Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - L’ordre du jour appelle maintenant l’audition de Mmes Nicole Prud’homme, présidente de la Caisse nationale des allocations familiales, et Annick Morel, directrice générale.

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment. A cet égard, Mme Morel émet des réserves sur les chiffres qui seront communiqués.)

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Ma première question concerne l’article L.552-6 du code de la sécurité sociale, qui prévoit la mise sous tutelle des prestations familiales lorsque les enfants sont élevés dans des conditions d’alimentation, de logement et d’hygiène manifestement défectueuses ou insuffisantes ou lorsque le montant de ces prestations n’est pas utilisé dans leur intérêt.

Pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement de cette procédure ? Combien de fois a-t-elle été utilisée ? Quelle est la durée moyenne de la tutelle ? Cette mesure est-elle efficace ? A-t-elle fait l’objet d’évaluations ?

Mme Nicole Prud’homme - Dans les fonctions que j’occupe, je considère que les choses doivent être dites, y compris à nos élus. Je ne méconnais pas la réglementation, puisque je suis membre du Conseil économique et social. Au moment où l’on a jugé utile de mettre en place la COSA, il me semble que les rapports entre nos élus et les citoyens devraient comporter un certain nombre de précautions pour mieux faire comprendre le message.

Je ne vous ferai pas un long discours sur la baisse de la citoyenneté, car nous serions déjà au coeur du sujet, ni sur le désintérêt de certains à l’égard du devoir de voter, qui sera peut-être malheureusement confirmé, ce que je déplore pour avoir enseigné pendant longtemps l’instruction civique à mes élèves, ni sur les rapports qu’on peut entretenir avec les politiques. Un courrier comme celui que nous avons reçu, même s’il est tout à fait conforme à la Constitution, ne peut, dans certains cas, que creuser un fossé encore plus grand entre les politiques et les citoyens.

Si je me suis permis de formuler publiquement un certain nombre de remarques, c’est probablement pour essayer de faire comprendre à nos élus que certaines précautions doivent être prises quand ils s’adressent aux citoyens, sauf à avoir affaire à des personnes complètement obtuses, ce qui, je crois, n’est pas mon cas. Un peu plus de forme et de pédagogie à leur égard faciliterait grandement les rapports.

Dans l’exercice de mes fonctions, j’essaie, tout comme vous en tant qu’élu, de faire oeuvre utile pour l’ensemble de la collectivité nationale. La menace de sanctions pénales, si je ne me présentais pas devant vous, m’afflige beaucoup. Je vous remercie de bien vouloir prendre en compte cette remarque qui n’a pas grand-chose à voir avec le sujet, mais qui, dans une certaine mesure, n’en est pas si éloignée.

M. le rapporteur a posé quelques questions à Mme Morel. Toutefois, pouvant m’exprimer beaucoup plus librement que les représentants administratifs de la CNAF, dont le plus éminent est ma directrice, je tiens à dire qu’il est aussi nécessaire de prendre quelques précautions à l’égard de nos services, dont j’essaie à tout moment de défendre les conditions de travail.

Nous avons reçu votre questionnaire vendredi. Vous comprendrez que la densité des questions posées et les chiffrages qu’elles impliquent obligent nos services à arrêter tout autre travail et à se concentrer exclusivement sur ce questionnaire. Les personnels sont donc obligés de travailler dans l’urgence, qui est toujours de la « sur-urgence ». C’est pourquoi Mme Morel a eu raison, en prêtant serment, d’émettre quelques réserves quant aux chiffres qui vous seront communiqués, car ils sont entachés d’un certain nombre d’incertitudes. Nous allons nous en expliquer.

J’ai bien volontiers prêté serment, mais nous débattons de phénomènes de société. Mon propos, qui traduit la position de mon conseil d’administration, ne peut pas être complètement exhaustif ni complètement vrai, car il repose sur des appréciations. Ces appréciations, même si elles sont exprimées sous serment, peuvent être entachées d’un facteur d’incertitude que je vous demande de prendre en compte tant dans notre entretien d’aujourd’hui que dans les échanges écrits que nous pourrions avoir.

Je comprends, compte tenu du sujet qui vous préoccupe, que votre première question concerne la mise sous tutelle des prestations familiales. Permettez-moi de vous dire que ce n’est, heureusement, pas la seule mission de notre institution. Elle en assume bien d’autres qui sont beaucoup plus utiles. Nous gérons dix millions d’allocataires je vous demande de bien garder en mémoire ce chiffre - et versons 300 milliards de francs de prestations- je m’exprime encore en francs -ce qui vous donne l’ampleur de notre mission.

Sur ces dix millions d’allocataires, six millions sont des « familiaux » et quatre millions des « non-familiaux ». Ces derniers perçoivent les minima sociaux et les allocations de logement, ce qui va des étudiants à la personne âgée aux ressources limitées. Nous allons avec bonne grâce nous prêter à ce jeu des questions-réponses, mais je tenais à apporter ces précisions en préambule.

J’ajoute que notre budget d’actions sociales s’élève, à la fin de l’exercice de notre convention d’objectifs et de gestion, à 16 milliards de francs, ce qui n’est pas du tout négligeable compte tenu de l’aide que nous apportons à l’ensemble de la population, y compris aux mineurs, qu’ils soient délinquants ou non.

M. le président - Permettez-moi de vous faire observer que nous sommes obligés de respecter certaines procédures. Le fait de prêter serment montre bien le caractère solennel de notre commission. Ces contraintes s’imposent à moi comme à tout le monde. Je tiens néanmoins à vous dire, peut-être pour vous consoler, que vous n’avez pas été la seule à subir cette espèce de brimade épistolaire puisque les ministres, eux-mêmes, reçoivent la même convocation. J’ai toutefois bien noté vos observations. Nous verrons si nous pouvons en tirer un enseignement. S’il est possible de faire évoluer ce formalisme, nous le ferons mais, pour le moment, il s’impose.

Vous avez évoqué les rapports avec les citoyens. Nous nous adressons, en l’occurrence, non pas à eux mais à une administration, même si elle est paritaire. Vous avez eu raison de rappeler le travail important que vous accomplissez, mais nous enquêtons sur la délinquance des mineurs. Votre opinion sur ce sujet nous intéresse et c’est à ce titre que nous vous entendons.

Mme Annick Morel - La tutelle aux prestations sociales représente, au mois de juin 2001, pour la branche famille, un coût de 413 millions de francs environ, pour parler toujours en francs, et concerne 25 500 familles environ, résultats non consolidés. Nous aurons les chiffres définitifs bientôt. Le nombre de familles sous tutelle diminue de façon très impressionnante depuis maintenant huit ans puisque, en 1994, elles étaient plus de 38 700.

Le profil de nos familles d’allocataires est assez simple : un tiers sont des familles monoparentales ; un tiers ont plus de trois ou quatre enfants. Il s’agit bien évidemment de familles pauvres. Le taux de pauvreté dans les familles monoparentales est de 14 % contre 7 %, selon les critères de l’INSEE, pour la population. Enfin, ce sont souvent des familles qui n’exercent qu’une activité.

Qui saisit le juge ? En général, ce sont des bailleurs ou des créanciers qui peuvent être les services sociaux mais aussi les offices d’HLM ou EDF, c’est-à-dire tout organisme confronté aux dettes de leurs clients.

La diminution du nombre de mises sous tutelle s’explique par des facteurs favorables et des facteurs défavorables. Les premiers sont les effets d’une prévention, notamment en matière de surendettement, qui a permis d’éviter la saisine du juge. Les seconds tiennent peut-être au fait qu’il n’y a plus rien à mettre sous tutelle pour ces familles qui ne gèrent plus que des prestations familiales ou des allocations sociales.

Nous nous apercevons que la tutelle, telle qu’elle est pratiquée, n’est pas réellement assortie d’un accompagnement social, alors que celui-ci est inclus dans son coût. Au terme de la tutelle, les familles n’ont pas plus de soutien social. Il est donc permis de douter de l’efficacité à long terme de cette mesure.

Nous ne savons pas réellement ce que deviennent les familles à l’issue de la tutelle. La branche famille a décidé de se pencher sur ce sujet très délicat. Il doit être rapproché de la tutelle aux incapables majeurs, qui est un dispositif parallèle moins bien rémunéré.

Il faut souligner que, dans les départements d’outre-mer, il n’existe pas de mise sous tutelle. Les CAF ont développé des actions alternatives à cette mesure, notamment à la Réunion. Ainsi, lorsqu’une famille en difficultés est repérée par un travailleur social ou un créancier, la CAF lui propose un service d’accompagnement social. Les engagements réciproques de la caisse et de la famille sont contractualisés, ce qui permet un accompagnement et un suivi beaucoup plus précis et donc une plus grande efficacité.

M. le rapporteur - Ce dispositif pourrait-il être étendu à la France métropolitaine ?

Mme Annick Morel - Pourquoi pas ? Il a, certes, un coût, mais il pourrait être envisagé d’étendre cette forme d’accompagnement, qu’elle soit gérée directement par les CAF, les services de travailleurs sociaux ou les conseils généraux.

M. le rapporteur - Nos questions peuvent vous paraître orientées sur une seule fonction de la CNAF qui n’est pas la plus importante. Mais la commission d’enquête a pour mission de faire le point sur la délinquance des mineurs et non un audit de la CNAF. Il s’agit d’un tout autre problème.

Mme Annick Morel - Nous n’avons pas d’études très précises quant à la durée de la tutelle. Elle s’étend de six mois à dix ans, la moyenne s’établissant autour de trois ans.

M. Jean-Claude Frécon - Pourriez-vous me transmettre une note écrite sur la pratique en outre-mer, car je dois m’y rendre dans une dizaine de jours ? (Mme Morel fait parvenir une fiche à M. Frécon.)

M. le président - La mise sous tutelle nous intéresse parce qu’une des solutions consisterait à l’étendre éventuellement aux familles d’enfants délinquants qui utiliseraient les allocations familiales à des fins autres que celles pour lesquelles elles ont été instituées.

M. le rapporteur - J’ai un principe simple : on n’agit bien que lorsqu’on connaît bien. C’est pourquoi nous nous permettons de demander votre opinion.

Mme Annick Morel - Pour rebondir sur cette question sans me prononcer sur la mesure elle-même, je dirai que les services des tutelles sont devenus des services administratifs et non des services d’accompagnement social, ce qu’ils regrettent. Les tuteurs n’ont plus le temps, ou la capacité, de faire de l’accompagnement social. Ils gèrent en quelque sorte l’argent, ce qui ne permet pas un accompagnement et un soutien des familles.

M. le rapporteur - Dans une déclaration faisant, me semble-t-il, suite à l’un de vos conseils d’administration qui s’était tenu en janvier 1999, vous avez rappelé que, lorsque l’Education nationale avait connaissance de comportements agressifs, elle pouvait saisir la caisse d’allocations familiales en vue de procéder à une éventuelle enquête sociale.

Cette procédure est-elle effectivement utilisée et, dans l’affirmative, combien de signalements avez-vous enregistrés au cours des années 2000 et 2001 ? Combien ont-ils été suivis d’une enquête ?

Mme Nicole Prud’homme - Il faut bien préciser les choses. Lorsque sont constatés des comportements agressifs d’élèves, il appartient tout d’abord à l’Education nationale elle-même et à ses assistantes sociales de voir pourquoi le jeune se retrouve dans cette situation, avant de faire directement appel aux services sociaux de la caisse. Il existe une gradation parmi les assistantes sociales qui peuvent agir sur ce terrain. Ensuite, le faisceau des travailleurs sociaux apporte son aide si cela s’avère nécessaire.

Nous n’avons pas de suivi statistique du type de saisine ni de ses motifs. Je ne puis donc pas vous apporter d’éléments chiffrés.

Mme Annick Morel - Sur le plan juridique à proprement parler, le comportement agressif ne relève pas du domaine des CAF alors que l’absentéisme scolaire, lui, en dépend.

Comme vient de le souligner Mme la présidente, si un enfant a un comportement agressif, c’est à l’assistante sociale scolaire, en relais avec les services sociaux du département ou la polyvalence du secteur, de s’en saisir. La CAF, sauf si elle se situe dans la polyvalence du secteur, n’a pas à traiter du comportement agressif de cet élève ni de la manière de le sanctionner.

En réalité, la procédure préconisée n’a pas été suivie d’effets, car ce sont les services de l’Education nationale qui devraient être les premiers en alerte.

M. le rapporteur - Vous venez de parler de l’absentéisme scolaire. Au sein de votre propre service ou grâce aux services de l’Education nationale, disposez-vous de quelques données chiffrées à ce sujet ?

Mme Annick Morel - S’agissant de la suspension des prestations familiales au motif d’absentéisme scolaire, nous disposons d’une donnée chiffrée : 8 900 suspensions de prestations familiales ont été prononcées. En vérité, nous sommes assez perplexes sur ce chiffre et sur ses conséquences.

En effet, si elle était suivie, la procédure entraînerait une profusion de saisines et une augmentation considérable du nombre de suspensions des prestations. Vous le voyez bien, le chiffre que je viens de citer est dérisoire par rapport à l’absentéisme scolaire.

En réalité, l’Education nationale ne signale pas l’absentéisme, et ce pour diverses raisons. Elle n’est pas organisée pour le faire ou encore elle le signale avec beaucoup de retard.

Ainsi, la CAF de Dunkerque, au siège de laquelle je me suis rendue, a passé un protocole d’accord avec l’Education nationale pour être saisie dès qu’un absentéisme scolaire est réitéré. Elle était en effet saisie avec quatre mois de retard. Envoyer, après un tel délai, une lettre aux parents, qui n’avaient pas forcément connaissance de ce fait, n’a pas vraiment d’effet pédagogique.

L’Education nationale ne saisit donc pas la CAF de manière très opérationnelle. Au demeurant, si elle le faisait, le système serait complètement débordé et deviendrait, de fait, inefficace.

On constate de plus en plus que, lorsque les CAF ont un contact avec l’Education nationale, des conventions peuvent être passées non pas avec toutes les communes mais avec un certain nombre de zones sensibles qu’elles identifient en commun. C’est le cas par exemple des Hauts-de-Seine, de Dunkerque, de Douai. Les CAF disposent maintenant d’une procédure bien rodée grâce à laquelle les signalements sont opérés avec une très grande rapidité : c’est en quelque sorte une procédure d’escalade, qui est assez efficace.

Au lieu de suspendre d’emblée les prestations, la CAF envoie une première lettre à la famille pour l’avertir que, si l’enfant réitère son absence, les allocations seront suspendues. Une deuxième lettre est envoyée si cette réitération a lieu et, enfin, la suspension intervient.

L’épée de Damoclès du retrait des prestations familiales est assez efficace. Une étude précise a été menée dans les Hauts-de-Seine : on peut constater que les récidives y sont assez peu nombreuses.

Si l’on appliquait vraiment le dispositif à la lettre, il serait totalement inefficace parce que pratiquement ingérable tant par l’Education nationale que par la CAF. Il doit donc être appliqué avec discernement et efficacité. Lorsque cette procédure est accompagnée d’une approche pédagogique et est effectuée selon ce principe de l’escalade, les résultats sont relativement bons. Toutefois, nous ne disposons que d’une évaluation insuffisante du nombre des récidives. La CAF de Dunkerque a notamment mis en place une procédure bien ficelée en coordination avec l’inspection académique.

En résumé, ce système fonctionne bien s’il est bien pensé et s’il suit un objectif de prévention.

M. le rapporteur - S’agissant de l’allocation de parent isolé, l’API, M. Petitclerc, que nous avons auditionné dans le cadre de cette commission, a écrit : « On constate fréquemment sur le terrain que des pères sont dissuadés d’officialiser leur paternité par crainte de priver la mère du bénéfice de l’allocation de parent isolé. »

Cela existe-t-il réellement ? Avez-vous dû régler de tels cas ? Dans l’affirmative, quels moyens préconisez-vous pour tenter de corriger cet effet pervers ?

Mme Annick Morel - Cette observation est assez paradoxale dans la mesure où l’API est soumise à une condition d’isolement. Ce n’est pas la reconnaissance de la paternité qui entre en jeu : un père peut tout à fait reconnaître un enfant et laisser la maman l’élever toute seule. Il n’existe pas de lien entre l’absence de reconnaissance en paternité et la situation de l’isolement de la mère.

Voilà quatre ans, Véronique Aillet, chercheur, a dirigé une étude sur l’API. D’après un échantillon de bénéficiaires, l’on peut observer que la prestation est assez bien utilisée. Elle est surtout très bénéfique aux allocataires. Il existe bien entendu certaines dérives. Dans les départements ou territoires d’outre-mer, par exemple, la rumeur circule selon laquelle des familles auraient des enfants pour pouvoir bénéficier de l’API. Quoi qu’il en soit, cette allocation est particulièrement utile et aide vraiment les bénéficiaires.

Par ailleurs, l’Inspection générale des affaires sociales, l’IGAS, vient de mener une enquête relative à l’API et à l’ASF, l’allocation de soutien familial.

Lorsqu’une personne demande à bénéficier de l’API, elle doit pouvoir témoigner qu’elle a utilisé tous les recours pour obtenir la pension alimentaire auprès du père ou de la personne qui devrait élever l’enfant. De plus, l’ASF devrait être demandée préalablement à l’API. En effet, l’ASF est en quelque sorte une prestation de substitution de la pension alimentaire. L’API, pour sa part, vient en supplément. Or, l’IGAS a constaté qu’untrès grand nombre de bénéficiaires de l’API n’avaient pas demandé au père de l’enfant une pension alimentaire.

Nous avons donc très récemment adressé une circulaire à nos caisses pour leur rappeler que le demandeur de l’API doit tout d’abord faire une démarche auprès du père de l’enfant, puis, le cas échéant, faire une demande d’ASF avant de recourir à l’API.

Pour notre part, nous n’avons pas constaté que les pères hésiteraient à officialiser leur paternité pour ce motif.

M. le rapporteur - S’agissant de la suppression des prestations familiales à l’égard des mineurs délinquants, quelle est votre position ?

Mme Nicole Prud’homme - Cette question extrêmement sensible revient de manière récurrente, surtout actuellement. Le conseil d’administration de la CNAF n’a pas vraiment délibéré sur ce point. Il m’est donc difficile de rapporter sa position.

Comme nous l’avons souligné depuis le début de cette audition, il nous semble que la suppression, la suspension ou la réduction des prestations familiales à l’égard des délinquants ne sont pas forcément opérantes. J’oserai même dire qu’elles seraient plutôt inefficaces. Non seulement elles sont particulièrement complexes et difficiles à mettre en oeuvre mais, en outre, elles risquent d’entraîner des effets pervers. On peut donc se demander si c’est la bonne solution. Peut-elle répondre au problème posé ?

En fait, elle présenterait un caractère de dépendance des parents vis-à-vis des enfants. Votre commission doit y réfléchir de manière approfondie. Si les parents ne devaient plus percevoir les allocations familiales, la hiérarchie des normes serait inversée. Ils se retrouveraient soumis à la pression des enfants. Nous devrions donc, me semble-t-il, envisager d’autres mesures. Cette sanction financière n’est certainement pas la bonne réponse au problème complexe et difficile qui nous est posé. On risquerait d’aboutir à l’inverse de ce que l’on cherche. On sanctionnerait les parents alors que l’on doit plutôt envisager des sanctions à l’égard des enfants ou agir sur l’environnement dans lequel ils évoluent. Nous sommes plus favorables à un accompagnement des familles.

Supprimer cette source de revenus pourrait, en outre, accroître les difficultés des parents et dès lors renforcer encore la délinquance que nous cherchons à combattre. Vous savez qu’une délinquance à caractère financier peut parfois s’ensuivre.

Comme Mme Morel vient de vous le dire d’une manière tout à fait pertinente, eu égard aux actions qui sont menées dans certaines caisses, la menace est plus efficace que l’application de la sanction elle-même. Celle-ci serait, à mon avis, plus déstructurante pour les familles.

M. le président - J’aimerais lever une ambiguïté, car les positions que le Sénat a prises ont souvent été déformées.

En effet, personne n’a jamais envisagé une sorte d’automaticité de la sanction dès lors qu’un mineur serait punissable. Nous nous demandons plutôt si, de manière tout à fait exceptionnelle, j’y insiste, nous pourrions prévoir non pas de supprimer les allocations familiales -je m’y étais, pour ma part, opposé-, mais de les mettre sous tutelle si l’on s’apercevait qu’elles étaient détournées de leur but éducatif et qu’elles ne profitaient pas à l’enfant.

J’ai été consterné de lire que nous aurions imaginé de bloquer les allocations familiales dès lors qu’un mineur serait arrêté. Tel n’est pas du tout le cas, et je souscris tout à fait à votre mise en garde. En effet, si la procédure était automatique, le remède risquerait d’être pire que le mal.

Mme Annick Morel - Pour apporter un éclairage différent à la réponse qu’a faite Mme la présidente, il faut se demander à quoi sert la sanction. Sert-elle à punir la famille - et elle le fait en l’excluant plus encore - ou sert-elle à lui faire prendre conscience de la réalité ? Le sujet devient intéressant.

Cette sanction financière peut-elle aider la famille à prendre conscience de ses responsabilités ? Toutes les études que nous avons menées montrent que le lien familial est très compliqué. Lorsque les parents rencontrent des difficultés avec leurs enfants ou lorsqu’ils « démissionnent » vraiment -mais ils le font rarement-, en quoi une sanction financière leur permettra-t-elle de trouver en eux-mêmes la ressource pour retisser le lien ? Elle ne le permettra pas sauf si elle est subordonnée à un accompagnement social, une écoute, un soutien.

M. le président - Ce n’est pas du tout ce qui est en cause. Je me permets d’insister sur ce point parce qu’il y a un malentendu. Ce qui nous intéresse, ce sont les parents complices. Ce ne sont pas les parents qui se désintéressent de leurs enfants, ce sont au contraire, sans vouloir faire un mauvais jeu de mots, ceux qui s’y intéresseraient de trop près. C’est sur ce point que nous menons une réflexion, et je ne suis pas certain qu’il soit facile de trouver une solution.

Mme Nicole Prud’homme - N’ayant pas la compétence des uns et des autres, je me hasarde sur un terrain que je ne maîtrise pas : la réponse à la question tout à fait pertinente que vous vous posez ne se trouverait-elle pas dans un article du code pénal qui permet de sanctionner d’une peine maximale de deux ans d’emprisonnement et de 200 000 francs d’amende le fait de se soustraire à ses obligations au point de compromettre gravement la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de son enfant mineur.

On est largement au-delà du problème tout à fait étroit de la suppression des allocations familiales. Dans le sujet qui nous préoccupe, d’autres réponses sont peut-être plus pertinentes, puisque le code pénal permet de répondre à la problématique que vous soulevez, problématique que nous ne pouvons pas nier même si elle est tout à fait marginale.

M. le rapporteur - Quelles sont ces ébauches de solution ?

Mme Nicole Prud’homme - Dans le droit-fil de la question que vous nous avez posée quant à l’action que peuvent mener les caisses d’allocations familiales, je me suis permise de citer quelques chiffres puisque c’est aussi le Parlement qui, depuis les ordonnances Juppé, adopte nos budgets. Il est donc parfois bon de rappeler les masses financières.

Depuis les ordonnances Juppé, une convention nous lie à l’Etat, la convention d’objectifs et de gestion, la fameuse COG. Aux termes de celle que nous avons signée le 3 juillet 2001, notre fonds d’action sociale passera de 2 millions à 3 millions d’euros entre 2000 et 2004.

Comme vous le savez, nos caisses d’allocations familiales n’ont pas pour objet premier de lutter contre la délinquance même si, bien évidemment, cela fait partie de leurs préoccupations. Elles ne sont pas les seules à être saisies de ce dossier, et heureusement ! Tout ce que l’on peut faire en matière d’action sociale contribue à prévenir la délinquance juvénile.

Le conseil d’administration de la CNAF, parmi les orientations d’action sociale qu’il a rédigées, a réaffirmé l’importance de l’accompagnement de la fonction parentale, du développement de l’épanouissement de l’enfant, contribuant au développement social local et à la cohésion sociale qui, ne l’oublions pas, sont autant d’éléments de nature à endiguer cette délinquance.

Comme vous le savez peut-être, nous avons à notre disposition différents outils. Un certain nombre d’entre vous connaissent certainement les contrats enfance, mais j’insisterai ici sur les contrats temps libres des enfants et des familles.

Ces contrats, signés avec les collectivités locales, contribuent au développement des services, qu’ils soient à caractère individuel ou collectif, affectés à l’accueil des jeunes enfants, et ce -c’est en quelque sorte une politique de prévention- dès le plus jeune âge, parce que c’est dès ce plus jeune âge que l’on peut appréhender la vie en société et faire l’apprentissage des repères.

Du fait du développement du salariat féminin, vous le savez aussi bien que moi, le temps libre des enfants pose problème. Nos contrats temps libres y répondent. Une des nouveautés de l’action sociale que le conseil d’administration a souhaité mettre en place en faveur des jeunes réside dans l’allongement de la durée du contrat temps libres qui s’arrêtait à la date de l’obligation scolaire, c’est-à-dire à seize ans. De manière expérimentale, puisqu’une demande s’exprime, nous avons souhaité proroger ces contrats jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Offrant aux jeunes des services de qualité, ces actions peuvent s’apparenter à la prévention de la délinquance.

Nos caisses d’allocations familiales apportent aussi des aides aux centres sociaux et à tout ce qui constitue l’animation de la vie sociale.

Après avoir parlé des actions que nous pouvons mener auprès des jeunes, ou des plus petits, je ne veux pas oublier une action extrêmement importante qui tend à se développer ; je veux parler de l’accompagnement de la fonction parentale et de tout ce qui touche les relations enfants-parents.

De manière un peu plus concrète, en visitant un certain nombre de caisses d’allocations familiales, j’ai été agréablement surprise de constater avec quelle ingéniosité nos caisses faisaient en sorte que les parents soient accueillis dans des lieux où ils puissent parler entre eux de leurs problèmes, de leurs difficultés. Cette forme d’auto-formation leur permet de mieux appréhender certains problèmes en coordination avec les servicesde médiation familiale, qui se développent de plus en plus. Des actions sont également menées pour que les familles se rapprochent plus encore de l’école et pour assurer un accompagnement scolaire. Des groupes de parole sont aussi mis en place, mais je pense que vous avez entendu parler de toutes ces actions. N’oublions pas que des actions de soutien avec les travailleurs sociaux sont menées en faveur des familles les plus en difficulté. N’omettons pas non plus tout ce que nous faisons en coordination avec les professionnels qui travaillent en relation avec les parents. Bien entendu nous portons toutes ces préoccupations à la connaissance de nos partenaires.

D’une manière assez globale, nous pouvons dire que les collectivités locales reconnaissent généralement la compétence des caisses d’allocations familiales pour ce qui concerne la situation des familles. Nous disposons d’informations extrêmement précises qui peuvent aider à la prise en compte du problème que vous voulez traiter aujourd’hui.

Un fort partenariat dans ce domaine s’est donc mis en place. Nos caisses développent aussi des réseaux d’écoute et d’accompagnement des parents. Cette action a été lancée par la délégation interministérielle à la famille. Localement, nos caisses sont très impliquées et elles essaient de fédérer toutes ces actions en coordination avec nos partenaires, les associations et les organismes institutionnels.

Nous pourrions aussi parler de tout ce qui touche à la prévention précoce des relations enfants-parents.

M. le président - Le travail de partenariat est tout à fait excellent !

Mme Nicole Prud’homme - J’insiste, notre action s’inscrit plus dans le registre du préventif que dans celui du curatif, même si nous ne l’oublions pas.

J’élargis quelque peu le débat, mais nous avons parfois les uns et les autres de grandes difficultés à évaluer les politiques publiques. Quel est finalement l’impact de nos actions ? Personne n’aurait l’idée saugrenue de tout arrêter pour en évaluer les conséquences.

Toutes ces énergies qui se développent en partenariat et tous les financements qui sont accordés ont très certainement un impact sur la vie de la cité ainsi que sur la prévention de la délinquance des mineurs. Peut-être y a-t-il là matière à réflexion, car c’est en traitant ces problèmes en amont, en coordination avec l’ensemble des partenaires, que nous pourrons prévenir la délinquance.

La prévention est beaucoup plus importante à nos yeux même si, confrontés à certaines situations, nous sommes aujourd’hui obligés de faire du curatif. Lorsqu’une hémorragie se fait jour, il faut bien la stopper. Il y a là matière à réflexion pour tous les acteurs de la jeunesse. Ce n’est certainement pas une action précise, ciblée, même si le droit le permet, qui permettra de résoudre ce problème extrêmement difficile et délicat que constitue la délinquance des mineurs.


Source : Sénat français