ancienne Yougoslavie, la communauté internationale n’a pas fait preuve d’une très remarquable efficacité. Qu’elle ait fait preuve de bonne volonté, certes, qu’elle soit intervenue, il n’y a aucun doute, mais qu’elle ait fait preuve de vigilance, de sens de la prévoyance, de détermination, de cohésion, de lucidité, d’adaptation des moyens aux décisions qu’elle prenait, sûrement pas. Y a-t-il, dans le rapport Brahimi, des réponses appropriées ? Je n’en sais rien. A ce sujet, je fais part des quelques observations suivantes.

Premièrement, désormais les membres du Conseil de sécurité, en particulier ses membres permanents, ne devraient pas accepter de s’engager dans des opérations sans mandats d’une très grande précision et d’une très grande clarté.

Deuxièmement, je suis persuadé que la distinction entre le chapitre VI et le chapitre VII n’est pas opérante et qu’elle ne correspond pas à la réalité. Elle correspond à une certaine philosophie des interventions de l’ONU, mais pas aux réalités que l’on a connues sur le terrain.

Troisièmement, la chaîne de commandement de l’ONU ne fonctionnait pas bien. Un des éléments qui m’a frappé à la lecture des différentes auditions auxquelles la Mission d’information a procédées est qu’à la chaîne de commandement de l’ONU, se mêlait une espèce de chaîne de commandement officieuse - pas tout à fait absente pour ne pas dire bien réelle - qui reliait les contingents à leur dispositif militaire propre. Je ne crois pas que l’on a eu, pour ce qui nous concerne, à s’en plaindre, car j’estime que la façon dont le Président de la République a réagi en 1995 a vraiment été un élément extrêmement important et déterminant de l’évolution de la situation. Mais il est évident que ceci créait un trouble et des incertitudes. Il me semble que le dispositif militaire ne peut s’appliquer que sur la base d’une volonté politique claire et forte. Or elle ne l’a pas été durant cette période. Elle a été changeante, instable, marquée par des divergences nombreuses. Du coup, les militaires qui se trouvaient sur place éprouvaient de grandes difficultés dans leur ligne de conduite.

Quant à une rencontre avec le général Janvier, je n’ai eu de vraies conversations avec lui qu’une seule fois, à Split, parce que les autorités militaires n’avaient pas de raisons particulières de défiler dans mon bureau. Je me trouvais à Split parce que je devais aller m’entretenir avec le Président Tudjman. Dans la soirée, j’ai appris que les troupes croates avaient commencé de chasser les Serbes de leurs villages. Evidemment je ne me suis pas rendu à cette rencontre et j’ai fait escale à Split où j’ai passé quelques heures en tête à tête avec le général Janvier. A cette occasion j’ai été frappé de voir avec le général Janvier et ses collaborateurs, la difficulté qu’éprouvaient les militaires dans une situation dans laquelle ils étaient finalement plus souvent qu’à leur tour laissés à eux-mêmes, comme l’ont visiblement été à Srebrenica les troupes hollandaises et le commandement hollandais. Ce sont ces situations-là qui provoquent les drames dans lesquels ensuite ces militaires se trouvent mêlés, sans l’avoir voulu, et dans des situations où l’on ne saurait leur imputer la responsabilité des événements.

Mme Marie-Hélène Aubert : Sur la prise des otages en mai et juin 1995, que pouvez-vous préciser sur la façon dont ces otages ont été libérés, sur les négociations éventuelles qu’il y aurait eu ? D’ailleurs il y a forcément eu négociations, cela n’a pas été contesté par M. Alain Juppé lui-même. Quelles sont vos informations sur ce point ? Selon vous, comment ces otages ont-ils été libérés, quelle contrepartie éventuelle avait été négociée à cette occasion si ce n’est pas l’usage de l’arme aérienne ?

S’agissant de l’arme aérienne, évoquait-on, du moins avec les ministres compétents, l’usage de cette arme en Bosnie ? Y avait-il débat ? La position du Gouvernement français était-elle clairement ou non sceptique sur l’emploi de cette arme aérienne ?

Concernant le général Janvier, vous dites que vous l’avez rencontré, mais sans préciser l’époque.

M. Hervé de Charette : C’était début août 1995.

Mme Marie-Hélène Aubert : Si vous n’avez pas rencontré le général Janvier pendant la période mai, juin et juillet 1995, aviez-vous vous-même ou indirectement des contacts avec lui vous tenant informé de la situation ?

M. Hervé de Charette : Je vous confirme que non. Je n’ai pas rencontré le général Janvier dans la période précédente et je n’avais pas d’informations autres que celles échangées normalement entre le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense puisque - M. François Léotard le sait - existait entre ces deux administrations, un échange constant d’informations dans lequel je suppose que le ministère de la Défense donnait toutes les informations utiles.

La crise des otages s’est terminée le 18 juin. Qu’il y ait eu des négociations, c’est évident. A ma connaissance, ce sont des négociations qui ont eu lieu sur le terrain sur place, par l’intermédiaire de nos autorités militaires. Je ne peux pas vous en dire plus. Mais, à ma connaissance, jamais une décision politique n’a pu être prise, dans les instances où je me suis trouvé - et franchement je l’aurais su - dans laquelle la France aurait convenu qu’on n’utiliserait plus l’arme aérienne contre les forces bosno-serbes. Jamais...

Que faut-il penser de l’usage de l’arme aérienne ? Comme vous le savez, il y a plusieurs types d’utilisation de l’arme aérienne. En l’occurrence, il y en avait deux sur le terrain du théâtre d’opération de la Bosnie-Herzégovine : l’utilisation de l’arme aérienne de façon rapprochée pour soutenir ou protéger des dispositifs des troupes de la FORPRONU et les frappes aériennes systématiques sur des cibles définies à l’avance, souvent en profondeur dans le territoire ennemi. Je ne suis pas un militaire et je n’ai exercé de responsabilités d’aucune sorte sur le plan militaire. Toutefois, ce que j’ai vu et l’impression que j’en ai retirée, c’est qu’effectivement l’usage de l’arme aérienne était assez faible d’efficacité, y compris sur des cibles, lorsqu’il s’agissait de frappes d’envergure, définies à l’avance. On constatait, avec les photos aériennes que l’on pouvait par hasard voir, que l’efficacité de ces frappes aériennes massives était assez faible. Mais je le répète, j’avais peu d’accès à ce type d’informations.

Par conséquent, je reste persuadé, mais c’est une considération personnelle, que l’arme aérienne est certainement utile, mais elle ne peut remplacer l’action sur le terrain. C’est le point de vue personnel de quelqu’un qui n’a pas plus de qualifications, peut-être moins que vous, Madame, à répondre sur ce sujet.

Mme Marie-Hélène Aubert : Pour être plus précise, concernant Srebrenica, vous pensez ou laissez penser que l’usage plus précoce de l’arme aérienne n’aurait rien changé à la situation.

M. Hervé de Charette : Non, je n’ai pas dit cela et je ne suis pas en état de porter un jugement sur cette question parce que je ne suis pas militaire. Par conséquent, je me garderai bien de porter un tel jugement. J’ai dit que concernant l’usage de l’arme aérienne par frappes massives, j’avais cru apercevoir, dans ma modeste expérience en Bosnie-Herzégovine, que l’efficacité d’une telle intervention était assez éloignée de ce que l’on peut imaginer. En revanche, l’intervention aérienne dans des situations de combats rapprochés est une autre paire de manches. Cela aurait-il changé le cours des événements dans l’affaire de Srebrenica si l’aviation de l’OTAN était intervenue non pas le 11 juillet à 14 heures comme elle l’a fait, mais plutôt le matin du 11 juillet, voire le 9 ou le 10 juillet, alors que le commandant sur place le demandait ? Franchement, peut-être. Mais je suis comme vous, je n’ai aucun moyen de juger sur le plan militaire.

Mme Marie-Hélène Aubert : Avez-vous participé, directement ou indirectement, à des entretiens, été informé ou sollicité sur cette question de l’usage de l’arme aérienne début juillet ?

M. Hervé de Charette : Non. Je ne sais pas à quoi vous faites allusion, alors j’ai du mal à vous répondre, mais je n’ai pas le souvenir que nous ayons eu un débat théorique sur l’usage de l’arme aérienne en Bosnie-Herzégovine au mois de juillet. Maintenant, si vous me demandez si nous avons discuté du point de savoir s’il fallait intervenir à Srebrenica entre le 6 et le 11 juillet, ma réponse est non. Je n’ai pas été associé à ce type de discussions. Je ne crois pas qu’elles aient eu lieu dans le dispositif français dans cette période, sinon je pense que je le saurais.

M. François Léotard : Je voudrais juste apporter une précision qui est importante. Suite aux auditions de M. Alain Juppé, puis des deux Ministres hollandais, est apparue une sorte de divergence sur les relations entre le Gouvernement français et le Gouvernement hollandais, durant cette période. Je voudrais essayer de préciser les choses. Il y a deux niveaux. Au niveau du terrain, nous avons à peu près établi le cheminement des décisions et la responsabilité que chacun a pu prendre dans l’ordre ou le refus de l’ordre de donner accès à la force aérienne. On voit à peu près ce qui s’est passé.

Vous venez de nous indiquer que vous avez eu un entretien avec M. Van Mierlo le 11 juillet. Cela signifie-t-il qu’auparavant, sur ce sujet, vous n’avez eu aucun entretien avec M. Van Mierlo ? En d’autres termes, il n’y a eu aucune demande hollandaise vous priant de ne pas donner suite, et ensuite non plus. Le seul entretien dont vous vous souvenez avec M. Van Mierlo est celui qui a eu lieu le 11 juillet, au sommet franco-allemand, au cours duquel il vous dit : " Je vous demande instamment de faire en sorte qu’il n’y ait pas utilisation de l’arme aérienne. " Est-ce bien cela ?

M. Hervé de Charette : Absolument.

Le Président François Loncle : J’aimerais connaître votre appréciation sur ce que vous avez appelé le tournant politique, diplomatique de mai 1995.

M. Hervé de Charette : et militaire.

Le Président François Loncle : Le tournant militaire est la conséquence du tournant diplomatique. Il convient de bien cadrer le calendrier. On est dirigé par un Gouvernement au sein duquel M. Edouard Balladur est le Premier ministre et M. Alain Juppé le Ministre des Affaires étrangères ; arrive l’élection du Président de la République, Jacques Chirac, le 7 mai. Le Gouvernement d’alors a pour Premier ministre M. Alain Juppé, et M. Hervé de Charette est Ministre des Affaires étrangères. Tel est le tandem décisionnel du point de vue de la diplomatie française sans personnaliser à outrance. Est-ce à dire, s’il y a un tournant aussi accentué et visible que vous le décrivez, qu’il y ait des appréciations aussi différentes entre ces deux Gouvernements, alors que M. Alain Juppé y demeure, même à des fonctions différentes. Est-ce tout simplement parce que le pouvoir décisionnel était concentré à l’Elysée en la matière, c’est-à-dire à l’époque du Président Mitterrand et du Président Chirac ? Une des deux versions semble vouloir s’imposer, à moins que ce soit plus nuancé. C’est l’appréciation que je souhaite que vous portiez.

M. Hervé de Charette : Je crois qu’il n’est pas contestable qu’il y a eu, du point de vue de l’attitude de la France et d’ailleurs du point de vue de la communauté internationale, dans l’affaire de Bosnie-Herzégovine, un tournant. Ce tournant a eu lieu au printemps 1995. Il y en a eu d’autres certainement avant, mais je ne parle que de ce que je connais. J’ai essayé de décrire les deux aspects les plus importants de ce tournant. Il y a la décision française de ne pas laisser les contingents français de la FORPRONU dans la situation tragique où ils se trouvaient. C’est au Président de la République que nous la devons. Le deuxième aspect concerne la décision de la communauté internationale de répliquer fortement, fin août, aux bombardements serbes sur un marché de Sarajevo et le dispositif militaire et diplomatique qui s’en est suivi et qui a abouti aux accords de Paris. Il y a eu, en effet, à ce moment-là, un tournant majeur. Je l’ai décrit dans ces différentes implications. Le fait qu’il y ait un changement politique en France, à cette époque, a évidemment joué un rôle très important dans cette évolution. Le fait que le Président de la République ait changé est évidemment un élément extrêmement important, voire l’élément central de ce dispositif. M. Alain Juppé, qui avait été deux ans et demi Ministre des Affaires étrangères, est devenu Premier ministre. Il a continué à suivre ce dossier avec l’efficacité qu’on lui connaît. Moi-même, j’ai appris à travailler sur ce sujet aussi bien avec lui qu’avec le Ministre de la Défense et le Président de la République. Il y a eu un changement majeur, il n’est pas seulement français, mais il a d’abord été français, et pour ce qui concerne la France, il a été initié, impulsé et conduit par le Président de la République.

Le Président François Loncle : En fait, s’il n’est pas seulement français, cela signifie aussi que les événements ont pesé dans ce changement. Vous l’avez d’ailleurs indiqué à l’instant. Il y a le changement à l’Elysée, et puis la quotidienneté et la gravité accentuée des événements qui jouent sur ce tournant, tout autant que la personnalité des hommes.

M. Hervé de Charette : Vous avez certainement raison. Comme toujours dans les faits, il y a le poids des hommes et le poids des événements. En l’occurrence, puisque vous parlez du poids des hommes, je voudrais ajouter que le Président Chirac et le Président Clinton ont créé entre eux, sur ce sujet, une relation de compréhension mutuelle qui me semble avoir joué un rôle important. De la même façon, la personnalité, parfois contestée mais que personnellement j’apprécie, de M. Richard Holbrooke, le représentant américain, très présent dans cette période, a également pesé lourd dans l’engagement américain. De même qu’ont dû peser une certaine façon de mieux partager entre Européens et Américains l’analyse diplomatique, les initiatives à prendre, etc. Durant cette période, j’ai beaucoup travaillé avec M. Richard Holbrooke, qui n’était pas toujours apprécié du côté européen car c’était une personnalité assez vigoureuse et qui aimait bien la médiatisation, fût-ce aux dépens des autres, mais c’était un homme dont la qualité et l’engagement personnel dans la résolution de la crise ainsi que les rapports qu’il a établis avec les Européens ont joué un rôle très important.


Source : Assemblée nationale (France)