Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - L’ordre du jour appelle maintenant l’audition de M. Claude Fonrojet, président de l’Union nationale des associations de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (UNASEA), et de M. Jacques Andrieu, directeur général.

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

Vous avez la parole, M. Fonrojet.

M. Claude Fonrojet - Monsieur le président, Messieurs les sénateurs, je suis heureux de l’occasion qui m’estdonnée de m’exprimer devant vous.

L’UNASEA a été créée en 1948. C’est la première fédération d’associations offrant une palette de réponses socio-éducatives et médico-sociales aux familles, aux mineurs et aux jeunes majeurs frappés d’inadaptation sociale ou de handicap. Elle regroupe environ 10.000 bénévoles et 26.000 professionnels qui prennent en charge plus de 250.000 enfants et adolescents. Sur les 700 établissements et services gérés par ces associations, près de 450 sont habilités par la justice, c’est-à-dire appelés à accueillir des mineurs placés au titre de l’ordonnance du 2 février 1945. Les associations de sauvegarde se sont engagées dès 1995 dans la mise en place des unités à encadrement éducatif renforcé et gèrent aujourd’hui 14 d’entre elles.

Le constat que fait l’UNASEA se distingue peu de celui de la plupart des observateurs et des responsables. Nous observons une forte augmentation de la délinquance juvénile dont les caractéristiques sont peut-être nouvelles. Tout d’abord, les délinquants sont de plus en plus jeunes. Ensuite, les actes commis sont de plus en plus graves, allant de ce que l’on qualifie pudiquement d’« incivilités » -destructions de boites aux lettres, tags- jusqu’aux incendies de voitures voire aux meurtres. Nous sommes donc devant des phénomènes d’une extrême gravité. Cette délinquance est par ailleurs territorialisée, c’est ce que l’on appelle la violence ou la délinquance de quartiers, même si l’on peut observer des phénomènes de délinquance juvénile en zones rurales. Le sentiment d’impunité et le manque de repères sont également caractéristiques de la population que nous observons.

Enfin, nous constatons, comme chacun des observateurs, le malaise croissant des responsables politiques et administratifs ainsi que de l’ensemble de la population, accompagné d’une radicalisation des positions qui sontprises sur ces sujets, faute de maîtriser la violence qui s’exprime.

Quelles sont les causes de cette situation ? La délinquance juvénile est incontestablement un phénomène complexe. Les travaux tels que ceux du sociologue Sébastian Roché montrent que l’on ne peut pas mettre l’accent uniquement sur tel ou tel aspect. Nous pouvons simplement signaler deux facteurs principaux : le premier, c’est le développement de la fracture sociale avec la déstructuration des familles, l’augmentation du chômage de longue durée, une urbanisation mal maîtrisée et, d’une manière générale, le développement des phénomènes d’exclusion.

Naturellement, il ne s’agit pas de stigmatiser les familles ou les jeunes qui sont en situation d’exclusion, mais force est de constater que les phénomènes d’exclusion entraînent une augmentation du nombre de jeunes et d’adolescents en situation de déshérence sociale et ipso facto celle du nombre de jeunes délinquants tenant à ces phénomènes.

Le deuxième facteur, c’est la crise des valeurs. Il s’agit du refus de l’autorité, de la dissociation entre ce qui relève de l’affirmation d’une liberté et, ce qui devrait être son corollaire mais qui ne l’est plus, d’une responsabilité. Comme le disent certains, l’ascenseur social est en panne, l’éducation n’apparaît plus forcément comme le moyen d’une promotion sociale. Les jeunes en question sont conduits à rechercher ailleurs les voies d’une affirmation. Manifestement, dans l’exercice de la violence, il y a l’affirmation de soi, d’une autonomie et, en même temps -même si cela peut paraître choquant- l’affirmation d’une sorte de statut social ; ces jeunes deviennent des caïds dans leur quartier.

Le phénomène est complexe. L’objet de l’UNASEA n’est pas de se livrer à des études sociologiques et je ne fais que transmettre ce que nous disent les éducateurs, les responsables d’associations et les directeurs généraux des sauvegardes.

Quel jugement peut-on porter sur le dispositif qui a été mis en place ? On ne peut pas nier que des efforts aient été accomplis -tous les responsables politiques sont préoccupés par la délinquance des jeunes- ni que plusieurs difficultés subsistent.

La première, c’est l’absence d’une véritable prise en charge préventive et globale de la famille. Nous nous demandons si la décentralisation d’un certain nombre d’actions en soi très positive n’a pas aussi marqué un coup d’arrêt au regard que l’Etat portait sur ces phénomènes, peut-être à tort. L’affirmation de mesures de décentralisation ne signifie pas nécessairement le retrait de l’Etat de ce secteur. L’UNASEA voit avec satisfaction l’Etat réinvestir ce champ de réflexion et d’action, d’autant plus que les fonctions régaliennes exercées par les ministères de la justice et de l’intérieur sont restées de sa compétence.

La deuxième difficulté tient aux défaillances du système scolaire et de la formation professionnelle. Incontestablement, l’école ne joue plus comme par le passé son rôle en matière de formation civique et, d’une manière plus générale, d’intégration d’un certain nombre de populations. Les personnes concernées sont bien souvent en rupture scolaire, à un âge de plus en plus précoce. Il faut s’interroger sur ce point sans stigmatiser les enseignants. En 40 ans, la quasi-totalité de la population, du fait du recul de l’âge de la scolarité obligatoire, a accédé à l’enseignement ; c’est une bonne chose, mais il y a des ratés parce que l’éducation n’est pas forcément adaptée aux besoins de l’ensemble de cette population.

La troisième difficulté est liée aux défaillances de la réponse judiciaire. Bien souvent, les juges ne sont pas spécialisés dans l’appréhension de ces situations. Nous constatons également que la réponse judiciaire aux actes qui ont été commis intervient beaucoup trop tard.

Naturellement, je manquerais à mes devoirs si je ne concluais pas en évoquant le manque de moyens ou leur mauvaise répartition. Certains services de l’Etat ou des collectivités locales manquent de moyens. La désertification sociale de certains quartiers est un constat, ces derniers souffrent à la fois de l’absence de services publics élémentaires et de leur mode d’intervention, qui est parfois inadapté à la situation. Ainsi, les représentants de l’autorité -au sens large- sont présents jusqu’à dix-sept ou dix-huit heures, alors que les phénomènes de violence se manifestent souvent à une heure plus tardive.

D’une manière plus générale, il faut souligner le manque de responsabilisation des mineurs du fait de la réticence des magistrats à l’égard de la sanction pénale. Ainsi que chacun le constate, les phénomènes de délinquance relèvent de la compétence de services multiples qui ont tendance à se cantonner à leur sphère traditionnelle. L’action des différents acteurs manque de synergie.

Nous observons donc un ensemble de phénomènes, trop rapidement exposés, qu’il faut corriger.

L’UNASEA propose trois axes de réflexion. Premièrement, il conviendrait de mettre en oeuvre une action préventive globale. Nous pensons qu’il faut s’attaquer à la racine du mal. Nous sommes confrontés à des jeunes de dix ans, voire moins, et le problème se pose autant en termes d’action éducative qu’en termes de répression. L’action préventive globale doit être une priorité d’action gouvernementale et doit intervenir le plus en amont possible.

Dans ce domaine, nous ferons plusieurs remarques. Tout d’abord, nous manquons d’instruments d’analyse. Il ne faut pas se cantonner à une réflexion hexagonale. Si nous voulons pallier ce manque, décrisper les débats au sein de notre société entre les tenants de la répression et ceux de la prévention, entre les différents ministères, entre les collectivités locales et l’Etat, nous avons certainement intérêt à nous interroger sur ce que recouvre véritablement la délinquance juvénile et sur la façon dont elle est appréhendée, tant au niveau européen qu’international. Il faut cependant avoir clairement conscience que les phénomènes de culture sont très prégnants en ces matières. Il s’agit d’aller chercher non pas des recettes mais des éléments de réflexion, d’orientation et d’action partout où l’on peut en trouver. Par conséquent, nous serions heureux qu’un centre européen de la délinquance soit créé.

Ensuite, l’Etat doit susciter une synergie entre les différents acteurs afin qu’ils ne se trouvent pas, comme c’est trop souvent le cas, en opposition. Même si leurs préoccupations et leurs aspirations peuvent être à juste titre divergentes, il faut créer cette synergie. Cela suppose un échelon de concertation et d’actions pluridisciplinaires, ainsi qu’une impulsion volontariste. Les formules ne manquent pas pour tenter de rassembler la justice et l’intérieur, mais aussi l’éducation, les affaires sociales.

Nous suggérons -c’est la fonction qui compte, parce que nous connaissons la tendance de chacun d’entre nous à se réfugier dans l’institutionnalisation- la création d’une délégation interministérielle chargée de la prévention de la délinquance pour marquer notre souci de voir l’action préventive et globale affirmée comme la priorité. Cette délégation devrait être rattachée directement au Premier ministre, faute de quoi elle risquerait de ne pas avoir l’efficacité attendue.

Je précise encore une fois qu’il est plus important de combler un vide dans notre dispositif institutionnel que de nous attacher à la mise en place de telle ou telle structure administrative.

Nos propositions concernent également l’échelon local. L’action préventive globale nécessite une conception unifiée au niveau de l’Etat, une implication plus forte de l’Etat et de l’ensemble des acteurs que par le passé, mais aussi une meilleure gestion locale. Dans ce domaine, il faut disposer d’un outil de concertation, de confrontation des responsabilités et des actions de chacun, de mise en commun des moyens. Or cet instrument manque aujourd’hui. Nous nous réfugions encore dans l’institutionnalisation, mais nous préconisons la création d’une commission locale chargée de l’action préventive à laquelle seraient rattachées les équipes d’intervention de terrain.

Il importe que les familles trouvent des référents qui soient capables non pas seulement d’apporter des réponses séparées en matière de logement, d’insertion professionnelle, de soins, d’éducation, mais de définir avec elles un parcours commun et que l’information circule à l’échelon du département afin d’ordonner un secteur qui est par nature éparpillé. En effet, traiter séparément un sujet plutôt qu’un autre, c’est se condamner à l’inefficacité.

Nous sommes tout à fait désireux de voir les familles responsabilisées. C’est une idée très importante sur laquelle les médias et les hommes politiques mettent souvent l’accent. Cependant, compte tenu de notre analyse des facteurs de développement de la délinquance, le droit ne nous paraît pas comporter de lacunes dans ce domaine.

La possibilité de supprimer les allocations familiales est souvent évoquée. Nous n’y sommes pas favorables parce qu’elle manquerait son objet. Le fait de supprimer les allocations familiales à des familles qui sont plongées dans des situations difficiles aggrave ces difficultés. Or nous avons dans notre arsenal législatif et réglementaire tous les moyens de répondre à certaines situations.

Le premier d’entre eux, si les prestations sociales et familiales sont mal utilisées, est la mise sous tutelle. Nous avons d’ailleurs assisté ces dernières années à l’explosion des mises sous tutelle. Le problème serait plutôt de savoir quelle est leur efficacité. C’est un autre débat, qui fait néanmoins partie de notre sujet. Les organismes sont débordés par le trop grand nombre de dossiers qui leur sont confiés. Ils n’ont pas le temps d’accompagner la gestion des prestations sociales et familiales d’une action en profondeur auprès des familles, coordonnée avec les autres acteurs, qui permettrait d’élaborer une pédagogie plutôt que de substituer une autorité quelle qu’elle soit aux familles dans la gestion des prestations.

En outre, lorsque les familles se montrent défaillantes dans l’accomplissement de leurs responsabilités voire complices des actes accomplis par les jeunes, les textes permettent déjà de les sanctionner. Il faut les utiliser. Il convient peut-être de clarifier les positions et en tout cas de ne pas confondre, d’une part, la gestion des prestations sociales qui sont destinées à aider les familles à faire face à leurs responsabilités sur le plan matériel et, d’autre part, la sanction des familles qui sont complices ou démissionnaires.

Pourquoi ne le fait-on pas ? J’ai évoqué précédemment l’utilisation réticente de la sanction pénale pour faire face à certaines situations. On comprend bien pourquoi de telles réticences existent. Dans l’analyse des situations se mêlent la compréhension des difficultés sociales rencontrées par les personnes et la difficulté d’appréhender les comportements qui doivent être sanctionnés.

Le deuxième axe de réflexion que nous proposons est la mise en oeuvre d’une réponse judiciaire rapide, cohérente et adaptée à l’acte primo-délinquant. Nous considérons que le premier acte délictueux constitue un moment décisif qui n’est pas définitif. C’est le moment où le jeune en voie de marginalisation va se reprendre ou basculer. A ce niveau, notamment lorsqu’il s’agit de mineurs de moins de 16 ans, le caractère éducatif doit incontestablement l’emporter sur le caractère répressif. Nous ne pouvons pas imaginer que l’on considère un jeune comme un adulte. La personne jeune est en formation, elle n’est pas encore un adulte construit et il faut la traiter comme telle.

Cela nous conduit à plusieurs remarques. La première, c’est que la réponse judiciaire ne peut être apportée que par un magistrat spécialisé dans le cadre spécifique de la justice des mineurs. Nous considérons que toute proposition tendant à organiser la comparution des mineurs devant les tribunaux correctionnels aboutirait à nier la volonté de réinsertion des mineurs telle qu’elle est affirmée depuis 50 ans par l’ordonnance de 1945. C’est pourquoi nous sommes très réservés sur toute évolution de cette ordonnance, non pas qu’elle soit taboue -elle a d’ailleurs été modifiée à de nombreuses reprises- mais nous souhaitons que les objectifs soient très clairement affichés.

Pour nous, il serait important que l’accent soit mis davantage sur la formation. Il convient avant tout de conserver la spécialisation des juges pour enfants, puis de faire en sorte que ces juges soient mieux considérés et mieux formés. Il existe aujourd’hui une véritable précarité de la justice des mineurs. Il est nécessaire que la formation des magistrats comporte une spécialisation en matière de justice des mineurs, afin que les juges soient particulièrement aptes à apprécier la complexité de la délinquance juvénile.

Nous proposons depuis longtemps que, dans chaque tribunal, un vice-président spécialisé soit chargé de coordonner l’activité des juges pour enfants. A nos yeux, la création récente de postes supplémentaires de vice-présidents est une avancée qui doit être confortée.

En termes de réponse judiciaire, il faut nous interroger sur les procédures qui sont en vigueur, en particulier sur l’opportunité d’une saisine directe du juge sans passer par le procureur. De même faut-il nous interroger sur la césure pénale, qui génère un délai trop important entre le moment où l’acte est commis et celui où l’enfant -ou l’adolescent- est sanctionné.

Nous préconisons aussi de conférer plus de solennité. Il s’agit non seulement de l’ordre symbolique, mais également de marquer un coup d’arrêt fort en direction du jeune au moment où il a commis un acte délictueux.

Par conséquent, la rapidité, la solennité et l’adaptation des juges sont autant de facteurs qui doivent conduire à la fois à la diminution du sentiment d’impunité des jeunes et à la lutte contre la multirécidive. Or nous observons aujourd’hui que la sanction est non seulement tardive mais parfois même inappliquée.

Je citerai à cet égard les mesures de réparation imposées aux jeunes. Ce système donne de bons résultats dans un certain nombre de cas, mais encore faut-il que la sanction soit encadrée. Or nous manquons cruellement d’encadrement dans l’exercice de la réparation.

Nous avons d’ ailleurs organisé des actions dans le domaine de la prévention, notamment dans le département de l’Aube ; si cela vous intéresse, nous pouvons vous communiquer ces mesures qui, si elles ne sont pas la panacée, vont toutefois dans le sens que nous souhaitons.

La troisième dimension de notre réflexion concerne l’élargissement et la meilleure utilisation de la palette des réponses possibles à la délinquance des jeunes. Tout d’abord, le dispositif existant gagnerait à être mieux utilisé. Ai-je besoin de rappeler que plus de 75 % des décisions sont confiées à des associations habilitées, voire à certaines qui ne le sont pas, qui se trouvent malgré tout chargées de jeunes prédélinquants ou délinquants ?

Nous souhaiterions que le secteur associatif, qui démontre tous les jours sa capacité d’innovation et d’évolution, voit son rôle mieux reconnu dans le dispositif actuel. Certes, dans le lot des initiatives, certaines échouent et d’autres émergent. Il est en outre très difficile de généraliser des initiatives qui tiennent bien souvent au charisme de ceux qui les ont montées. Nous sommes dans une matière qui ne relève pas de la règle à calcul, mais il y a incontestablement quelque chose à faire pour reconnaître pleinement le rôle des associations.

Il ne suffit pas d’afficher l’objectif de conventions pluriannuelles avec les associations : encore faut-il que dans les faits, pour assurer la pérennité des moyens, les associations bénéficient de telles conventions.

Les associations doivent par ailleurs pouvoir trouver des interlocuteurs avec lesquels elles négocient le contenu et les moyens nécessaires à l’action entreprise, ainsi que les conditions de son évaluation. Seules cinq initiatives sur dix seront peut-être bonnes. Il faut naturellement que les moyens soient négociés.

Je parlais récemment d’une association à laquelle le juge envoyait des jeunes en urgence. Dans un premier temps, l’habilitation lui a été refusée. On lui a même dit qu’elle était en marge de la loi et qu’on allait peut-être lui interdire de poursuivre son action. Dans un deuxième temps, l’association a été reconnue parce que les juges étaient contents de trouver un concours dans des situations d’urgence. A ce moment là, le doublement des moyens de l’association a été imposé par l’autorité publique ! De telles situations apparaissent ubuesques aux personnes qui y sont confrontées.

Il faut incontestablement faire passer l’idée d’un partenariat. C’est bien souvent avec des arguments fondés que les associations ne souhaitent pas être instrumentalisées et prétendent être plus que de simples exécutants.

De surcroît, il faut négocier les conditions d’évaluation. J’insiste sur ce point, car nous sommes dans des situations difficiles et que certaines d’entre elles échouent. On ne bâtit pas une politique sociale sur de dos des personnels. Il faut que les individus qui acceptent de se lancer dans ce type d’actions trouvent une voie de reprise, qu’ils aient vieilli ou que l’action ait échoué. Par ailleurs, l’association ne doit pas être stigmatisée en cas d’échec, qui signifie non pas une faillite mais simplement une difficulté réelle. Nous savons bien que personne de détient de solution miracle dans ce domaine, y compris en matière de fugue des mineurs. On dit souvent que des centres accueillant des jeunes délinquants ne fonctionnent pas bien si, le jour d’une visite, les jeunes sont dans la nature. A ce propos, nous sommes très réticents.

La nécessité d’une vraie collaboration vise aussi à tirer partie du capital de compétences et de dévouement qu’ont les gens de terrain dans la définition de la stratégie. Incontestablement, il faut mettre en place un partenariat entre les autorités -le ministère de la justice et le ministère des affaires sociales- et le secteur associatif. Ne voyez pas là de ma part une défense corporatiste, mais le simple constat que ce ne sont pas des fonctionnaires de type classique qui vont résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Nous traversons une crise grave en matière de recrutement du personnel. Il faudrait conduire une réflexion sur le type de profil recherché ; si nous ne mettons pas l’accent sur cet aspect de la question, nous risquons de ne pas avoir les moyens de la résoudre.

Le deuxième aspect de notre réflexion porte sur la palette des réponses. Toute mesure, que ce soit sous forme de sanction ou de prise en charge, doit s’accompagner de mesures éducatives ou d’une préparation à l’intégration. S’agissant de jeunes âgés de 10 à 16 ans, s’il y a d’abord la réparation et certainement la sanction, il est cependant déterminant pour l’avenir de préparer la réinsertion à l’issue de la prise en charge par le système judiciaire ou socio-éducatif.

La préoccupation de la répression risque de l’emporter trop fortement, et, loin d’obtenir l’effet escompté, nous aboutirons à l’effet inverse, c’est-à-dire que nous aurons durci les gens dans leur délinquance.

Ensuite, il y a une trop grande rigidité dans l’appréhension des réponses qu’il convient d’apporter. Il faudrait certainement que les juges pour enfants puissent jouer sur plusieurs tableaux -réparation, accueil dans un foyer, passage par un sas ; dans ce domaine, il faut définir un parcours autant que mettre l’accent sur un type de mesure.

Nous devrions également nous interroger sur la manière de compléter les réponses existantes. Le bilan de l’action des unités éducatives renforcées mises en place en 1995 puis reprises par le gouvernement actuel sous l’autorité de Mme Elisabeth Guigou n’est finalement pas négatif. Nous en gérons quatorze puisque la quinzième a fermé. Nous n’avons pas le recul nécessaire pour savoir si la réponse est d’une ampleur suffisante et s’il n’y aurait pas lieu de procéder à des améliorations. Pour autant, il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » en estimant que, si la délinquance continue à augmenter, ce n’est pas la bonne réponse et qu’il faut en chercher d’autres. Ce n’est pas notre attitude.

Je le disais précédemment, il faut faire évoluer les structures existantes, mais nous avons l’impression que ces structures atteignent leurs objectifs, au moins pour une partie des jeunes qui y sont accueillis. Atteindre 50 % de réussite, c’est déjà mieux que rien.

Pour compléter le dispositif, nous émettons de sérieuses réserves sur toutes les propositions qui concernent des centres d’enfermement. La situation est complexe pour deux raisons.

Premièrement, nous constatons que les quartiers de mineurs dans les prisons ordinaires ne sont pas adaptés à la préparation de la réinsertion. S’il s’agit de faire autre chose, de faire en sorte que la réinsertion de l’individu soit préparée même s’il accomplit une peine, d’engager une réflexion sur la taille et l’emplacement des établissements, de substituer au quartier de mineurs une structure mieux adaptée à l’objectif que l’on se fixe, nous sommes naturellement favorables aux propositions qui seront faites.

En revanche, nous sommes perplexes quant à l’idée de créer des centres d’enfermement à coté des centres existants s’il s’agit de reproduire les maisons de correction du XIXème siècle, qui ont fait l’objet d’une stigmatisation justifiée, voire certains centres qui ont existé jusque dans les années soixante-dix. Ils constituaient en effet des foyers de violence. Les personnels qui sont en contact permanent avec les jeunes en difficultés ont tendance à dire que cela se fera sans eux. Comment assurera-t-on la conciliation indispensable entre répression et prévention ? Il ne faut pas, selon nous, refaire des maisons de correction. En même temps, nous sommes sensibles à l’idée d’organiser des séjours de rupture, de mieux assurer une sanction et une répression conjointes.

Nous demandons des personnels mieux formés, sur la base du volontariat et mieux protégés.

Il faut incontestablement réfléchir à une ligne de partage entre l’administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse parce que, des deux cotés, se trouvent des jeunes qui sont dans des situations voisines.

Je terminerai là dans mon exposé -j’ai déjà été trop long- pour répondre à vos questions. Je vous remercie, messieurs les sénateurs, de m’avoir écouté.

M. le président - Nous vous devons une explication sur les mouvements qui se sont produits à la tribune lorsque vous avez évoqué la mise sous tutelle des allocations familiales. J’observais que nous l’avions proposée et que j’avais moi-même inscrit dans un rapport relatif à la sécurité quotidienne la question de son élargissement. Or je soulignais que l’on retenait uniquement les propositions visant à supprimer les allocationsfamiliales et jamais celles tendant à élargir la tutelle. Par conséquent, ne soyez pas troublé, monsieur le président, il ne s’agissait nullement de la mise en cause de vos propos mais de la rémanence de quelques réflexions que nous avions déjà faites.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Monsieur le président, nous vous remercions de cet exposé très intéressant ; j’avais beaucoup de questions à vous poser, mais vous y avez répondu par anticipation dans le diagnostic auquel vous avez procédé sur les causes de l’augmentation et de la gravité croissante de la délinquance et, surtout, dans vos propositions.

J’aurais cependant quelques questions complémentaires à vous poser : pensez-vous que l’action de toute la chaîne judiciaire -police, justice, services de prévention- soit suffisamment cohérente ? Si tel n’est pas le cas, quelles solutions préconisez-vous pour améliorer l’efficacité des différents acteurs ?

M. Claude Fonrojet - Je crois avoir déjà partiellement répondu à votre question. Actuellement, du point de vue institutionnel, chacun est cantonné dans son champ d’action traditionnel. Il manque incontestablement un lieu où cette synergie pourrait s’organiser, à l’échelon national, car nous traitons de fonctions régaliennes. Les ministère de la justice et de l’intérieur se concertent dès à présent, notamment à l’occasion de faits marquants de l’actualité. Pour répondre à la question de la synergie des différents acteurs, il faut élargir le cercle de ceux qui participent à la concertation. S’agissant de jeunes âgés de 10 à 16 ans, l’Education nationale est un partenaire incontournable, au même titre que les affaires sociales, même si c’est le juge qui décide de la mise sous tutelle des prestations sociales. Le lien entre l’action pédagogique et les actions de réparation et de sanction doit être pris en compte. Tout doit être concerté dans la durée et de manière permanente.

Nous ne résoudrons pas le problème de la délinquance juvénile par des mesures d’urgence. Plus on agira en amont, plus on aura de chances que les jeunes ne basculent pas dans la délinquance. De même, il faut essayer de mettre un coup d’arrêt le plus tôt possible afin de rompre la chaîne d’entraînement dans laquelle ils se trouvent.

Au niveau national, j’ai suggéré la création d’une délégation interministérielle -là encore, les formules institutionnelles sont multiples- pour faire en sorte que les gens concernés soient bien éclairés. On voit bien que l’on a du mal à définir les raisons de la montée de la délinquance juvénile. On ne peut pas se contenter de stigmatiser des gens qui sont en difficulté -être pauvre, dans un quartier ou une banlieue difficile, appartenir à une famille dont les parents ont divorcé ou à une famille recomposée- car cela ne constitue pas une prédestination à être violent ou délinquant. La délinquance juvénile ne touche qu’une minorité d’enfants parmi tous ceux qui sont peu ou prou victimes de difficultés.

Je vais tout à fait dans votre sens. L’organisation de la synergie entre les acteurs ne doit pas se faire à propos d’un acte isolé ou d’un moment fort, mais dans la durée, de manière permanente, pour créer l’habitude de travailler en commun, c’est-à-dire rompre le cloisonnement et la verticalité de nos administrations. Ce n’est pasfacile, mais c’est vers cela qu’il faut tendre.

M. le rapporteur - Souhaitez-vous ajouter un commentaire, Monsieur Andrieu ?

M. Jacques Andrieu - Il nous paraît vraiment important qu’il y ait une continuité entre les actions de prévention et la réponse qui est donnée au moment du premier acte délinquant. Il convient sûrement de réfléchir tous ensemble sur ce que recouvre un acte délinquant. Aujourd’hui, les incivilités échappent totalement à la définition de la délinquance. Est-ce nécessaire de les qualifier pour y apporter une réponse homogène de la part du monde adulte ?

La continuité recouvre ce que M. Fonrojet évoquait et que l’UNASEA défend depuis plus de 10 ans, à savoir la notion d’action sociale globale.

Le maire n’est pas un acteur reconnu dans l’aide sociale à l’enfance, dans la prévention spécialisée. On a vu apparaître une volonté de coordination avec la mise en place de la politique de la ville. Or cette politique est vouée à l’échec si elle se contente de créer des comités Théodule, d’organiser des grand-messes pour parler de façon théorique et générale de la délinquance dans une ville ou un quartier. Je ne dis pas que c’est inutile, mais il ne faut pas que chacun continue à travailler au niveau de sa « tranche de saucisson ».

Depuis 30 ans, notre pays a développé avec beaucoup d’énergie son action sociale. Ses moyens sont mis en cause du fait de l’empilement des dispositifs, chaque responsable faisant très bien son travail à l’intérieur de sa tranche mais communiquant peu avec les étages inférieurs et supérieurs.

La première cause de la délinquance tient aux difficultés de la famille, mais ce ne sont pas forcément les difficultés de la famille qui en sont la cause. Il existe des familles en difficultés, des familles d’origine étrangère -on dit souvent qu’il ne faut pas nier la dimension ethnique de la délinquance des mineurs- dont les enfants n’ont jamais commis d’actes délinquants. C’est même la majorité puisque cela représente environ 95 % des familles.

Nous devons donc être capables d’agir au niveau de la commune. Le maire est le chef d’orchestre naturel de cette action, c’est une grande responsabilité et il faut lui en donner les moyens. Des expériences concluantes ont consisté à coordonner sur le terrain des « groupes d’intervention locale » comprenant le principal du collège, le commissaire de police, le maire ou un élu, les éducateurs de prévention spécialisée, les éducateurs chargés d’actions éducatives en milieu ouvert, des représentants des parents, bref l’ensemble des acteurs qui, à l’échelle d’un quartier, peuvent se concerter non pas sur des généralités, ni sur l’établissement d’un bilan de la délinquance, mais sur des cas concrets.

C’est parfois à l’école que l’on va repérer qu’un enfant commence à dériver, obtient de moins bons résultats ou commet des actes violents. Il faut se demander pourquoi, mais pas seulement dans l’enceinte de l’école. Or c’est la situation actuelle. Il faudrait, au sein de l’école, travailler avec les intervenants extérieurs. L’assistante sociale et l’office d’HLM n’ont-ils pas constaté que les loyers n’étaient pas payés, le commissariat de police n’a-t-il pas rencontré de problèmes avec la famille ?

L’expérience a été tentée dans certaines communes et dans quelques arrondissements de Paris. Elle donne des résultats, mais reste expérimentale et isolée parce que l’on n’a pas encore pris en compte la dimension institutionnelle.

Au-delà des dispositifs, il faut travailler sur leur cohérence et sur un consensus politique et social, sur la volonté des adultes de parler d’une même voix. Un mineur qui, pour la première fois, graffite la porte de l’immeuble ou crache sur une veille dame doit obtenir une réponse à la hauteur de son acte et en fonction de son âge. On doit lui dire à un moment donné qu’il a commis un délit, que c’est une agression pour quelqu’un d’autre, et ordonner une mesure de réparation. Or la mesure de réparation est très mal utilisée, elle est prononcée mais rarement mise en oeuvre faute de moyens. C’est pourtant la meilleure réponse que l’on puissedonner à un mineur qui vient de faire une bêtise.

Un mineur qui a mis le feu au péristyle de sa cité HLM devrait comparaître devant le juge pour enfants avec toute la solennité requise, mais il faudrait surtout que le magistrat puisse apporter une réponse rapide, lui dise qu’il a commis un acte délictueux qu’il doit réparer. Je pense au cas précis d’un adolescent de 13 ans qui n’avait jamais commis d’infraction et qui a mis le feu à des plaques de styropore à l’entrée de son immeuble pour se faire admettre dans une bande. Le magistrat a indiqué à l’adolescent qu’il allait nommer un éducateur et lui a donné rendez-vous six mois plus tard pour traiter de la qualification pénale éventuelle de son acte. C’est la césure pénale. Cet enfant est donc rentré triomphant dans son quartier ; il n’a rien compris, ses parents non plus. Ce qui compte, c’est qu’il a réussi, en faisant l’imbécile devant ses copains, à se faire admettre dans la bande et que cela ne lui a rien coûté.

Il y a un problème de cohérence dans la réponse des adultes. Ce n’est pas seulement l’affaire des magistrats, des éducateurs, des instituteurs et des enseignants. Il faut que tout le monde travaille de concert sur des cas concrets.

M. le rapporteur - Je voulais vous entendre plus particulièrement sur le fonctionnement des centres, sur les difficultés que vous rencontrez. Comme le temps presse, monsieur le président, je suggère que vous nous présentiez par écrit un bilan général de la situation de vos centres. Nous disposerions ainsi de quelques données chiffrées. Nous ne manquerons pas de vous demander, le cas échéant, des compléments d’informations. Messieurs, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation.

M. le président - Messieurs, je vous remercie de cette contribution collective au respect de l’emploi du temps. Y-a-il d’autres questions ?...

Messieurs, je vous remercie de cet exposé très complet.


Source : Sénat français