(séance du 17 mai 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Je suis heureux d’accueillir M. Pierre Salignon qui coordonnait les opérations de Médecins sans frontières (MSF) dans les Balkans, au moment des événements de Srebrenica.

M. Pierre Salignon : Merci Monsieur le Président.

Monsieur le Président, Madame et Messieurs les Députés, Mesdames, Messieurs, je vous remercie de m’accueillir aujourd’hui et de me permettre d’apporter mon témoignage à la Mission d’information parlementaire chargée d’établir la part des responsabilités politiques et militaires de la France dans la tragédie de Srebrenica.

Je travaille pour l’organisation Médecins sans frontières (MSF) depuis 1992 et j’occupe aujourd’hui un poste de responsable des programmes. Entre 1993 et 1995, j’étais responsable des opérations de MSF pour l’ex-Yougoslavie au siège parisien de l’organisation. A ce titre, j’ai effectué pendant trois ans des visites régulières dans la région, et notamment dans les enclaves musulmanes de l’Est de la Bosnie, Srebrenica et Gorazde. Concrètement, j’étais chargé de l’analyse, de la mise en _uvre et de l’évaluation des opérations de secours de MSF. A l’époque, une centaine de " Médecins sans frontières " de toutes les nationalités étaient présents en Bosnie-Herzégovine, en Croatie, en Serbie et en Macédoine. En Bosnie-Herzégovine, alors que la purification ethnique s’intensifiait, nos équipes médicales opéraient notamment dans les " zones de sécurité " des Nations unies, à Sarajevo, Bihac, Tuzla, Srebrenica, Gorazde et Zepa, mais aussi dans les territoires sous le contrôle des autorités de Pale.

Les volontaires de Médecins sans frontières sont entrés dans la " zone de sécurité " des Nations unies de Srebrenica en mars 1993, en même temps que le général Morillon. Pendant plus de trois ans, chirurgiens, médecins, infirmiers et logisticiens, tous volontaires, se sont succédé dans l’hôpital de Srebrenica au chevet des blessés et des malades.

Comme vous l’ont expliqué le 29 mars dernier, au cours de leur audition, les volontaires de MSF Daniel O’Brien et Christina Schmitz, MSF a quitté Srebrenica fin juillet 1995, après que près de 30 000 civils ont été déportés en quelques jours par les hommes du général Mladic et plus de 7 000 autres exécutés ; parmi ces derniers se trouvaient une dizaine de blessés et de malades dont MSF avait la charge et 22 membres bosniaques du personnel médical de Srebrenica.

Je pense que l’objectif de la Mission d’information parlementaire sur la tragédie de Srebrenica est avant tout d’évaluer si les engagements de protection pris en faveur de la population de cette " zone de sécurité " dans le cadre des Nations unies et presque toujours à l’initiative de la France ont été respectés ; et, si non, pourquoi.

Je me propose de témoigner devant vous en mettant au centre de mes préoccupations les crimes graves dont a été victime la population de Srebrenica.

Trois questions me paraissent essentielles.

1) La première concerne la prévisibilité des massacres d’une partie de la population de Srebrenica. Elle est, me semble-t-il, aussi importante que celle de la prévisibilité de la chute de la " zone de sécurité " de Srebrenica. Si on se limite à l’examen de la chute, on évacue la responsabilité des Nations unies et de la France face aux massacres qui ont suivi l’abandon des habitants de Srebrenica aux mains des forces serbes de Bosnie.

2) La seconde question concerne l’absence de réaction des Nations unies pour défendre Srebrenica, puis, après la chute de l’enclave, pour assurer l’évacuation en toute sécurité des habitants pourtant placés sous sa protection. En plus de l’absence de frappes aériennes de l’OTAN pour prévenir la conquête de Srebrenica par les forces bosno-serbes, aucun autre scénario n’a été envisagé, et mis en _uvre ensuite, pour assurer l’évacuation protégée de la population civile et des " non combattants ", conformément aux engagements pourtant pris dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies.

3) Enfin, une troisième question concerne l’instrumentalisation de l’action humanitaire par la diplomatie française pendant la guerre en Bosnie. La participation de plus de 7 000 soldats français avec un mandat humanitaire n’a-t-elle pas entretenu l’illusion de la détermination politique de la France à mettre un terme aux violences contre les civils ?

La prévisibilité des massacres

En juillet 1995, quand les forces serbes de Bosnie lancent leur offensive contre Srebrenica, le massacre des habitants est prévisible, quoi qu’en disent certains dirigeants français que vous avez auditionnés.

Depuis le début des hostilités en 1991, la guerre de " purification ethnique " qui ravage l’ancienne fédération yougoslave a déjà provoqué la plus grande vague de réfugiés que l’Europe ait connue depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Dans la seule Bosnie-Herzégovine, sur les 5 millions d’habitants, près de 2,7 millions ont dû abandonner leurs foyers, tandis que des centaines de milliers d’autres ont cherché refuge dans les pays voisins. Plusieurs dizaines de milliers de civils sont morts, tombés sous les bombes des belligérants, assassinés par les tireurs embusqués. Quatre ans avant le massacre de Srebrenica, les circonstances de la chute de Vukovar en 1991 avaient également montré que les massacres de populations étaient indissociables de la guerre de purification ethnique. Avant la chute de la ville de Vukovar aux mains des hommes de Slobodan Milosevic, le 18 novembre 1991, après plus de 86 jours d’un siège atroce, un convoi MSF était parvenu à évacuer quelque 100 blessés graves. II ne fut pas autorisé à y retourner pour chercher ceux qui étaient restés (plus de 200). Le choc fut terrible d’apprendre, quelques semaines plus tard, qu’ils avaient tous été exécutés et jetés dans des fosses communes.

L’assaut lancé, le 6 avril 1992, par les nationalistes serbes contre le nouvel Etat bosniaque a ensuite entraîné l’extension des opérations de nettoyage ethnique à la Bosnie. Des centaines de villes et de villages ont été systématiquement détruits et incendiés par les milices du leader serbe de Bosnie, Radovan Karadzic. Des dizaines de milliers de civils ont été emprisonnés, torturés, les " élites " massacrées dans des camps de concentration de sinistre mémoire : Omarska, Manjaca, Trnopolje, Keraterm, le tout conformément à un plan soigneusement programmé. Les Etats occidentaux ont protesté sous la pression d’une opinion publique internationale choquée par les images des corps décharnés des prisonniers. Les camps ont été fermés, mais les opérations de purification ethnique se sont poursuivies... Souvenez-vous des massacres commis en 1992 et 1993 dans l’Est de la Bosnie à Zvornik, Gerska, Bratunac, Foca. A chaque fois, ils ont été organisés méthodiquement ; les hommes et les adolescents en âge de se battre ont été emprisonnés et exécutés ; les femmes violées, torturées, déportées.

En juillet 1995, alors que Srebrenica est attaquée, les méthodes de guerre du général Mladic et de ses hommes sont parfaitement connues des autorités françaises, de tous.

L’Ambassadeur de France en Bosnie, M. Henry Jacolin, vous a d’ailleurs rappelé qu’il avait fait part à Paris dès 1993 de la clarté des objectifs politiques et militaires des nationalistes serbes dans un télégramme diplomatique intitulé, fort justement, Chronique d’un nettoyage ethnique annoncé.

Le chef des enquêtes sur la tragédie de Srebrenica au Tribunal pénal international, M. Jean-René Ruez, a quant à lui rappelé dans son audition que, dès 1994, le général Mladic avait annoncé publiquement son intention d’exterminer la population musulmane de l’Est de la Bosnie.

II faut enfin rappeler que la résolution 819 du Conseil de sécurité de l’ONU qui a créé la " zone de sécurité " de Srebrenica, à l’initiative de la France, faisait référence dans son préambule au risque de génocide qui pesait sur la population qu’elle devait protéger.

Mon premier séjour à Srebrenica remonte au mois de mars 1994. Je me souviens avoir découvert un véritable ghetto, une prison à ciel ouvert. L’enclave musulmane de Srebrenica avait été déclarée " zone protégée " par les Nations unies en avril 1993, et avait été placée sous le contrôle d’un contingent de la FORPRONU après que les soldats bosniaques avaient été désarmés. Plus de 40 000 civils, en majorité des femmes, des enfants et des vieillards, survivaient dans des conditions terribles. Ils étaient soumis à la fois au blocus des milices bosno-serbes et au contrôle des soldats des Nations unies. En entrant dans Srebrenica, j’ai vraiment eu l’impression à l’époque que la loi de l’agresseur s’appliquait, et que les forces de l’ONU en assuraient le respect. Car si la présence d’un contingent de la FORPRONU a permis de limiter dans un premier temps les violations du cessez-le-feu, elle a surtout fait le jeu des forces du général Mladic, en interdisant aux Bosniaques tout mouvement d’entrée et de sortie ; la population était prise au piège. L’accès à Srebrenica dépendait exclusivement du bon vouloir des autorités bosno-serbes qui en interdisaient l’entrée ou la sortie aux organismes de secours quand elles le désiraient et confisquaient le contenu des convois sans que la FORPRONU puisse intervenir. La population civile ne recevait que le minimum lui permettant de survivre. La situation était particulièrement difficile dans la ville où étaient concentrées plus de 20 000 personnes, contre 5 000 avant la guerre.

En mars 1994, l’action des Casques bleus se réduisait à geler la situation sur le plan militaire. Rien de plus. II n’a jamais été envisagé l’usage de la force pour lever le siège de l’enclave. Le bataillon canadien de la FORPRONU est même resté bloqué pendant plusieurs mois avant de pouvoir être relevé. Je me souviens de discussions dans l’enclave avec ces Casques bleus quotidiennement ridiculisés, dégoûtés par leur mission. Je me souviens aussi des réfugiés amaigris, de leur peur de voir Srebrenica attaquée et d’être massacrés, de leurs souvenirs des opérations de nettoyage ethnique dans l’Est de la Bosnie en 1992 et 1993.

Pendant les mois qui ont suivi, la situation n’a cessé de se dégrader, ce qui a amené MSF à mettre en question l’utilité de ses opérations de secours dans les enclaves de l’Est de la Bosnie. Nous étions en fait devenus malgré nous des " médecins de prison " ; je me souviens avoir écrit dans le journal de MSF en Juin 1994, que " faute de détermination politique internationale, nous assurions désormais le service social des forces d’occupation en attendant que les populations civiles soient déplacées et que le processus de purification ethnique dans l’Est de la Bosnie s’achève ". Les Casques bleus n’avaient pas les moyens de leur mission. Peu nombreux, mal équipés, ils étaient eux-mêmes pris au piège, devenus des otages. Le 20 octobre 1994, dans une tribune publiée dans le journal Libération, je disais également mon sentiment que l’avenir des habitants de Srebrenica, Gorazde et Zepa était " suspendu à la seule volonté de la communauté internationale de les voir survivre ". Faute de mobilisation internationale, j’étais convaincu que la chute de Srebrenica et de Zepa n’était plus qu’une question de temps et que le pire était à craindre. C’est pour cela que MSF a tout fait pour maintenir ses équipes médicales à Srebrenica. Nous espérions que la présence de témoins étrangers ferait hésiter les tueurs.

Au début de l’année 1995, tout s’est précipité. Les combats en Bosnie ont repris à grande échelle. Le ravitaillement de la capitale bosniaque est devenu impossible. La même stratégie d’étranglement a été appliquée contre Srebrenica et les autres enclaves de l’Est de la Bosnie. Les convois humanitaires rentraient au compte goutte avec le minimum nécessaire. Et, à plusieurs reprises, les équipes de MSF, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), ont été la cible d’attaques directes de la part de tireurs embusqués à Sarajevo, Gorazde et Srebrenica.

En mars 1995, au cours d’une autre visite à Srebrenica, je n’ai pu entrer dans l’enclave qu’après plusieurs heures de négociations à Bratunac avec les autorités locales. Les miliciens étaient arrogants et nous ridiculisaient. Ils ne cachaient pas que " quand l’heure serait venue, ils tueraient tous les Musulmans ".

Alors que la population de Srebrenica allait vivre son troisième hiver de siège, il était devenu presque impossible d’assurer l’acheminement des secours. Les violations de cessez-le-feu étaient chaque jour plus nombreuses. Les réfugiés ne cachaient pas leur volonté " de quitter cet enfer, à n’importe quel prix ". A compter du 15 avril 1995, les autorités de Pale se sont opposées à toute rotation des volontaires MSF travaillant à Srebrenica et Gorazde. Elles soufflaient le chaud et le froid et cherchaient à briser l’isolement diplomatique dont elles étaient victimes depuis plusieurs mois. L’accès des organisations de secours aux enclaves musulmanes de l’Est de la Bosnie était pour elles un moyen de pression dans le cadre des négociations qu’elles menaient avec les Nations unies. Le 14 juin 1995, en pleine crise des otages, notre représentant à Pale, M. Oberreit, toujours confronté au refus des autorités de nous laisser avoir accès à Srebrenica et Gorazde, nous faisait parvenir un message dans lequel il soulignait que si les militaires bosno-serbes avaient peut-être cédé sur les otages de la FORPRONU, ils durcissaient davantage leur position. Les préparatifs militaires contre les enclaves se précisaient et il était de plus en plus clair que les militaires n’avaient pas envie de nous voir là-bas si offensive et carnage il devait y avoir, ce qui lui semblait relativement certain. II nous posait aussi plusieurs questions : " Que faire ? Faut-il partir de Srebrenica et Gorazde pour des raisons de sécurité et devant l’impossibilité de faire entrer de nouvelles équipes ? Peut-on y rester malgré les risques ? ". Je mentionne ce message du mois de juin pour montrer comment à l’époque l’attaque de l’enclave ne faisait aucun doute dans la tête des volontaires présents sur le terrain. Alors, à plus forte raison pour des observateurs militaires occidentaux.

C’est dans ce contexte que je me suis rendu à Pale du 17 au 26 juin 1995. Nos équipes dans les enclaves étaient épuisées et inquiètes. Mais elles refusaient de sortir tant qu’elles n’auraient pas la certitude d’être remplacées. En effet, le professeur Nicola Koljevic, vice-Président des Serbes de Bosnie, ne s’opposait pas à la sortie de notre personnel mais faisait obstacle à l’entrée de nouvelles équipes. Selon lui, les militaires étaient contre. Pendant mon séjour, j’ai rencontré le professeur Koljevic et son Ministre de la Santé, M. Dragan Kalinic, à de multiples reprises. Aux cours de ces entretiens, ils ont fait état de leurs inquiétudes devant les combats qui s’intensifiaient dans l’ensemble de la Bosnie. Nous étions accusés d’être des espions ; nous étions accusés d’aider leurs " ennemis " alors que, selon eux, les enclaves de l’Est de la Bosnie étaient utilisées par les Bosniaques pour mener des actions militaires contre les Serbes. Ils parlaient de villages brûlés et de civils exécutés à proximité de Srebrenica. A l’époque, le professeur Koljevic en prenait prétexte pour nous annoncer de futures actions de représailles contre les zones de sécurité des Nations unies dans l’Est de la Bosnie, et ne cachait pas la volonté des militaires d’appliquer la loi du talion.

Dans le cadre de ces entretiens, il a également été fait état de contacts en juin 1995 entre des officiers français, le général Janvier, chef des Casques bleus en Bosnie, le général de La Presle et le général Mladic. Le professeur Koljevic en parlait librement sans donner plus de détails mais en ne cachant pas que " l’affaire des otages était réglée ".

Après plusieurs jours d’attente, nous avons obtenu les autorisations d’accès à Srebrenica, puis à Gorazde sans plus d’explications. Nous avons seulement appris que des visites de hauts responsables des Nations unies étaient attendues, notamment celle de M. Bijeveld, envoyé spécial du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés en ex-Yougoslavie. Le professeur Koljevic ne nous a pas caché que les autorisations d’accès données à MSF lui étaient utiles car elles permettaient de montrer aux Occidentaux la bonne volonté des autorités de Pale, même si, au même moment, la FORPRONU était bloquée. Il était persuadé que l’issue de la guerre était en train de se jouer, que le sort des enclaves serait bientôt scellé, que la paix était pour demain. Une équipe médicale réduite - une infirmière et un médecin - a pu rejoindre Srebrenica le 24 juin 1995. Les autorités de Pale ont néanmoins refusé qu’elle soit renforcée par un chirurgien expatrié. Quant au CICR et à la FORPRONU qui négociaient eux aussi l’accès aux enclaves, ils sont restés bloqués.

Si j’avais des craintes de voir Srebrenica attaquée avant ce séjour à Pale, j’en étais convaincu quand je suis rentré à Paris début juillet 1995. Je savais que ce n’était plus qu’une question de temps.

L’abandon par la FORPRONU de la population de Srebrenica

Daniel O’Brien et Christina Schmitz sont venus témoigner devant vous le 29 avril dernier. Ils vous ont livré au jour le jour leur témoignage sur la chute de la " zone de sécurité " des Nations unies de Srebrenica. Je veux ici simplement compléter leur audition et souligner plusieurs points qui me semblent importants.

Quand l’attaque des forces serbes de Bosnie a commencé contre Srebrenica, nous avons, pendant les premiers jours, pensé que l’OTAN et la FORPRONU allaient réagir. Quand je dis " nous ", je pense aux volontaires MSF à Srebrenica, à Belgrade, à Sarajevo, mais aussi aux responsables MSF à Paris. Tout le monde attendait des frappes aériennes de l’OTAN. Le commandant Karremans continuait même à les promettre le 10 juillet au soir aux autorités de Srebrenica. Notre équipe sur place vous l’a dit lors de son audition. Même si nous savions que les troupes onusiennes étaient limitées en nombre, avaient peu de matériel, même si nous savions que les quelques soldats bosniaques encore présents dans l’enclave étaient faiblement armés, nous nous rattachions à l’idée que, comme à Gorazde en avril 1994, il se passerait quelque chose, que la présence de guideurs au sol dans l’enclave jusqu’au dernier jour de l’offensive était un signe des actions futures de l’OTAN.

Mais nous nous sommes trompés.

Comme vous le savez maintenant, les multiples demandes de frappes aériennes formulées par le contingent néerlandais de Srebrenica ont toutes été refusées. En tant que commandant du dispositif militaire onusien en Bosnie, le général Janvier détenait le pouvoir de les autoriser. Quand il a finalement donné son accord, le 11 juillet, il était trop tard. Les deux frappes aériennes de l’OTAN devenaient le symbole du manque de courage et de la démission des Etats occidentaux. L’enclave était déjà tombée et les violences contre la population commençaient.

Je n’ai pas l’expertise pour juger s’il était possible de réaliser des frappes de l’OTAN pour défendre Srebrenica, mais ce qui saute aux yeux, c’est que les arguments produits devant vous pour justifier leur absence sont en contradiction avec les faits. Car, en Bosnie, quand on a voulu frapper, on a frappé.

Le général de La Presle a confirmé dans son audition qu’il n’a jamais eu aucun problème technique avec le système tant décrié de la " double clé " qui serait responsable du retard des frappes aériennes de l’OTAN à Srebrenica.

L’absence de frappes de l’OTAN a également été expliquée un temps par le refus des autorités néerlandaises de mettre en danger la vie de leurs soldats à Srebrenica. Or, aujourd’hui, on sait que la demande d’arrêt des frappes de l’OTAN émise par les Néerlandais est postérieure à la chute de Srebrenica et a même été anticipée par une décision du général français Gobilliard qui estimait qu’elles n’avaient plus d’utilité, la " zone de sécurité " de Srebrenica étant déjà tombée. II n’y a donc pas eu de veto du Gouvernement hollandais pour empêcher les avions de l’OTAN de frapper avant le 11 juillet 1995.

Enfin, un autre argument technique a été avancé pour expliquer l’inaction de la FORPRONU et de l’OTAN à Srebrenica : il n’y aurait pas eu de guideurs au sol pour diriger les frappes aériennes des avions de l’OTAN. Cet argument a été, lui aussi, démenti. Il apparaît aujourd’hui qu’il n’y avait pas une mais deux équipes de guideurs au sol qui sont restées opérationnelles jusqu’à la chute de l’enclave : une équipe hollandaise et une équipe britannique. Curieusement, l’existence de cette dernière n’a jamais été reconnue officiellement par le Gouvernement britannique alors qu’elle est confirmée par l’équipe MSF présente alors à Srebrenica. C’est ainsi que l’absence d’explications officielles crédibles continue de nourrir des rumeurs sur les raisons de l’absence de soutien aérien de l’OTAN lors de l’attaque des troupes bosno-serbes contre Srebrenica.

Un accord a-t-il été conclu en marge de l’ONU entre les autorités françaises et le général Mladic qui aurait permis la libération des otages contre la promesse de ne plus utiliser les avions de l’OTAN contre les positions de l’armée bosno-serbe ? Personnellement, je n’en sais rien. J’espère par contre que vos travaux permettront de savoir ce qui s’est réellement passé.

Alors que les forces serbes de Bosnie entrent dans la zone de sécurité de Srebrenica le 6 juillet 1995, la question de la protection devient centrale. Les massacres sont prévisibles ; tous les hommes en âge de se battre sont en danger de mort. Malgré le cynisme dont avaient fait preuve la plupart des Etats occidentaux depuis le début de la guerre en ex-Yougosalvie, nous nous attendions à ce que la force des Nations unies protège ceux des réfugiés qui chercheraient à se placer sous sa protection. Nous pensions que, même si la chute de Srebrenica était prévisible, les Casques bleus s’opposeraient aux violences contre la population civile qui s’était regroupée dans et devant la base des Nations unies à Potocari. Nous pensions qu’ils tenteraient au moins de faciliter son évacuation dans des conditions humaines. Nous ne pouvions imaginer que les Casques bleus livreraient la population aux miliciens serbes. Jusqu’à la fin, l’équipe MSF à Srebrenica s’est refusée à croire que l’ONU ne réagirait pas. Et pourtant...

Le 11 juillet au matin, alors que l’on croit encore que des frappes massives de l’OTAN vont avoir lieu, que la promesse faite aux autorités de Srebrenica par le commandant Karremans le 10 au soir va être respectée, rien de significatif ne se passe. Les avions de l’OTAN frappent mais il est déjà trop tard. Les hommes du général Mladic ont déjà pénétré dans la ville.

Alors qu’une partie de la population de Srebrenica terrorisée fuit vers la base de la FORPRONU à Potocari pour se placer sous la protection des Nations unies, les Casques bleus s’opposent à l’entrée dans leur base des camions chargés de blessés et du personnel médical bosniaque qui vient d’évacuer l’hôpital de Srebrenica. Seule la détermination des médecins bosniaques et des réfugiés qui se pressent devant les grilles de la base des Nations unies, les oblige à les laisser entrer.

Le 12 juillet, les Casques bleus sont livrés à eux-mêmes et contraints de négocier leur reddition avec le général Mladic. Aucune action concrète ne semble avoir été envisagée pour protéger la population civile par la hiérarchie de la FORPRONU, qui est à l’époque dans les mains de deux généraux français, le général Janvier, à Zagreb, et le général Gobilliard, à Sarajevo.

Sans plus de soutien matériel et diplomatique, les Casques bleus n’ont d’autres choix que de " coopérer " avec les soldats serbes de Bosnie, qui dictent leurs règles. Les soldats de la paix prennent malgré eux un rôle actif dans la déportation des réfugiés qui avaient cherché à se placer sous leur protection à Potocari. Dans la pratique, ils participent au tri des réfugiés ; ils aident les miliciens serbes à contenir la foule avant que les réfugiés soient contraints de monter dans les bus que le général Mladic a réquisitionnés pour les déporter ; certains soldats de la paix remettent, sous la contrainte, leurs uniformes, leurs armes et leurs véhicules aux miliciens serbes qui les utilisent alors pour accomplir leurs crimes, pour séparer les hommes des femmes et pour traquer les fuyards dans la forêt.

Les hommes qui se sont réfugiés à Potocari pensant bénéficier de la protection des Nations unies ont été remis aux forces serbes de Bosnie, certains après avoir été désarmés par les Casques bleus eux-mêmes. Ce sont environ 700 hommes qui avaient trouvé refuge dans la base de la FORPRONU de Potocari, tandis que près de 2 000 autres étaient dans les champs et les hangars à l’extérieur de la base des Nations unies. Sous prétexte de protéger les femmes et les enfants, tous les hommes de Srebrenica ont été considérés par les soldats de la paix comme des " combattants potentiels ". Ils ont été remis aux forces serbes de Bosnie. Peu importe qu’ils aient été des " non combattants ", désarmés. Peu importent les coups de feu dans les hangars situés à proximité de la base de la FORPRONU à Potocari, manifestations sonores des exécutions qui avaient déjà commencé.

Les blessés n’ont pas été épargnés. Le 14 juillet 1995, quand la liste de blessés accueillis dans la base de la FORPRONU à Potocari est établie par l’équipe MSF et le personnel bosniaque, c’est avant tout pour les protéger et éviter qu’ils ne disparaissent lors de leur évacuation. A notre grande stupeur, cette liste, remise ensuite à la FORPRONU, va permettre aux hommes du général Mladic de mieux les sélectionner sans que les responsables de la FORPRONU à Potocari ne s’y opposent.

Dès le 13 juillet 1995, à Tuzla, en territoire sous contrôle des autorités de Sarajevo, des informations commencent à circuler sur une colonne de réfugiés qui a tenté de fuir l’enclave à travers la forêt. Pourtant, rien n’est envisagé pour lui porter assistance. Alors que les femmes rescapées témoignaient des colonnes de prisonniers qu’elles avaient vues sortant des forêts dans les localités de Bratunac et Koljevic Polje, les Nations unies et les Etats occidentaux sont restés silencieux et inactifs. Et les massacres se sont poursuivis plusieurs jours en toute impunité. Plus de 7 000 victimes, en majorité des hommes, ont alors été exécutées et jetées dans des fosses communes. Plus de 2 000 ont été faits prisonniers à Potocari, les autres l’ayant été alors qu’ils essayaient de fuir à travers la forêt.

J’ai du mal à croire qu’il n’était pas possible de leur porter secours.

Si l’on s’arrête quelques instants sur le nombre macabre des victimes, force est de constater que 100 % des hommes qui ont fait confiance à l’ONU et ont cherché refuge et protection auprès des Casques bleus sur la base de Potocari ont été livrés par l’ONU et sont morts assassinés. Alors qu’un bon nombre de ceux qui ont tenté de s’enfuir sous la conduite de l’armée bosniaque en prenant le risque de traverser les lignes militaires serbes et les champs de mines ont survécu. Ils sont au nombre de 4 000 survivants sur une colonne d’environ 10 000 personnes.

Dès le 24 juin 1995 et la première incursion serbe dans Srebrenica, nous étions convaincus à Paris qu’une attaque serbe de grande envergure venait d’être lancée. Nous avons été alors en contact sur le terrain et en Europe avec de nombreux journalistes, les représentants des Nations unies et de la FORPRONU, pour les alerter de ce qui se préparait. Nous étions rivés à nos téléphones, en contact continu avec les volontaires MSF sur le terrain, à Belgrade, Zagreb, Pale et Srebrenica, mais aussi avec le HCR et le CICR à Genève, M. Kofi Annan à New York, et bien d’autres. Au fur et à mesure que les nouvelles de Srebrenica nous parvenaient, elles étaient rendues publiques. C’est ainsi que MSF a, dès le 6 juillet 1995, et presque quotidiennement, publié des communiqués de presse décrivant la tragédie et a exprimé ses plus vives inquiétudes sur le sort réservé aux civils. Le 12 juillet, MSF a dénoncé la séparation, sous les yeux des Casques bleus, des hommes et des femmes et l’envoi des prisonniers vers le stade de Bratunac. Plusieurs appels pour la protection de la population ont été lancés. Avec l’arrivée des premiers rescapés dans la région de Tuzla, nos équipes sur place ont témoigné des marques évidentes de sévices que portaient de nombreuses femmes et jeunes filles. Les rescapés témoignaient aussi des massacres en cours. Le 13 juillet au soir, les forces serbes avaient achevé la déportation de la majorité de la population qui avait cherché refuge auprès de la FORPRONU à Potocari, soit 30 000 personnes, les deux tiers des habitants de l’enclave. Mais, dans un communiqué publié le 14 juillet, MSF soulignait déjà que, si la majorité de la population réfugiée à Potocari venait du Sud de l’enclave de Srebrenica, on était encore sans nouvelles de plusieurs milliers de civils originaires des villages situés plus au Nord. A Tuzla, en territoire bosniaque, la rumeur de l’existence d’une colonne de plus de 10 000 personnes essayant de percer les lignes de défense de l’armée serbe de Bosnie circulait déjà. Les femmes rescapées expliquaient que la majorité des hommes avaient préféré ne pas aller à Potocari, persuadés qu’ils ne seraient pas protégés par les soldats de la paix. II s’agissait en majorité, mais pas exclusivement, d’hommes, de réfugiés, d’adolescents désarmés, protégés par quelques soldats bosniaques.

Malgré ces informations, la FORPRONU est restée passive les Etats européens, dont la France, se sont contentés de protester sans agir. Le Président français Jacques Chirac a fait des déclarations publiques pour expliquer que la France était prête à reconquérir Srebrenica. Mais il n’y a eu ni reconquête ni aucune action pour tenter au moins de prévenir les massacres dans l’enclave ou venir au secours des populations qui fuyaient à travers la forêt.

Pourtant, si l’enclave de Srebrenica n’était pas défendable, la communauté internationale, en l’espèce la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, aurait pu au moins agir pour organiser l’évacuation en toute sécurité des habitants de l’enclave dès le lancement de l’offensive des forces serbes de Bosnie et dans les jours qui ont suivi. Plusieurs jours se sont en effet écoulés entre le début de l’offensive contre Srebrenica, le 6 juillet 1995, et la fin supposée des massacres, qui ont duré au moins jusqu’au 16 juillet, selon les enquêtes du Tribunal pénal international et le rapport des Nations unies.

C’est pourquoi les responsabilités de ceux qui étaient censés protéger les habitants de Srebrenica doivent être établies.

L’instrumentalisation de l’action humanitaire par la diplomatie française

Les responsables politiques et militaires français qui se sont présentés devant vous ont tous souligné le rôle majeur que la France a joué en Bosnie dans le cadre des Nations unies. Ils en tirent tous une fierté légitime car c’est la France qui était le premier pays contributeur de troupes en ex-Yougoslavie. De nombreux soldats français y ont perdu la vie. C’est aussi à l’initiative de la France qu’ont été adoptées un grand nombre de résolutions par le Conseil de sécurité des Nations unies, y compris celles établissant les " zones de sécurité " et organisant le droit de recourir à la force pour leur protection.

Permettez-moi de vous rappeler que, tout au long de la guerre en ex-Yougoslavie, les organisations humanitaires comme MSF ont critiqué l’opération militaro-humanitaire de l’ONU en Bosnie.

La participation de plus de 7 000 soldats français avec un mandat humanitaire à la force de maintien de la paix des Nations unies a entretenu l’illusion de la détermination politique de la France à mettre un terme aux violences contre les civils. L’aide humanitaire a été la seule réponse aux opérations de nettoyage ethnique et aux bombardements des civils. C’est-à-dire que, face à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, on a envoyé des militaires distribuer des médicaments, des couvertures et de la farine.

Je pense que cette " observation militaro-humanitaire " de la purification ethnique a contribué à créer les conditions du massacre des habitants de Srebrenica. Pourquoi ? Parce que confier un mandat humanitaire à des militaires en situation de conflit ouvert dans lequel des crimes de masse sont perpétrés revient ni plus ni moins à les désarmer. En d’autres termes, cette pseudo politique humanitaire de la France en Bosnie a finalement été menée au détriment de la protection réelle de la population civile. II est inquiétant de voir que le travail d’enquête que vous menez sur la tragédie de Srebrenica n’a conduit pour l’instant à aucun commentaire critique sur ce type d’opérations de l’armée française à l’étranger. L’ambition humanitaire ou de protection des civils continue à être affichée pour légitimer le déploiement de troupes françaises à l’étranger, sans que cette ambition ne supporte l’épreuve des faits.

Dans le cas de Srebrenica, il est troublant de constater, comme le souligne M. Levitte dans son audition, que la raison qui a conduit les dirigeants français à durcir leur position contre le général Mladic et ses hommes a été le choc qu’ont produit au plus haut niveau de l’Etat français les images des Casques bleus enchaînés et utilisés comme bouclier humain par les forces bosno-serbes. C’est parce que les responsables politiques français se sont sentis humiliés qu’ils ont décidé de véritables actions militaires contre les artilleurs qui bombardaient notamment Sarajevo. Les massacres perpétrés tout au long de la guerre en Bosnie par les forces du général Mladic contre des populations pourtant placées officiellement sous la protection de la FORPRONU n’ont jamais été une réelle préoccupation politique. C’est en substance le sens des propos de M. Levitte selon lesquels les dirigeants français ont vécu Srebrenica " comme un bruit de fond ".

A chaque attaque contre la capitale bosniaque, Sarajevo, contre Gorazde en avril 1994, puis contre Bihac au mois de novembre suivant, enfin contre Srebrenica en juillet 1995, l’humanitaire fut présenté comme l’unique réponse possible à la crise, tandis que la présence de 40 000 Casques bleus sur le terrain devenait un alibi pour refuser une action militaire qui les mettrait en danger, donnant ainsi aux forces bosno-serbes un véritable permis de tuer.

Les frappes aériennes de l’OTAN après un nouveau massacre à Tuzla en mai 1995 ont fini par démontrer l’absurdité et la fragilité du dispositif de la FORPRONU sur le terrain. Au printemps 1995, à un moment crucial de la guerre et des négociations de paix en Bosnie, l’ONU s’est trouvée encore plus affaiblie et contrainte de négocier la libération de plus de 400 soldats de la paix pris en otage par les forces serbes de Bosnie. Les Nations unies ont décidé de regrouper les troupes de la FORPRONU dispersées en Bosnie pour éviter qu’un tel scénario ne se reproduise. Cette réorganisation du dispositif militaire des Nations unies, poussée par la France au Conseil de sécurité à la fin du mois de mai 1995 et validée ensuite par le Groupe de contact, portait en germe l’abandon militaire des enclaves de l’Est de la Bosnie et notamment de Srebrenica. Cette réorganisation était en outre étroitement liée à l’avancée du processus de paix. M. Akashi a reconnu devant vous que l’usage de la force militaire n’obéissait pas à un impératif de protection des populations mais était strictement déterminé par les avancées du processus de paix en Bosnie.

II est encore plus grave dans ce contexte que certains responsables français continuent d’affirmer devant vous, contre toute vraisemblance, que la chute de Srebrenica n’était pas prévisible. Les pseudo débats techniques l’emportent sur le bon sens. Pourtant, la chute de Srebrenica était bien prévisible tout comme les massacres qui l’ont suivie.

II reste toujours à établir quel rôle ont joué les préoccupations de protection des Casques bleus dans la décision de ne pas recourir aux frappes de l’OTAN lors de l’attaque des Serbes de Bosnie contre Srebrenica. II reste également à éclaircir si le souci de faciliter les négociations de paix entre Serbes, Musulmans et Croates n’a pas contribué à une réelle décision d’abandon par le Groupe de contact des enclaves de Srebrenica et Zepa, et de leur population. Les faits sont là pour montrer que la disparition de ces deux enclaves de l’Est de la Bosnie a effectivement facilité la signature de l’accord de paix de Dayton intervenu deux mois seulement après ces événements tragiques.

Conclusion

Je souhaite pour conclure formuler quelques remarques sur le travail de votre Mission d’information.

Les travaux que vous avez entrepris ne sont pas terminés. On ne peut donc présager des résultats de vos investigations. Je fais confiance aux parlementaires français pour réaliser leur travail en toute indépendance et c’est la raison pour laquelle je me suis présenté devant vous aujourd’hui.

II n’existe pas en France de tradition bien établie de contrôle parlementaire sur la politique étrangère et les opérations extérieures. L’enquête parlementaire sur le Rwanda en 1998 a constitué un exercice nouveau pour le Parlement. Médecins sans frontières a d’ailleurs été auditionnée une première fois dans ce cadre. Le travail de l’Assemblée nationale se poursuit aujourd’hui avec l’examen de la tragédie de Srebrenica. Et j’espère qu’il portera ses fruits.

Je tiens ici à souligner que l’arbitrage entre les impératifs de paix et ceux de protection des civils, ou entre les impératifs de sécurité des forces nationales sur le terrain et les risques qu’un usage de la force pour protéger les populations en danger fait peser sur elles constitue un dilemme majeur pour les sociétés démocratiques et doit être ouvert au contrôle parlementaire. C’est le sens de la démarche de MSF en faveur d’une investigation parlementaire sur Srebrenica.

Je ne vous cacherai pas qu’il y a quelques mois, lors de la constitution de la Mission d’information, nous avons été inquiétés par la décision de limiter l’examen de la tragédie de Srebrenica à l’écriture d’un simple rapport d’information, sa rédaction étant confiée à M. François Léotard, ancien Ministre de la Défense entre 1993 et 1995 ; autrement dit, un acteur et un témoin privilégié de l’opération de maintien de la paix en Bosnie et de ses conséquences. Ce travail a depuis été confié à une équipe élargie et pluraliste.

Je ne vous cacherai pas non plus que nous avons été également surpris par l’acceptation par votre Mission d’information des arguments juridiques avancés par le ministère de la Défense français pour imposer les auditions à huis clos de tous les officiers français qui étaient sur le terrain en Bosnie. Le Tribunal pénal international de La Haye a depuis démenti la validité de ces arguments, concernant les contraintes de coopération imposées par la justice internationale.

Enfin, je regrette, qu’à ce jour, aucun survivant des massacres de Srebrenica n’ait été invité devant le Parlement français pour témoigner. Cela aurait été un geste fort d’avoir un survivant présent ici dans le Parlement français. Cela aurait contribué à centrer les débats sur l’essentiel : pourquoi la population de Srebrenica a-t-elle été livrée à ses bourreaux ?

II est prévu que des parlementaires français se rendent en Bosnie dans quelques semaines. Suite au séjour que je viens d’effectuer à Sarajevo, Tuzla et Srebrenica, en mars 2001, avec le Président de MSF, Jean-Hervé Bradol, je peux vous dire que nombreux sont ceux disposés à témoigner. Je suis d’ailleurs moi-même à votre disposition pour faciliter, si vous le souhaitez, la visite de votre Mission d’information en Bosnie.

Avant de finir et de répondre à vos questions, il me paraît important de vous redire mes convictions sur la tragédie de Srebrenica.

Autant que la chute, les massacres de Srebrenica étaient prévisibles. La promesse de protection faite aux habitants de Srebrenica n’a pas été tenue et la volonté politique qui a manqué pour les défendre a contribué à les conduire au massacre. Ils ont été abandonnés. C’est pourquoi toute la lumière doit être faite sur la part des responsabilités françaises dans cette tragédie.

Je vous remercie de m’avoir écouté.

Le Président François Loncle : Merci beaucoup, M. Salignon. S’agissant des remarques que vous avez faites concernant notre Mission d’information, j’ai observé qu’elles étaient très modérées par rapport à ce que nous entendions - et pas uniquement de MSF d’ailleurs - il y a quelques mois.

Je voudrais toutefois préciser le point suivant : il n’a jamais été question de confier à M. François Léotard seul un rapport d’information. C’est une méthode qui n’a jamais été envisagée. Dès le début, nous avions conscience de cette nécessité du pluralisme. Vous constatez aujourd’hui que les choses qui sont en marche le sont grâce à une volonté évidente de notre part.

Deuxièmement, il faut que cela soit clair, je n’ai jamais et nous n’avons jamais accepté les arguments juridiques du ministère de la Défense. Pour ma part, je ne les accepte toujours pas. Cependant, une fois la décision prise, je le répète, nous avions le choix entre le fait de maintenir l’audition publique et d’avoir à ma droite des chaises vides, puisqu’on nous a avertis que les personnes convoquées ne viendraient pas, ou bien faire ce que nous avons fait, c’est-à-dire recueillir de leur part, à huis clos, le maximum d’informations qui seront restituées - je le confirme - dans le rapport. Sur cet aspect, les choses sont claires. Je n’accepte toujours pas les arguments du ministère de la Défense.

Enfin, je vous remercie de votre suggestion de vouloir faciliter et d’aider notre Mission d’information en Bosnie. Il me semble qu’il serait utile de recevoir, de la part de MSF, un certain nombre d’indications et de conseils utiles. Il est vrai que nous essaierons de rencontrer en Bosnie le maximum de personnes qui ont été sauvées et épargnées. Je pense qu’il est tout aussi utile de les rencontrer sur place que de les faire venir ici.

Encore une fois, j’ai peu d’observations à faire sur vos remarques et vos conseils, hormis ces petites mises au point. Je note la précision et la richesse de votre témoignage et j’invite mes collègues à vous poser les questions qu’ils souhaitent.

M. François Lamy, Rapporteur : Il y aurait beaucoup à dire sur votre déclaration liminaire. Pour ma part, je voudrais juste reprendre un point, lorsque vous soulignez qu’il est inquiétant de voir que le travail d’enquête que nous menons sur la tragédie de Srebrenica n’a conduit, pour le moment, à aucun commentaire critique sur le style d’opérations de l’armée française à l’étranger.

Je voudrais simplement souligner qu’en termes de méthodes, l’objectif de la Mission d’information n’est pas de faire des commentaires. Pour l’instant, nous en sommes à recueillir un certain nombre de faits et d’auditions. Les commentaires eux-mêmes n’interviendront qu’à la fin des auditions. Sur ce point, je fais confiance à la fois à la presse et aux organisations non gouvernementales pour apporter tous les commentaires, ce que, moi-même, je ne manquerai pas de faire. Mais je crois qu’il y a un temps pour tout, et actuellement, nous en sommes à un temps d’audition.

Je n’aurai que deux ou trois questions à vous poser afin de vous permettre de préciser, non pas la position de MSF que je connais, mais certaines informations sur lesquelles, encore pour l’instant, dans le cadre de la Mission d’information, je n’ai rien à dire, ce qui ne signifie pas que je n’en pense rien. Toutefois, ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est de recueillir des informations plus précises sur ce qui s’est passé, sur l’évolution des événements et sur un certain nombre d’affirmations que vous faites.

Je reviendrai sur le caractère prévisible ou non des faits, car vous soulignez un certain nombre de déclarations faites par des dirigeants militaires ou politiques serbes, notamment celle du professeur Koljevic, que vous avez rencontrés. Mais ce sont des déclarations que nous avons entendues tout au long de la guerre de Bosnie, alors qu’avait lieu la purification ethnique. Les volontaires de MSF, qui étaient sur place, ont-ils eu des informations beaucoup plus précises ? Quand je dis " précises ", je ne parle pas des informations selon lesquelles une attaque sur Srebrenica ou les zones de sécurité était imminente, puisqu’on savait de toute façon que les Bosno-Serbes n’acceptaient pas ces zones de sécurité. On pouvait donc toujours se dire que leur objectif était qu’elles disparaissent un jour. Avez-vous eu des informations plus précises, à ce moment-là, sur le caractère prévisible des événements, les mouvements de troupe ?

Ma deuxième question porte sur votre appréciation du rôle des autorités bosniaques. Avez-vous recueilli des informations à ce moment-là ? Avez-vous été informé du départ de M. Naser Oric ? En effet, vous soulignez, à un moment donné, dans le détail des événements, que, le 10 juillet, les autorités bosniaques de la zone de Srebrenica attendent les frappes aériennes que promet le colonel Karremans, tout en sachant, dans le même temps, que les troupes bosniaques encore en état de combattre sont déjà parties. Avez-vous une appréciation ou des informations sur cette ambiguïté qu’il nous faudra aussi comprendre et soulever dans le rapport ainsi que sur le rôle des autorités politiques et militaires bosniaques ?

M. Pierre Salignon : Concernant la prévisibilité, j’aurai plusieurs remarques à faire. Les informations que recueillent les équipes MSF sur le terrain n’ont rien à voir avec le degré de précision des informations recueillies par des militaires. Cependant, pour qui était présent dans l’enclave, dès le mois de juin circulait un certain nombre d’informations faisant état d’une concentration de troupes importantes autour de l’enclave. Cette information était véhiculée par les autorités, les Nations unies et le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), dont certains membres avaient été amenés à rentrer dans l’enclave avec un convoi, quelques jours avant la chute.

Quant à l’ambiance qui régnait en juin dans l’enclave, il y avait eu des tentatives de départ de groupes de réfugiés, composés d’une trentaine ou d’une quarantaine de personnes. Au mois de juin, des groupes sont partis vers Tuzla par leurs propres moyens, complètement paniqués, avec une réelle crainte de demeurer plus longtemps dans la poche. Il y avait des accrochages de plus en plus sérieux, notamment sur la route qui allait à Zepa, parce qu’un petit corridor était resté ouvert. Il y avait également la prise des postes d’observation des Nations unies par les forces bosno-serbes dans le Sud de la poche, qui a commencé au début du mois de juin.

Ma deuxième remarque sur la prévisibilité est la suivante. Quand les équipes, et notamment Daniel O’Brien et Christina Schmitz, sont rentrées dans Srebrenica, elles n’avaient pas à l’esprit que l’enclave ne serait pas " défendue ". C’est là l’élément important.

Cela étant dit, je pense avoir abordé la prévisibilité dans mon exposé par un certain nombre d’éléments, notamment les visites que j’ai été amené à faire là-bas. Chaque fois que je suis revenu de Srebrenica, j’étais dans un état d’inquiétude au regard de l’environnement et de tout ce qui se passait au jour le jour.

Le Président François Loncle : Je me permets de vous interrompre sur ce point. Il y a un écart incroyable entre ce sentiment de prévisibilité que vous exprimez et ce que nous avons entendu des responsables des renseignements français et américains, auxquels étaient transmis ces renseignements ou cette absence de renseignements. Comment un tel écart peut-il être possible ? Quelle est votre interprétation de cet écart ? Les services de renseignements occidentaux étaient-ils aussi mauvais ? Avaient-ils connaissance de l’information, qu’ils n’auraient pas transmise ? Car l’écart est énorme.

M. Pierre Salignon : Je vais vous faire part de mon point de vue. Tout le monde savait. Dans le cadre de notre travail à Belgrade, à Sarajevo, à Zagreb et avec d’autres organisations, comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ou le HCR et d’autres personnes qui circulaient dans la région, on se rencontrait souvent, on échangeait beaucoup d’informations et on était régulièrement en contact. J’étais moi-même amené, pendant les visites, à rencontrer différentes personnes à Sarajevo dans l’état-major de la FORPRONU. A chaque fois, les discussions ont porté, certes, sur l’accès des organisations de secours et l’aide humanitaire, mais aussi sur ce qui se préparait. Lors de ma première visite en 1994, je me souviens que c’était déjà dans le cadre des discussions. C’est pourquoi il est très choquant d’entendre dire qu’il n’y avait pas de prévisibilité possible de la chute de la ville et des massacres. Dès lors que l’on crée une zone de sécurité comme celle de Srebrenica et qu’elle n’a pas les moyens pour se défendre à l’intérieur, on sait déjà qu’on a gelé une situation et on se pose la question de savoir ce qui va se passer demain.

S’agissant de votre deuxième question portant sur les autorités bosniaques et plus particulièrement M. Naser Oric, je n’ai pas grand-chose à dire. Comme l’a rappelé le colonel Karremans parmi d’autres, on a constaté, à un moment donné, que M. Naser Oric n’était plus présent dans l’enclave. On avait également des contacts avec les autorités à Sarajevo.

En revanche, l’élément que j’ai ajouté dans l’exposé, c’est que Srebrenica était coupée du reste du monde, dans le sens où peu de mouvements, entrées ou sorties, étaient possibles. C’était la même chose et pour nous et pour la population. Quand on évoque la compagnie des soldats bosniaques sur Srebrenica, je pense qu’il faut ramener les choses à leur juste proportion. Il y avait des gens qui se défendaient, avec l’énergie du désespoir, dans une zone de sécurité qui avait été désarmée, à la différence de Gorazde et de bien d’autres.

Il y a un terme qui me choque, c’est lorsque l’on parle d’" abandon " de la zone de sécurité par les Bosniaques. En effet, lors du déroulement des événements, une partie des hommes, quelques femmes, des adolescents et des enfants sont partis à travers la forêt. Ils ont été accompagnés par ceux qui servaient de protection civile à Srebrenica. Ces forces bosniaques sont parties avec ces réfugiés, car elles avaient la volonté de protéger la population. Pour ma part, quand j’entends parler d’abandon, je pense que ces forces bosniaques n’avaient pas les moyens de se défendre et que, par ailleurs, elles, au moins, ont assuré leurs responsabilités vis-à-vis de leur population et ont tout fait pour amener le maximum de gens dans les territoires sous contrôle des autorités de Sarajevo.

M. François Léotard, Rapporteur : Je vous remercie de nous avoir donné toutes ces informations. Puisque vous avez évoqué ces questions, je voudrais tout d’abord faire deux remarques liminaires. La première, c’est que ce n’est pas MSF qui a fait en sorte que la Mission d’information que nous menons soit pluraliste, mais moi-même, avec la volonté conjointe du Président et de mes collègues issus de tous les groupes de l’Assemblée nationale. C’est une tradition parlementaire que, lorsque nous faisons une mission de cette nature, elle soit pluraliste, ce qui paraît évident. C’était donc une inquiétude bien illégitime.

S’agissant de ma deuxième remarque liminaire, lorsque je suis intervenu devant cette Mission d’information en tant que responsable, j’ai demandé que cette audition ne soit pas menée à huis clos. Encore une fois, je regrette que l’actuel ministère de la Défense ait demandé ce huis clos. Si j’étais aujourd’hui en fonction, je ne l’aurais pas demandé pour les officiers qui sont venus devant la Mission d’information.

Cela m’amène d’ailleurs à parler de l’impartialité de notre Mission d’information qui nous conduit à prendre votre témoignage tel qu’il est puisque vous nous l’avez remis par écrit, et à vous indiquer qu’il sera considéré, par les Rapporteurs, en tout cas par moi-même, exactement sur le même plan que tous les autres témoignages qui nous sont parvenus de tous ceux - militaires, diplomates et civils - qui ont été présents à Sarajevo, Bihac, Tuzla et, bien entendu, Srebrenica, c’est-à-dire avec beaucoup d’attention et de rigueur.

C’est la raison pour laquelle je voudrais vous poser quelques questions, d’abord sur la responsabilité de l’information sur ce sujet. Je souhaite - et c’est un v_u que je formule -, puisque vous jouez un rôle important dans l’éclaircissement de la situation, que vous puissiez faire passer sur votre site Internet la totalité des dépositions présentées devant la Mission d’information. Ce serait, je crois, une contribution utile à la vérité.

Je voudrais vous poser quelques questions, à partir de votre texte lui-même. En effet, je me suis interrogé sur des propos que vous avez tenus et que vous avez écrits : le " manque de courage des Etats occidentaux ", leur " cynisme ", etc. Il se trouve que je suis allé au chevet de tous les blessés français qui sont revenus. Nous avons eu 600 blessés pendant la guerre de Yougoslavie et plusieurs dizaines de morts. On peut souhaiter que la même attention soit portée à ces personnes autant qu’à d’autres. C’étaient des jeunes garçons, certains sont défigurés dans leur visage, dans leur corps, dans leurs membres. Je pense qu’ils méritent aussi la même attention. Je ne vois pas pourquoi on mettrait sur les casques de ces soldats, casques qui avaient été peints en bleu, le mot " cynisme " que vous avez utilisé ou le mot " manque de courage ", parce que ce sont des soldats qui ont obéi à leurs Etats et que ces Etats ont fait - et, pour la France, je le répète - le maximum de ce qu’ils pouvaient faire.

Je dis cela car, à un moment, vous dites - comme d’autres, c’est vrai - que la France aurait pu faire plus. Je vous réponds non et je souhaite que vous m’indiquiez comment elle aurait pu agir. Qu’aurait pu faire la France ? J’aimerais que vous disiez comment vous voyez les choses car vous étiez, comme moi-même, sur place. Désarmer Sarajevo pour aller au secours de Srebrenica, c’était perdre Sarajevo. Désarmer Bihac pour aller au secours de Srebrenica, c’était perdre Bihac. Comment pouvez-vous penser que l’on pouvait déplacer des forces militaires importantes, d’un endroit à un autre, alors que dans l’endroit où elles se trouvaient, elles protégeaient des dizaines de milliers de civils ? Si Bihac et Sarajevo ont été définitivement sauvées - et c’étaient des Bosniaques Musulmans qui étaient dans ces deux zones -, c’est parce que, probablement, il y avait des soldats pour les protéger.

Je voudrais également avoir votre sentiment sur la situation de MSF dans les autres zones de sécurité. Vous avez évoqué des centaines de villes et de villages - ce qui est malheureusement exact, vous avez raison - comme Zvornik, Cerska, Bratunac, etc. où des horreurs se sont produites. Avez-vous senti une différence entre la situation de Srebrenica et celle de ces autres zones ?

Tout cela tourne autour du terme que vous avez utilisé, et que M. Lamy a rappelé tout à l’heure, de " prévisibilité ". Avec beaucoup de pudeur, je pense que, dans une guerre, la prévisibilité d’une horreur est assez forte. Malheureusement, c’en était une, comme vous l’avez très justement souligné, que jamais l’ONU n’a voulu reconnaître comme telle.

Lorsque le Président, mon collègue Rapporteur et moi-même avons entendu M. Boutros Boutros-Ghali, il nous a dit avoir été hostile, au départ, à l’intervention de l’ONU dans cette affaire et ne pas avoir voulu, pendant tout son mandat, faire en sorte que ce soit une réponse à une guerre. Je crois que, dans votre document, ce qui est très intéressant et très important pour la communauté internationale, c’est la disparition totale des Casques bleus. Sur ce point, j’aimerais avoir votre sentiment comme ONG. En effet, aucun Etat ne fournira plus désormais de Casques bleus, en s’appuyant d’ailleurs sur votre rapport. Vous avez raison de dire que, si c’est un échec aussi lourd et flagrant, il n’y a aucune raison - en tout cas, tel serait le cas si jamais j’étais en responsabilité, que la France envoie désormais des soldats sous Casques bleus pour protéger qui que ce soit. D’ailleurs, si les violences se poursuivent aujourd’hui au Kosovo, à la frontière macédonienne, malgré la présence de plusieurs dizaines de milliers d’hommes supplémentaires par rapport à 1995, c’est bien parce que, malheureusement, la situation est celle d’une guerre. Si jamais ces soldats se retiraient, vous le savez mieux que quiconque probablement, hélas, les massacres reprendraient immédiatement.

Ce que je veux dire, c’est qu’il est probablement utile de faire ce constat, mais je vous pose la question de savoir s’il y avait d’autres formules que celles choisies par la communauté internationale.

Je terminerai par la réflexion suivante. Quand vous parlez de la communauté internationale, vous dites " les forces de l’ONU ", " les Casques bleus ", d’un côté - il s’agit en fait des Néerlandais - et quand il s’agit d’autres, vous dites " les généraux français ". Permettez-moi de vous dire qu’ils étaient tous - Néerlandais, Français, Belges, Canadiens, Ukrainiens - sous l’autorité de M. Kofi Annan, sans aucune exception. Par conséquent, j’aimerais savoir pourquoi vous faites la distinction entre les Casques bleus d’un côté, qui sont en fait des Néerlandais, et de l’autre, des généraux français, qui étaient aussi sous l’autorité de M. Kofi Annan.

Dernier point, sur lequel existe une contradiction très forte avec les autres auditions, et je souhaite que l’on puisse établir la vérité, lorsque vous dites qu’il n’y a pas eu de veto du Gouvernement néerlandais. Encore une fois, vous avez le droit, voire le devoir, de le dire. Cependant, c’est le contraire de ce que nous ont dit un certain nombre de responsables politiques qui sont venus ici même, à votre place. Pour la Mission d’information, il y a là une vraie question majeure. MM. de Charette, Levitte, Juppé, un certain nombre de responsables politiques et militaires nous ont dit exactement le contraire. Il y a là, pour nous, une difficulté majeure pour établir la vérité. Vous avez raison, voire le devoir, de le dire si vous le pensez. Mais nous avons un certain nombre d’éléments contraires, notamment lors de l’audition de M. de Charette qui nous a affirmé ici même qu’il y avait eu un veto précis, formel et explicite du Gouvernement néerlandais.

Ce sont quelques observations qui sont à la fois des réflexions et des questions, mais je me calquais sur votre intervention qui est faite également de réflexions et de questions.

Le Président François Loncle : Sur ce dernier point, j’ai souligné tout à l’heure un des grands écarts qui vont nous faire problème pour approcher la vérité, je veux parler des renseignements prévisibles et imprévisibles. Le deuxième grand écart - mais il y en a d’autres, et c’est notre devoir d’essayer de rapprocher les points de vue ou d’établir la vérité - c’est la version néerlandaise et la version française sur la nécessité ou non, l’urgence ou non, la décision positive ou non, de faire intervenir une opération aérienne. Je souhaite que nous approchions M. Klaus Kinkel, qui était à l’époque le Ministre allemand des Affaires étrangères, puisque, parmi les témoignages français dont faisait état M. Léotard, il y a celui de M. Millon qui nous a indiqué avoir entendu les avis néerlandais, en présence de Klaus Kinkel, lors du sommet de Strasbourg. C’est pourquoi son témoignage est précieux. Nous sommes là en présence de deux versions totalement différentes : la version de ceux qui nous ont affirmé de tout leur c_ur que les Néerlandais ne voulaient pas d’opération aérienne, et celle des Néerlandais nous affirmant qu’ils auraient souhaité une opération aérienne. Voilà l’un des écarts qu’il va nous falloir combler.

M. Pierre Salignon : Ma première observation concerne les soldats qui sont morts ou qui ont été blessés là-bas. Je les ai fréquentés, je les ai vus, j’ai beaucoup de respect pour eux, mais je garde des images en tête de soldats, notamment à Sarajevo, en pleurs et complètement démolis par la mission qui leur avait été confiée.

S’agissant de ce qu’aurait pu faire la France dans toute cette affaire, - cela rejoint un peu toutes les questions posées par M. Léotard -, on parle de techniques, de structures, de réorganisation d’opérations, mais on oublie la volonté politique. Je pense que l’on peut parler de tout ce que l’on veut, essayer d’augmenter les budgets, envoyer plus de matériels, cela ne changera rien s’il n’y a pas une volonté politique de protéger les populations.

Si on reprend le rapport Brahimi, qui est un rapport technique, il y a une confusion entre tous les objectifs, et la protection n’est certainement pas au centre des priorités.

Concernant les autres zones de sécurité, nous avions une équipe à Gorazde, mais la grande différence est que Gorazde était une enclave qui n’était pas désarmée, ce qui a quand même changé beaucoup de choses. Et puis, là, il y a eu volonté politique en avril 1994, ce qui a certainement influé sur le cours des événements et fait reculer les autorités de Pale. Quoi qu’il en soit, la réalité de Gorazde a été une réalité inacceptable pendant plusieurs années de siège, alors qu’elle était complètement coupée du monde. Cette enclave était un peu plus étendue, mais la population à l’intérieur connaissait les mêmes conditions de vie.

Quand vous avez parlé de l’ONU, M. Léotard, et de son refus de reconnaître la guerre, pour moi, l’ONU, ce sont les Etats qui la constituent et là aussi, je reviens sur ce que je viens de dire, à savoir l’absence de volonté politique. Dès lors qu’il n’y a pas de volonté politique, comment peut-on parler de mesures concrètes pour essayer de protéger les populations civiles ? Je ne suis ni un stratège ni un géopoliticien, mais quand on parle de certaines auditions qui ont eu lieu ici, parmi les personnes qui sont intervenues, très peu ont eu un mot pour les victimes. A dire vrai, pour ma part, cela m’a énormément choqué.

Concernant la distinction que j’ai faite selon la nationalité entre les Casques bleus en Bosnie, si j’ai insisté sur ce point, c’est que je veux souligner que la France a une responsabilité particulière, même dans le cadre d’une mission des Nations unies, dès lors que ce sont deux généraux français, au moment de la chute de Srebrenica, qui sont à même de prendre les décisions au niveau militaire.

S’agissant du veto du Gouvernement néerlandais, je suis un peu surpris. J’ai l’impression que l’on mélange beaucoup de choses, à la fois la période qui va du 6 au 11 juillet, et puis celle qui va après le 11 juillet. Laissons un peu les faits juger par eux-mêmes pour la suite.

M. François Léotard, Rapporteur : J’avais oublié de citer une phrase de votre intervention qui m’a troublé : " Les massacres n’ont jamais été une réelle préoccupation politique. " J’arrête parce que l’on ne va pas entrer dans une polémique avec vous. Simplement, non, ce n’est pas vrai. Les massacres ont toujours été, bien évidemment, dans une démocratie, à travers la télévision et le sentiment que nous avons, une préoccupation politique.

M. Pierre Salignon : Je suis désolé mais j’ai le droit de penser le contraire. De plus, les faits le démontrent.

M. François Léotard, Rapporteur : J’ai le devoir de vous dire le contraire.

Le Président François Loncle : J’aurai deux questions à vous poser, dont l’une sur le principe même des enclaves, des zones de sécurité. L’expérience que vous avez vécue et que nous avons vécue collectivement, Srebrenica, et votre analyse, telle que vous l’avez relatée, me conduisent à penser que vous mettez en cause le principe même, ou, en tout cas, la manière dont ces enclaves, ces zones de sécurité étaient organisées. Etait-ce une faute supplémentaire ?

Deuxième question : vous avez mis en cause la capacité des chefs militaires sur le terrain. Je voudrais avoir, sur ce point, un peu plus de précisions. Que leur reprochez-vous exactement ? Vous avez fait allusion à l’absence de volonté politique. Mais, sur place, il y avait des chefs militaires qui n’étaient pas toutes les cinq minutes à téléphoner pour savoir ce qu’ils devaient faire ; ils devaient s’engager eux-mêmes. Ces généraux sont venus témoigner. Il y a, là encore, un écart entre ce qu’ils disent et ce que vous dites. En quoi mettez-vous en cause leur capacité militaire au cours de ces événements ?

M. Pierre Salignon : Je pense que votre Mission d’information, en se rendant en Bosnie, rencontrera un certain nombre de survivants. Ils disent beaucoup de choses, c’est important. Ce dont il est question, c’est d’une promesse de protéger la population, de la création de zones protégées, où l’on met des soldats, d’une promesse qui n’est pas tenue et conduit aux massacres.

Sur la manière pratique dont cela s’est passé, je pense qu’il revient à ceux qui étaient responsables d’en parler, et à vous de faire la part des choses. Le principe des enclaves, comme je l’ai dit, était une manière de geler la situation. Mais ce qui a été particulièrement important, c’est que cela a interdit tout mouvement d’entrée et de sortie pour les Bosniaques. Quand je dis " pour les Bosniaques ", je pense principalement à la population civile. Des gens se sont retrouvés otages, dans un ghetto. Je n’ai pas connu la deuxième guerre mondiale mais, quand je suis rentré à Srebrenica la première fois, j’ai revu les images du ghetto de Varsovie, pour vous donner une comparaison. J’ai vu une situation où les gens étaient parqués et où j’avais l’impression qu’à l’extérieur, il y avait, d’une part, des miliciens serbes, avec une bonhomie et une joie de vivre, qui étaient là avec un camp retranché, et d’autre part, des gardiens de la population bosniaque qui étaient les Casques bleus.

Le Président François Loncle : Les enclaves étaient donc partout une erreur.

M. Pierre Salignon : Je ne sais pas si c’était une erreur. Je dis simplement qu’aujourd’hui, quand on voit le résultat de ce qui s’est passé à Srebrenica, on ne peut pas dire que c’était bien d’avoir une enclave à Srebrenica.

Le Président François Loncle : Qu’en est-il de ma deuxième question sur les capacités des chefs militaires ?

M. Pierre Salignon : Je ne sais pas comment répondre à votre question sur la capacité des chefs militaires.

Le Président François Loncle : Vous les mettez en cause nettement dans votre document. Il faut donc expliquer en quoi.

M. Pierre Salignon : Une attaque massive et violente est lancée contre une zone de sécurité des Nations unies à Srebrenica, avec des bombardements de la population civile, pendant laquelle l’hôpital reçoit des dizaines de blessés entre le 6 et le 10 juillet. Or, pendant cette période, il ne se passe rien. Une ou deux journées, il y a survol des avions de l’OTAN. On promet des frappes à la population. Mais il ne se passe rien. Ensuite, on va vers la déportation et les massacres. Aucune décision n’a été prise, notamment sur l’usage des frappes aériennes ou d’autres éventualités pour essayer, au moins, de trouver des solutions pour protéger la population et de l’évacuer dans des conditions correctes.

Je vous citerai un seul exemple, celui de ce convoi du HCR qui arrive, alors que la déportation est terminée, avec du matériel, des médicaments, etc., lesquels sont déposés dans les mains des Serbes, qui les récupèrent. Pour moi, c’est le symbole de cette non-prise de responsabilité, de ces décisions qui n’ont pas été assumées, même si, aujourd’hui, tout le monde se retranche derrière le fait qu’on ne pouvait pas savoir, etc. Mais je ne suis pas plus spécialiste que cela.

Le Président François Loncle : J’en conviens, mais je pense que votre réponse justifiait ma question.

M. Pierre Brana : Je ferai deux commentaires à titre personnel, avant de vous poser des questions plus précises sur votre exposé. Tout d’abord, je rejoins ce que François Lamy disait tout à l’heure. Nous avons tous les deux participé à la mission sur le Rwanda : de tradition, pour essayer de faire la clarté sur les événements et être le plus objectif possible, nous nous interdisons tout commentaire critique lors des auditions, ce qui ne nous empêche pas d’avoir notre idée sur ce qui a pu se passer. Le fait que nous nous abstenons aujourd’hui de faire des commentaires critiques ne veut pas dire que nous ne les ferons pas le jour où le rapport sera remis. Serons-nous tous unanimes ou pas, nous le verrons, mais chacun s’exprimera librement comme il est de tradition au Parlement français.

Le deuxième point porte sur l’écart entre la version néerlandaise et la version française. Personnellement, mais, là aussi, cela n’engage que moi, d’après ce que j’ai compris, c’est beaucoup plus une question de date qu’une question de pour ou de contre. Dans un cas, ce sont les dates du 6 au 10 juillet, dans l’autre, les 10 et 11 juillet.

Je passe maintenant aux questions plus précises. Vous avez, ce qui est un élément nouveau et qui m’a paru important, fait part de votre entretien avec le professeur Koljevic. Il y a deux points que vous abordez qui me paraissent intéressants. Il vous fait part de villages serbes brûlés et de civils exécutés. Avez-vous eu des précisions sur ces villages serbes brûlés par les Bosniaques et ces civils qui ont été ou auraient été exécutés ?

Le deuxième point qu’il aborde concerne la volonté des militaires serbes d’appliquer la loi du talion, ce qui, au regard des règles de la guerre, est tout à fait condamnable. Cela figure d’ailleurs en toutes lettres dans les statuts de la Cour pénale internationale. Il vous a présenté cela comme étant la volonté des militaires. Les autorités civiles de Pale devant vous s’impliquaient-elles dans cette volonté d’appliquer la loi du talion ? Koljevic rejetait-il cette volonté sur les militaires ou la prenait-il à son compte ? La différence tient évidemment à la responsabilité collective que cela peut entraîner ou à la responsabilité particulière de ce professeur Koljevic.

J’en viens à ma deuxième série de questions. Lorsque vous mentionnez le 13 juillet à Tuzla, vous dites que des informations commencent à circuler sur une colonne de réfugiés qui a tenté de fuir l’enclave et à laquelle aucune assistance n’a été apportée. Sur cette journée du 13 juillet, avez-vous des informations précises, des témoins que l’on pourrait entendre lorsque nous irons sur place ? En effet, vous ajoutez un peu plus loin que " nos équipes " [il s’agit donc des vôtres] sur place ont témoigné de marques évidentes de sévices que portaient de nombreuses femmes et jeunes filles ". On comprend de quoi il s’agit mais de quel jour s’agit-il ? Est-ce, dès le 13 juillet, que vos services ont remarqué ces sévices que portaient ces femmes et ces jeunes filles ?

M. Pierre Salignon : Concernant les discussions avec le professeur Koljevic, qui est Vice-président des autorités serbes de Pale, lors desquelles il me fait part de violences ayant eu lieu autour de l’enclave, je n’en sais trop rien. Je sais qu’il y avait de l’activité, qu’il y avait eu des accrochages à l’extérieur, mais je n’en sais pas beaucoup plus. En revanche, il est vrai que cette information était véhiculée dans les médias, notamment de manière insistante par la télévision à Pale, et que tout le monde la reprenait à son compte. Là-dedans, il y a certainement une part de vérité, mais je n’en sais pas beaucoup plus.

Sur la loi du talion et les règles de la guerre, je pense que les autorités civiles que M. Koljevic représentait tenaient constamment un double discours, comme c’est toujours le cas dans beaucoup de zones où nous intervenons. Il est très difficile de savoir ce que veulent imposer les militaires. M. Koljevic était quand même le proche collaborateur de Radovan Karadzic. Ce qui est certain, en revanche, c’est que, durant cette période, il y a eu un durcissement clair et net, mais qui n’était pas nouveau, des autorités de Pale à une période où les combats reprenaient en Bosnie. En témoignent un certain nombre de déclarations faites à l’époque par Radovan Karadzic sur la télévision de Pale, selon lesquelles il y aurait des représailles. Quant aux militaires, il a toujours été très difficile de rentrer en contact avec eux. Les rencontres sur le terrain étaient ce qu’elles étaient : j’ai parlé d’être ridiculisé, de toute la pression qu’ils exerçaient et de la manière dont se passaient tous les mouvements que nous pouvions être amenés à effectuer.

Concernant la date du 13 juillet, des équipes MSF travaillaient à Tuzla depuis le début de la guerre. Vous rencontrerez beaucoup de témoins à Tuzla et à Sarajevo, qui vous raconteront ces éléments-là. Si j’évoque cette date, c’est parce que MSF avait fait un communiqué de presse évoquant ces événements, notamment les marques évidentes de sévices que portaient un certain nombre de femmes et de jeunes filles. C’est donc une réalité qui apparaît très tôt. Je dirai même que, dès le 12 juillet au soir, il y avait déjà des éléments qui apparaissaient à Tuzla, où on peut difficilement dire que les gens ne savaient pas. Ensuite, je suppose qu’il y a eu des informations transmises par le commandant Karremans à sa hiérarchie.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je voudrais revenir sur ce problème du veto néerlandais. Je n’ai pas senti, dans les auditions que nous avons eues, de divergence sur l’enchaînement des faits. Le veto néerlandais dont tout le monde parle est celui du 11 juillet. Là où la version diverge, c’est que certains l’interprètent comme un refus général de frappe aérienne de la part des Néerlandais. De leur côté, les Néerlandais ne contestent pas qu’ils ont refusé ces frappes le 11 juillet, mais, selon eux, c’est parce que c’était trop tard. Un certain nombre d’arguments montrent effectivement que ces frappes étaient sans doute inopportunes à ce moment-là, mais je n’ai pas le sentiment qu’il y ait des contestations sur l’enchaînement des faits avant.

Le Président François Loncle : Il nous faut faire un recensement quotidien des témoignages.

Mme Marie-Hélène Aubert : Oui, mais on confond aussi les Néerlandais sous commandement de l’ONU et les Néerlandais sous commandement néerlandais, c’est-à-dire les Ministres néerlandais, d’un côté, et le colonel Karremans, de l’autre, qui était sous commandement néerlandais de l’ONU. Nous en reparlerons.

Vous dites à plusieurs reprises que vous avez fait des tribunes dans Libération ainsi que des communiqués. Je relis le passage concernant le début juillet : " Au fur et à mesure que les nouvelles de Srebrenica nous parvenaient, elles étaient rendues publiques. C’est ainsi que MSF a, dès le 6 juillet 1995, et presque quotidiennement, publié des communiqués de presse décrivant la tragédie (...) ". Vous signalez également d’autres alertes plus tôt, en juin 1995, voire en 1994, mais vous n’évoquez pas, dans votre témoignage, des contacts qui auraient pu avoir lieu avec les autorités politiques françaises de l’époque. Vous-même avez-vous cherché à joindre les plus hautes autorités de l’Etat sur le sujet ? Quelle a été leur réaction, s’il y en a eu une ? Ou, à l’inverse, avez-vous été en contact avec des autorités politiques, voire des élus qui auraient été alertés sur cette question et quelles ont été leurs réactions ?

Ma dernière question sera d’ordre plus général. Vous avez amorcé un développement que je trouve intéressant concernant le militaire et l’humanitaire et la confusion qui a été induite, selon vous, par le fait que l’on confie un mandat humanitaire à des militaires. Cela a donné l’illusion à la population qu’elle allait être protégée, c’est-à-dire que le travail humanitaire de ces militaires allait forcément aller de pair avec une action de maintien de la sécurité, qui est la mission des militaires. Pour m’être rendue en Albanie et en Macédoine, au moment de la guerre du Kosovo, j’ai eu de nombreuses conversations avec les militaires, d’une part, et les ONG, de l’autre, sur cette question qui était assez polémique. Les militaires eux-mêmes se plaignaient d’ailleurs souvent de cette confusion. Pourriez-vous préciser votre point de vue là-dessus et nous indiquer ce qui, selon vous, serait souhaitable en termes de mandat ou le rôle, selon vous, du militaire et de l’humanitaire ? A l’avenir, dans les interventions ou les missions de l’ONU, que conviendrait-il d’éviter ou de faire ?

Un autre point qui crée régulièrement débat est celui de l’utilisation de l’arme aérienne et des troupes au sol. Il est évident que l’arme aérienne a un rôle à jouer. Elle est de plus en plus utilisée, mais est peut-être aussi souvent quelque peu mythifiée et sert d’évitement à l’affrontement au sol qui, pourtant, de toute évidence, paraît indispensable si on veut protéger les populations et résoudre les problèmes sur place. Les bombardements ne protègent pas forcément les populations. On l’a vu lors de l’intervention au Kosovo où, au sol, les populations étaient aussi livrées aux agresseurs.

Sur ces deux points, même si pas plus vous que moi ne sommes de grands spécialistes de la chose militaire, j’imagine néanmoins que, de par vos observations sur le terrain, vous avez des choses à dire.

M. Pierre Salignon : S’agissant des contacts, ils ont été nombreux et multiples, avec des associations qui suivaient la situation en France et avec le ministère des Affaires étrangères, où existent des cellules de crise. Par exemple, en avril 1994, nous avions été amenés à rencontrer le Président François Mitterrand.

Un certain nombre de contacts réguliers avaient également lieu sur le terrain. Dès que nous en avions l’occasion, nous organisions des rencontres, faisions passer des messages ou envoyions des lettres à des personnes comme M. Carl Bildt ou les différents interlocuteurs sur le terrain. A Sarajevo, nos représentants étaient en contact avec la FORPRONU, la branche militaire et les branches civiles. C’était un peu la même chose pour tous les endroits où nous étions présents. A cette période, nous avons été en contact avec beaucoup de gens, tout en ayant, au quotidien, à décoder une situation qui changeait au jour le jour. Par conséquent, nous alimentions les décideurs comme nous le pouvions.

S’agissant de l’humanitaire et du politique, je pense avoir dit beaucoup de choses dans l’exposé en ce qui concerne la Bosnie, sur la confusion des genres. Sur cette question, je ne vois pas ce que je peux ajouter. C’est un problème récurrent que l’on retrouve sur beaucoup de terrains sur lesquels nous intervenons, que ce soit en Afghanistan ou ailleurs, à savoir ce mélange dans les opérations de maintien de la paix ou les opérations des Nations unies entre ce double objectif, l’établissement de la paix et les secours. Bien souvent, cette confusion des genres rend plus difficile les opérations de secours sur le terrain, voire les met en danger. Je parle de " confusion des genres " car il faut savoir séparer les choses qui sont différentes.

S’agissant de l’arme aérienne et des troupes au sol, sincèrement, je crois que vous avez répondu à ma place. Je ne suis pas un technicien. Je pense néanmoins que c’est une véritable question qu’il faut aborder parce que, dès lors qu’elle conduit à sacrifier les populations pour protéger la sécurité des soldats au sol, comme cela a été le cas en Bosnie, la question se pose.

Mme Marie-Hélène Aubert : Sur les contacts politiques, avez-vous eu un contact direct avec un Ministre de l’époque ? Avez-vous le souvenir de conversations directes avec des Ministres français ?

M. Pierre Salignon : Je ne peux pas répondre précisément car je ne me souviens pas de noms. Mais je peux vous dire que nous n’arrêtions pas de développer des contacts, que nous allions régulièrement au ministère des Affaires étrangères et que nous rencontrions beaucoup de gens, de manière formelle ou informelle.

Mme Marie-Hélène Aubert : Comment réagissaient-ils ?

M. Pierre Salignon : C’était souvent : " On ne sait pas ", " Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? ", " Oui, on est au courant, on va s’en saisir ". Je me souviens d’une conversation téléphonique entre M. Bernard Pécoul, directeur général de MSF à l’époque, et M. Kofi Annan, responsable des opérations de maintien de la paix, qu’on tenait informé au quotidien de ce qui se passait, des problèmes de protection qui se posaient pour la population, de la séparation des hommes et des femmes et des massacres dont on supposait qu’ils étaient déjà en cours ou dont on avait très peur. Il nous répondait qu’ils étaient en train de prendre les mesures nécessaires pour essayer de faire en sorte que l’ONU protège la population civile, mais c’étaient des déclarations d’intention.

M. Pierre Brana : Dans votre déclaration, il y a un élément que j’aimerais que vous explicitiez un peu plus précisément. Vous dites : " Le 14 juillet 1995, quand la liste de blessés accueillis dans la base de la FORPRONU à Potocari est établie par l’équipe MSF et le personnel bosniaque, c’est avant tout pour les protéger et éviter qu’ils ne disparaissent lors de leur évacuation. A notre grande stupeur, cette liste, remise ensuite à la FORPRONU, va permettre aux hommes du général Mladic de mieux les sélectionner sans que les responsables de la FORPRONU à Potocari s’y opposent. " Vous dites " remise ensuite à la FORPRONU ", mais à qui l’avez-vous remise en premier lieu ?

M. Pierre Salignon : Elle a d’abord été établie puis remise. Le 13 juillet, une demande pour préparer l’évacuation des blessés est adressée à l’équipe MSF sur le terrain et, comme dans toute opération à ce moment-là, on évacue et on essaie de faire en sorte que l’évacuation se passe dans les meilleures conditions. Une liste est établie des gens qui vont monter dans les camions, partir et être accompagnés, soit par le CICR, soit par le HCR. Cette liste a donc été remise au responsable de la FORPRONU à Potocari.

M. Pierre Brana : A qui l’a-t-il ensuite remise ?

M. Pierre Salignon : Je ne peux pas le dire. Je sais simplement qu’une sélection a été faite. On sait qu’à Bratunac, un certain nombre de personnes ont été séparées du reste du groupe. On sait aussi que le major Nicolic, quand il est rentré dans la base dans les jours qui ont suivi, a marqué 7 noms sur un papier et est parti avec ces 7 personnes qui ont été déposées à Bratunac entre les mains des autorités bosno-serbes.

M. Pierre Brana : C’est-à-dire que le général Mladic, ou du moins les Serbes, ont eu cette liste ?

M. Pierre Salignon : Sincèrement, je ne sais pas.

M. Pierre Brana : C’est ce que vous semblez écrire.

M. Pierre Salignon : Je dis que la liste a été établie et que je pense, personnellement, qu’elle a servi à sélectionner des gens. Nous avons eu des discussions très intéressantes à Tuzla avec un certain nombre de survivants qui expliquaient que, certainement, elle avait dû tomber entre les mains des autorités, peut-être dans le cadre de négociations destinées à préparer l’évacuation. Telle est la réalité.

M. Pierre Brana : Mais vous ne dites pas qu’il y a eu une mauvaise intention.

M. Pierre Salignon : Dans une situation comme celle-là, où vous avez 50 blessés dont des blessés graves, des Casques bleus qui ont signé un accord de reddition et qui sont en train de préparer, avec les Nations unies et le CICR, des évacuations, c’est une procédure normale que d’essayer de faire en sorte que les gens qu’on va évacuer soient identifiés, afin d’être sûr qu’ils ne vont pas disparaître au cours du voyage.

Cependant, cela montre aussi la difficulté de la situation sur le terrain, à ce moment-là, avec les militaires serbes qui sont là. Il n’y avait plus de règle. Cela s’est d’ailleurs vérifié dans les jours qui ont suivi, avec les massacres qu’ils ont commis.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je souhaiterais évoquer le changement de Président, qui a aussi été un thème récurrent dans nos auditions, et les conceptions différentes qu’il y aurait eu entre François Mitterrand et Jacques Chirac. J’ai suivi les entretiens de M. Mitterrand avec Jean-Pierre Elkabach, où il évoque cette question à un moment donné, en disant clairement que nous ne sommes pas en guerre contre la Serbie. J’aurais aimé avoir votre point de vue sur le climat politique, votre perception des deux Présidents et connaître la façon dont vous avez vécu ou ressenti le changement de présidence, même si le résultat à l’arrivée n’est pas convaincant, c’est le moins qu’on puisse dire.

M. Pierre Salignon : C’est vrai qu’il y a eu la constitution de la Force de réaction rapide. Mais je vous répondrai d’une autre manière. Quand je suis allé en Bosnie en mars dernier, la plupart des témoins et des survivants qu’on a pu rencontrer, voire des responsables politiques, ont eu des propos très durs à l’égard des généraux Morillon et Janvier. Ils gardent même un très mauvais souvenir de la visite de M. Mitterrand à Sarajevo et des conséquences qu’elle a eues, pour eux, en termes de dégradation de la situation. Les termes que l’on retrouve dans leur bouche, ce sont par exemple " Serbo-Français ".

Le Président François Loncle : Qui porte ces jugements ?

M. Pierre Salignon : La population, les survivants, qui vivent encore dans des camps de fortune à Tuzla et Spinica. Ils ne peuvent pas rentrer chez eux et ont été complètement oubliés au cours des années passées. Ils ne savent toujours pas ce que sont devenus les membres de leur famille, car il y a encore énormément de personnes disparues. Existe donc un ressentiment important. Vous vous rendrez compte là-bas de la situation. Aujourd’hui, ces gens sont extrêmement intéressés par les démarches de la Mission d’information. Ils sont prêts à témoigner, mais ils éprouvent une énorme ranc_ur à l’égard de la politique de la France en Bosnie à cette période. Je pense qu’il sera très intéressant, dans le cadre de votre visite, de rencontrer ces gens-là et d’entendre ce qu’ils ont à dire à ce propos.

Le Président François Loncle : Que fait le pouvoir bosniaque pour eux depuis lors ?

M. Pierre Salignon : C’est très inégal, et il y a beaucoup de changements au niveau de la situation politique en Bosnie. Il faut vous adresser aux responsables là-bas pour en discuter, ce n’est pas à moi de répondre à leur place. Mais ce que je vous ai dit, c’est que les réfugiés sont aujourd’hui dans une situation identique à celle qui était la leur lorsqu’ils sont arrivés en juillet 1995 et que leur avenir est très sombre.

Mme Marie-Hélène Aubert : Avez-vous senti un changement de politique, au moment du changement de présidence en mai 1995 ?

M. Pierre Salignon : Il y a eu un changement de politique avec la constitution de la Force de réaction rapide et dans le cadre des négociations de Dayton. C’est simplement les faits qui me font dire cela, mais je ne peux pas en dire beaucoup plus.

M. François Léotard, Rapporteur : Je voudrais prolonger une des questions de Marie-Hélène Aubert que j’ai trouvée intéressante et pertinente, et qui pourrait servir, je crois, pour l’avenir. Cette question portait sur le militaro-humanitaire. A partir du rapport Brahimi et de ce que vous savez sur les autres zones dans lesquelles MSF et les autres ONG intervenaient, avez-vous une doctrine sur ce sujet ? Je crois que c’est la fin du militaro-humanitaire, comme vous le dites dans votre document, et que les Etats ne le feront plus. Je voudrais savoir si c’est vraiment le v_u des ONG. En d’autres termes, pensez-vous pouvoir accéder aux victimes dans le cadre des conventions de Genève, sans un appui militaire, et le souhaitez-vous ? C’est vrai que les exemples de la Somalie, du Cambodge, de la Yougoslavie, etc. montrent que cela devient quelque chose qui est refusé par les Etats et, apparemment, refusé par vous-mêmes. Une doctrine est-elle en cours d’élaboration au sein des ONG, de MSF notamment, sur ce sujet ?

M. Pierre Salignon : MSF a été consultée, sur la demande du Conseil de sécurité, dans le cadre du travail sur la protection des populations par l’ONU en situations de conflits. A cet égard, nous vous ferons remettre le texte de la déposition de James Orbinski et Françoise Saulnier de MSF, devant le Conseil de sécurité, qui aborde ces questions.

Le rapport Brahimi, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, est un rapport très technique, mais je peux vous dire personnellement, quant au détail de la démarche de MSF, des consultations et discussions qui ont lieu, qu’il est clair que, pour MSF, c’est un enjeu réel que l’on suit de manière attentive. J’ai cité deux personnes qui travaillent sur cette question, notamment Françoise Saulnier. C’est un enjeu que l’on voit, non pas en termes de structures et de moyens, mais vraiment en termes de protection et des conséquences que cela peut avoir directement sur la protection des populations. Je reviens sur cet objectif central. En effet, aujourd’hui, les discussions prennent en considération les flux de population ou le maintien de la paix ; la protection des populations n’est pas l’objectif prioritaire.

Le Président François Loncle : Nous vous remercions beaucoup pour cette contribution. Les informations que nous avons recueillies nous seront très précieuses. N’hésitez pas à nous faire parvenir d’autres documents. Peut-être garderons-nous un contact avec vous en vue de notre mission en Bosnie.


Source : Assemblée nationale (France)