Présidence de M. Jean-Pierre Schosteck, Président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons entendre le père Guy Gilbert, qui s’occupe depuis de nombreuses années d’adolescents en grande difficulté, notamment dans le cadre de l’association Bergerie de Faucon.

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

Vous avez la parole, mon père.

Père Guy Gilbert - Je suis un « vieux clou » de l’éducation surveillée, puisque j’ai quand même soixante-six ans. Je suis né à Rochefort-sur-Mer, en Charente-Maritime. Je suis entré au séminaire à l’âge de treize ans -cela remonte donc à cinquante-trois ans-, poussé par une vocation impérieuse. J’ai fait quinze ans de séminaire pour être ordonné prêtre à l’âge de trente ans. Je pensais vivre parmi mes bigotes, mes lapins, mes poules et mes cloches, dans une paroisse, parce que j’avais une vocation bucolique forte, et me voilà entouré depuis trente-six ans de sauvageons, de loubards et de jeunes en marge...

J’ai d’abord été prêtre du diocèse de La Rochelle, puis je suis parti faire la guerre en Algérie. C’est d’ailleurs là qu’est née ma vocation particulière, par la rencontre, dans une paroisse, d’un jeune qui mangeait dans la gamelle du chien, après le chien. Je l’ai accueilli une nuit dans mon presbytère, je l’ai gardé sept ans et il m’a amené ses copains : c’est ainsi que je suis devenu éducateur spécialisé. Juste après l’indépendance, j’ai passé cinq années extraordinaires en Algérie, parmi des jeunes pauvres mais d’une puissance prodigieuse, car ils savaient que désormais le pays était à eux. Malheureusement, il y a eu par la suite quelques « lézards », mais passons...

J’ai accompli là-bas un travail d’animateur pour lequel j’étais fait. La plupart des chrétiens étaient partis, et je n’allais pas confesser trois fois par jour les trois vieilles taupes qui étaient restées ! De plus, nous étions trois prêtres. Il est important de souligner que j’ai vécu pendant treize ans en pays musulman, à partir de 1957. J’ai servi pendant trois années atroces dans les commandos, comme infirmier pour prendre mes distances avec l’horreur, et j’ai fini ma théologie en Algérie. Je connais donc bien le monde maghrébin ; j’ai appris le Coran, tout en restant prêtre catholique jusqu’au bout des ongles, et comme je suis souvent confronté à une délinquance maghrébine très forte -j’en parlerai tout à l’heure-, le fait de connaître l’arabe et l’islam permet une rencontre très importante pour ces jeunes. Je le signale au passage.

Je suis rentré à Paris parce que tout explosait : mon groupe comptait trois cents jeunes musulmans et le mufti se bouffait les couilles de rage, en m’accusant de les convertir alors que je faisais le ramadan avec eux, etc. Je suis allé loin, mais monseigneur Duval, le cardinal-archevêque d’Alger, m’a dit que je devais partir, parce que tout cela risquait de mal se terminer. Il m’a confié au cardinal Marty, archevêque de Paris, et je suis rentré. Or le hasard, ou plutôt la providence, avait voulu qu’un prêtre de rue passe me voir à Blida dans mon presbytère et m’affirme : « Tu es prêtre pour la rue, toi mon pote ! » J’ai répondu que non, mais j’étais bel et bien prêtre de rue sans le savoir. Je me suis donc immédiatement installé dans le XIXe arrondissement pour me consacrer à un travail de rue que je vous expliquerai rapidement.

A cet instant, je tiens à te signaler, Jean-Pierre (l’orateur se tourne vers M. le président), que je suis prêtre, mais aussi éducateur spécialisé diplômé. Je le précise, parce que parfois les autres éducateurs me prennent pour un charlot et me disent : « T’es juste un curé qui s’occupe de délinquants, mais t’es pas diplômé. » Je leur réponds : « Mon cul, je suis diplômé, mon pote. Si tu veux mon diplôme dans la gueule, le voilà ! » On peut être bon éducateur sans diplôme, mais la référence est importante.

C’était alors le foutoir. J’ai eu mon diplôme à 45 ans. C’était très dur. Quel fourre-tout incroyable ! Je me souviens, quand le psychologue de mes deux faisait une conférence sur les délinquants, je lui disais : « Mon pote, tu as certainement dû voir des délinquants en bandes dessinées ; il faut au moins cinq dictionnaires pour te comprendre ». C’était le vieux temps.

Je reprends mon parcours. J’arrive à Paris. J’ai vécu une aventure prodigieuse en tant qu’éducateur. Je suis maintenant président d’une association avec vingt équipiers. Mais je suis arrivé dans la capitale le cul nu avec le jeune que j’ai amené et qui s’est marié après. Nous étions cinq prêtres. Littéralement, nous cherchions des jeunes, des prostitués et des drogués, dans la rue, avenue Foch ou ailleurs.

Il s’agissait de jeunes de douze à treize ans, paumés, jetés de leur maison. Nous devions avoir une grosse moto pour attirer le client. Ils devaient probablement penser que nous étions des pédés parce que nous les invitions très vite à monter sur notre moto. Nous leur disions tout de suite qui nous étions. Les jeunes étaient les proies des pédophiles ou des policiers qui les cherchaient -c’est leur boulot- pour les jeter après et ça recommençait. Nous avions cinq permanences.

Cette rencontre fondamentale m’a permis de connaître la violence à fleur de peau des jeunes qui ne vivent que par des mots et des gestes violents. Elle m’a permis aussi de temps en temps d’envoyer une droite évangélique dans la gueule d’un mec pour freiner ses assauts. Vous avez vu Bayrou avec son geste d’anthologie ? On a trouvé ça absolument extraordinaire. Il a gagné 2 % dans les sondages. C’est dommage que Jospin n’ait pas pris une dérouillée par trois loubards. Cela aurait été superbe car il fait un peu de karaté. Passons !

J’ai donc rencontré la violence à l’état pur, moi qui ai été tant aimé par ma mère et mes quatorze frères et soeurs. Je me suis battu. « Tes mains sont faites pour bénir », me direz-vous. OK ! man. Mais, de temps en temps, quand il faut, il faut. J’ai rarement utilisé la violence mais elle peut être aussi une antidote. Quand on voit un môme traîner en justice un éducateur qui lui a griffé le nez en voulant le séparer d’un autre, c’est à se taper le derrière au plafond !

Un adulte digne de ce nom ne doit pas faire peur à son lardon mais, à un moment donné, il doit montrer qu’il est craint. Or, nous avons peur de nos jeunes maintenant. C’est un séisme fort, diffus, que tout le monde ressent.

Ce milieu ouvert a été une expérience extraordinaire, une rencontre fabuleuse. J’ai passé dix ans ainsi. Et puis est arrivée l’aventure de la Provence. Un éducateur qui vit vraiment avec les jeunes ne doit avoir aucun plan préétabli. C’est la dernière des conneries et c’est une façon méprisante de s’occuper d’eux. Mais vivre parmi les jeunes, c’est entendre leurs désirs et les écouter longuement.

Un jour, un jeune m’a dit : « Ecoute, Guy, c’est chouette ce que tu fais ; tu nous cherches dans la rue ; tu nous mets dans ta permanence ; huit jours après, on se casse ; ensuite, c’est les flics. La drogue est vendue à dix mètres de chez toi. » Elle est toujours vendue en toute impunité à dix mètres de ma porte dans le XIXè. Le dealer vient chercher sa came tous les soirs. C’est un renoi, un Africain. Vous voyez une dizaine de petits noirs qui arrivent. Vous savez d’ailleurs ce qu’ils gagnent en fonction des vêtements qu’ils portent. Je connais bien les jeunes : ils veulent toujours des marques. Ceux-là ont 2.000 à 3.000 francs de fringues sur eux et ils en changent souvent. Cela se passe devant ma porte mais de façon accrue maintenant.

« Achète une ruine loin de Paris, continue ce jeune, on la rebâtira de nos mains avec de vraies pierres. » J’ai eu le culot d’acheter cette ruine en 1974. (Le père Guy Gilbert montre une photographie.) Voilà ce qu’ils en on fait (Le père Guy Gilbert montre une seconde photographie).

Ainsi, 250 loubards dits « irrécupérables » par des juges des enfants ont réussi ce tour de force en dix ans parce qu’ils avaient un projet et qu’ils en avaient marre des adultes qui se masturbent le cerveau pour savoir ce qui se passe dans leur petite tête blonde et décident de ce qu’il faut faire. J’ai écouté ce gosse et je lui ai dit : « Tu veux bâtir ? OK ! » Et voilà ce magnifique mas provençal.

Comment vivent-ils à l’intérieur ? (Le père Guy Gilbert montre quelques photographies de jeunes ou de lui-même.) Je vous montre ces photos parce qu’elles valent mieux que tous les discours et toutes les explications et pour vous dire que ce n’est pas mon oeuvre. Nous sommes partis de la réflexion d’un jeune.

Je ne prétends pas que cette aventure formidable est exemplaire mais elle est un référentiel très fort. Peu importe que ces jeunes partent en mer ou restaurent des châteaux, l’important est de leur faire faire quelque chose.

Je ne dis pas qu’il faut les exporter, les foutre dans un camp de concentration. Je dis simplement que ceux qui nous pètent les couilles, qui nous emmerdent et qui foutent un binz grave dans les quartiers sont de petits mômes. Les médias en rajoutant, on a l’impression que tout le quartier est sens dessus dessous. C’est faux. Je connais un jeune dans mon quartier qui, il n’y a pas longtemps, a cassé et brûlé, à lui tout seul, vingt-cinq bagnoles dans la nuit. Il a foutu en branle tous les commissariats du XIXème.

Ce milieu ouvert a été une aventure prodigieuse pour moi. Il faut connaître ces jeunes. Je me suis battu. J’ai perdu toutes mes dents. Il y a des moments très importants de connaissance, d’affrontement mais aussi d’éloignement. Pour certains jeunes, pas tous, l’éloignement est très important. Actuellement, on voudrait que tous les sauvageons se cassent. La lune est trop proche ; Mars serait une solution intéressante. Un éloignement pendant un temps est essentiel mais il faut que les ministres de la justice aient les couilles de le décider parce qu’ils en parlent depuis longtemps.

Et puis, je ne prends que huit jeunes, des cas lourds. Depuis trente ans, j’entends les ministres de la justice bramer au clair de lune : « Pour les cas lourds, il faut un adulte pour un jeune avec une mesure éloignement. » Mais ils ne le font pas ou ils ne peuvent pas le faire faute de moyens. La France est quand même le quatrième ou le cinquième pays le plus riche au monde mais elle n’arrive pas à gérer une société qui nous baise la gueule, qui nous fait chier.

Je prends l’exemple de Nasser qui vient d’arriver. Lui pour péter les couilles des gens dans la banlieue, il a été fort. Je pourrais vous citer beaucoup d’autres exemples. On me donne des jeunes dont plus personne ne veut. Ils ont seize ans et ont déjà fait quarante centres. Parce qu’ils pètent les couilles à tout le monde, on les jette. Nasser n’avait que sept petits délits au cul, c’est-à-dire sept agressions. Je m’en suis aperçu quand il est passé dernièrement devant le tribunal. Intéressant ! Le juge ne savait pas quoi faire. Nous jugeons avec nos yeux d’adultes.

On se souvient quand même des conneries qu’on a faites ; l’adolescent, non. C’est trop loin surtout quand il a déjà un périple énorme de délinquance. S’agissant de Nasser, il y a le dessous de l’iceberg que je connais. Mais si sept agressions ont été répertoriées, une vingtaine au moins ne l’ont jamais été. Vous savez très bien que les gens ne portent pas toujours plainte.

Oui, il faut un suivi. Ces jeunes me sont confiés à la sauvage. Vous voulez savoir comment ? Je reçois trois cents fax chaque année. Je ne prends que huit jeunes par an. Je suis le président de l’association, mais je veux voir les mômes moi-même. Il est arrivé que la PJJ ou la DDASS m’en amène un avec son sac. Une heure après, l’éducatrice se casse trop ravie. Quant au môme, là ou ailleurs... C’est comme ça. Elle me laisse juste un numéro de téléphone. Elle en avait ras-le-bol du coco ! OK ! Celui-là nous a fait chier mais il est sur la route maintenant.

Quel est le principe de la ferme ? Une socialisation par les bestioles. Elle peut aussi se faire par la mer. J’ai un ami qui est venu me voir en Provence. Lui, il est dans les bateaux. Les mecs en chient mais l’expérience est forte et elle m’a semblé bonne. Nous, nous avons choisi la socialisation par la nature. J’ai des racines paysannes par ma mère. J’adore les bestioles.

Le type m’est confié par le juge. Souvent, je le prends à Fleury-Mérogis et je l’amène directement à l’aéroport. Il monte avec moi. Je le fous dans les pattes du commandant de bord. Il ne me fera pas chier pendant une heure et quart. Je lui dis que le jeune vient de Fleury-Mérogis. OK ! man. Nous survolons la prison. Une heure et quart après, nous arrivons à Marignane. Après deux heures de route, nous sommes en pleine brousse.« Putain ! » me dit le gosse. Je lui précise que nous allons dans une ferme. Il me dit : « Ah bon ! Je déteste les paysans, ça pue. » Je lui réponds : « OK. » Il me dit : « Tu sais, moi je ne balaie jamais ; c’est pour les gonzesses. J’ai des lumbagos. » Je lui réponds : « On te soignera ; on a tout ce qu’il faut. »

Et puis, il regarde autour de lui : « Il y a des autruches ? » Je réponds : « Oui. » Il me dit : « Je pourrais aller les voir ? » Je lui réponds : « Bien sûr ! » Avec deux seaux, il a nourri les bêtes pendant une heure. Là, il fait attention, le coco, car c’est l’animal le plus dangereux que nous ayons. Il peut défigurer ou tuer quelqu’un. Je lui dis : « Tu as travaillé ? » Il me répond : « Non. »

L’attraction des bêtes est si extraordinaire. C’est pourquoi l’expérience n’a pas pris un poil blanc en vingt-huit ans. Ce sont les bêtes qui règlent notre vie. A sept heures et demie, ils sont debout, samedi et dimanche compris. Le coco qui ne voulait pas travailler va se farcir un travail 365 jours par an. Bizarrement, ces jeunes qui n’ont que des droits et aucun devoir deviennent très rapidement, par un système éducatif fort et ferme, d’excellents éducateurs.

Les loubards qui sont venus disent aux autres : « Mon pote, j’ai remarqué que tu pisses de neuf heures à neuf heures et demie. Tu pisses long ! A neuf heures et demie, tu chies mais alors très, très long. » Ils peuvent se mettre à cinq sur une vieille. Il faut un grand courage. Mais, là bas, ils ne se font pas de cadeaux.

Nous avons une grande rigueur, une grande fermeté, une grande proximité, une grande fraternité. Et puis, les 35 heures, je m’en tape. Il nous faudrait deux fois plus d’éducateurs qui sont, entre parenthèses, payés avec mes droits d’auteur. La DDASS ne nous donne que deux salaires.

Nous avons une petite structure de huit jeunes, une socialisation par le village. J’en ai bien étudié l’emplacement. Elle est située à sept kilomètres du village. Ils peuvent fuguer. Laissez-moi vous dire que sept kilomètres de montagne, ils n’aiment pas trop. Nous avons très peu de fugueurs. Nous animons les fêtes de village. J’organise des bals superbes. Il n’y en avait plus depuis longtemps.

Nous sommes très cotés là bas mais il a fallu beaucoup de temps, vingt-huit ans. C’est important parce que je ne veux pas faire vivre ces jeunes dans un camp de concentration avec des gens qui nous surveilleraient avec des jumelles et qui dormiraient avec leur fusil sous l’oreiller. Avec les paysans, nous avons connu des tas de choses. C’est très important pour nos jeunes. Si l’on veut les socialiser, il ne faut pas les mettre dans une bulle dont ils ne pourront pas sortir.

La prise en charge ? Elle est faite par la PJJ quand un délit a été commis ou par la DDASS lorsqu’ils sont paumés.

Comment sont recrutés ces jeunes ? Ce sont les pires. Ils ont commis deux ou trois vols avec violence. J’en ai eu un de treize ans qui était inculpé de tentative d’assassinat. Il était complètement vidé. Ce sont des jeunes « explosés » de treize à seize ans.

Quelles sont leurs caractéristiques ? Ils sont très violents, super paumés. Au niveau psychiatrique, il n’y a pas de lézard. Il y a beaucoup d’exclus qui ne se respectent pas. Comment voulez-vous dès lors qu’ils respectent les autres ? Nous leur apprenons à dire : « Tu es un être irremplaçable, mon pote. » Nous leur apprenons à s’aimer eux-mêmes.

Je reçois trois cents fax par an. Il y a une demande énorme. Je peux vous donner quelques caractéristiques. Les trois quarts sont maghrébins. La délinquance maghrébine est forte. Ce n’est pas à moi d’en expliquer les causes mais c’est peut-être tout un système politique qui n’a pas pris en compte l’intégration de ces jeunes. Ceux qui nous arrivent sont de beaux cocos.

Je note aussi, depuis trois ans, un nombre inquiétant de pédophiles. Ils sont pédophiles à quatorze ans, lorsqu’ils touchent le sexe de leur petit frère ou de leur petite soeur de trois ans. J’en ai eu un, laissez-moi vous dire que ça a été coton. Nous avons connu deux petites bavures avec les enfants de ceux qui viennent nous visiter. Il y en a eu d’autres après. C’est inquiétant. Evidemment, je n’ai pas besoin de dire qu’aucun centre n’a envie de recevoir un jeune pédophile. J’en ai un de douze ans qui avait violé un jeune de onze ans. Personne n’en voulait ; je l’ai pris.

Mon équipe est composée de vingt personnes. Quelles sont leurs qualités ? L’équilibre affectif, d’abord, c’est très important, puis une grande solidité et une grande énergie. Ils aiment donner du temps. Un jour, une inspectrice de la DDASS me disait : « Monsieur l’abbé, et les 35 heures ? » Je lui ai répondu : « Vous me parlez des 35 heures. Tous les jeunes que vous me donnez ont connu des éducateurs qui font les 35 heures. Ils passent. »

Sont-ils diplômés ? La plupart ne le sont pas. J’ai eu des adultes quasiment analphabètes qui avaient une puissance d’éducation remarquable. Les trois quarts veulent obtenir après le diplôme d’éducateur spécialisé. Laissez-moi vous dire qu’au bout de deux ans -ils ne restent pas plus- ils sont cassés mais heureux et prêts à affronter la vie.

C’est une véritable vocation pour moi. On ne peut pas être éducateur comme on est informaticien. Ceux avec qui je travaille sont à 100 % performants. Le mec qui triche ne reste pas longtemps. Et puis, ils sont passés chaque mois au crible par mes jeunes. Je leur dis : « Voilà Jean-Baptiste. Est-ce que ça va, oui ou non ? » Les jeunes disent ce qu’il a fait de bien au niveau du comportement et du travail. Ils le jugent ainsi que les éducateurs. Puis, vient le tour des autres éducateurs. C’est remarquable.

J’en ai mis quelquefois deux ou trois à la porte dans la minute qui suit non pas pour des délits graves mais parce qu’ils nous pétaient les couilles. On leur disait depuis trois mois que les jeunes commençaient à en avoir marre. Les jeunes parlent. Il faut certes parfois trier, mais quand la même chose se reproduit sans cesse, il faut agir.

L’ordonnance de 1945 est obsolète. Ecoutez l’histoire de Yann, douze ans et trois mois, qui m’a été confié par le juge des enfants de Lille. Dix fois, le juge a demandé au petit chéri de venir. Il n’a pas voulu. Nous sommes en démocratie. A douze ans et trois mois, on fait ce qu’on veut.

Enfin, avec sa mère et son frère, il arrive avec son paquetage, prêt à partir. Il me tient de grands discours. Ce môme commençait à me baver sur le haricot. J’ai fini par lui dire : « Tu commences à me faire chier, mon pote. Tu as commis je ne sais combien de cambriolages. Tu vas avec des mecs de seize ans qui profitent de toi. C’est toi qui faisais le guet et qui portais les sacs de cinquante kilos et tu es impuni. » Vous ne savez pas ce que m’a répondu le môme, un juriste distingué ? Il m’a dit : « Moi, monsieur, j’ai neuf mois à tirer. » Cela signifie qu’à douze ans et trois mois il peut vivre dans l’impunité totale. Je lui ai dit : « Et quand tu péteras la gueule à une vieille ? On ne pourra rien faire tant que tu n’auras pas treize ans. »

Je remarque, comme tout le monde, que la délinquance est de plus en plus le fait de jeunes. Dans l’une de mes circulaires, j’ai écrit : « De plus en plus jeunes, de plus en plus violents. » Qu’est-ce qu’on s’en fout que tout le monde le constate puisqu’on ne fait rien et que les jeunes de moins de treize bénéficient d’une impunité totale !

Je ne suis pas pour l’enfermement. Jacques Chirac, quand il était Premier ministre, m’avait demandé de siéger au Conseil national de prévention de la délinquance. J’ai gueulé ma race pendant deux ans dans cette instance en disant : « Il y a 7.000 mineurs en tôle pour des conneries. Arrêtez ça ! » Jacques a d’ailleurs fait une loi pour limiter la détention. Il y en a à peu près 700 maintenant. C’est un sacré retour de l’histoire. Tout le monde, droite et gauche, parle d’enfermement. Je ne citerai pas Le Pen qui veut enfermer tout le monde sauf lui, je pense. C’est intéressant.

N’oubliez pas l’histoire de Yann. Elle est très importante. Il faut avoir les couilles de faire une loi nouvelle pour dire que nous ne pouvons pas laisser ces petits gars qui sont excessivement dangereux ; ce sont de jeunes fauves en liberté. De plus, la bande de seize ans connaît bien la loi et va profiter de lui. Lui sera remis à sa mère puisque son père est parti et sortira deux heures après du commissariat.

Je remarque que de plus en plus d’éducateurs spécialisés refusent de se plonger dans la mêlée. Ce n’était pasévident il y a trente-deux ans ; ça ne l’est pas plus maintenant. Mais quel bien peut faire un homme, une équipe dans une cité ! Les flics comptabilisent les viols, les agressions, etc. OK ! Ils sont là pour ça. Mais les statistiques sont un peu pipées ; on leur fait dire ce qu’on veut, vous le savez très bien.

Cependant, on ne prend pas en compte la diminution du nombre de viols, de meurtres et de cambriolages due au travail de l’éducateur et de son équipe. Il y a une présence d’adultes à côté de celle du dealer. Ah ! l’image de l’adulte quand vous avez un père immigré chômeur. L’emblème de la paternité, c’est le mec qui a une BMW. Je le constate partout en banlieue ; c’est connu. Des mecs de dix-huit ou de vingt ans roulent en BMW et font leur putain de trafic de drogue qui empuantit les rapports. Voilà ce que je note depuis trente-deux ans.

La drogue empuantit formidablement les banlieues -entendez-vous ça ?- parce qu’on n’a pas su gérer le problème : 4 à 5 millions de jeunes fument et il y a tous ceux qui vendent 10 milliards d’anciens francs de drogue par an. C’est dingue.

On note de plus en plus un refus des éducateurs de rue. Je me souviens avoir parlé dans une église parce qu’il n’y avait pas de salle assez grande. Les éducateurs de rue étaient là avec des loubards. L’un d’entre eux a voulu prendre la parole. Un jeune a dit ceci : « Tu fermes ta gueule, l’éducateur. On te voit trois heures par jour dans ton bureau. Tu as peur de nous. L’éducateur ici, c’est le curé parce qu’il est là et qu’on peut sonner à sa porte même la nuit. Tu comprends ? »

Il y a un de ces foutoirs au niveau de la prise en charge : juge, éducateur. Le dernier môme que j’ai eu a vu quatre éducateurs ; il ne les connaît plus. Il faudrait quand même centraliser tout ça. Le môme est perdu. Moi, je m’en tape mais il ne faut pas qu’on me bave sur les rouleaux.

Il faut multiplier les suivis à la sortie de la tôle. Quelle carence ! Vous connaissez sans doute les statistiques. Nous qui sommes dans une société performante extraordinaire, il y a 70 % de récidivistes.

Il y a vingt ans, un type qui violait un gosse était condamné à un an de prison. Vous savez, à cette époque, violer un gosse... D’abord, celui-ci mentait. Souvenez-vous. La justice était alors très cool. Elle est implacable maintenant. Tant mieux ! Il sort et recommence. Là, il y a des attouchements. OK. Il recommence encore. Là, il a violé et tué. Il a été condamné à dix-huit ans de prison. Ce malade n’a eu aucun suivi. C’est vraiment à se taper le derrière au plafond. Là, la justice est criminelle.

Il faut un suivi. Moi je le fais avec les petits qui sont venus dans ma bergerie. J’en ai un qui est sorti après avoir fait douze ans de réclusion. Il a eu son mandat tous les mois. A sa sortie, nous n’aurions pas dû être là mais nous l’avons aidé financièrement pour trouver une chambre d’hôtel. C’est comme ça que je fais. C’est pourquoi je ne prends pas beaucoup de jeunes.

Quelle sanction ? J’en reviens à Nasser qui a commis sept agressions. Avec un autre, il a cassé, il n’y a pas longtemps, une bagnole dans notre bergerie à Faucon. Je ne suis pas juge. Au lieu de le faire avec le tracteur en deux heures, il a enlevé, avec une pelle et une pioche, durant deux jours, pendant ses loisirs, deux tonnes de fumier de sanglier et laissez-moi vous dire que ça cocotte. Il ne touchera plus aux bagnoles maintenant. Il faut une sanction.

Je joue aussi le jeu avec la juge. Les familles sont pauvres. Je lui dis vicieusement : « Donne-lui 700, 800 ou 1.000 francs d’amende. » Ils ont une paye. La DDASS nous verse 160 francs par mois. Excusez-moi, je parle en francs. L’euro, ce n’est pas mon truc. On peut leur donner jusqu’à 1 000 francs par mois grâce aux dons.

Nous valorisons le comportement et le travail. Toucher à leur thune est un bon système éducatif mais il n’y a pas que ça. Je puis vous assurer que lorsque la juge dit : « Mon pote, tu vas payer 2 000 francs », il y a 200 francs qui tombe chaque mois pour elle. Il a hâte que ça se termine. Je joue le jeu. Mais la plupart du temps, c’est évasif, on lui dit : « Ne recommence pas, mon petit chéri. Dégage, va chez ta mère ». Et ça recommence.

Pour terminer, je vous dirai simplement, Mesdames, Messieurs les sénateurs, que les jeunes sont faits, non pas pour détruire, mais pour bâtir. S’ils détruisent, c’est que nous n’avons pas été aptes à les aider à construire avec leurs mains.

Par ailleurs, à Paris par exemple, il faut reconquérir les espaces. Les jeunes bouffent les espaces, y compris les espaces pour enfants, maintenant ! Ils mettent leurs pétards devant la gueule d’un gosse de deux ans. La première fois, le père va protester. Quand un mec lui dit « C’est toi qui dégages », eh bien, il dégage ! Ils ont conquis les espaces ; reconquérons-les : cela s’appelle être citoyen.

Apprenons-leur à se respecter d’abord. Ils ne nous respectent pas parce qu’on ne les a pas, quelque part, respectés et qu’on ne leur a pas appris le respect. Cela doit commencer tout petit, à la maison et à l’école ; tous les jours, avec le prof, étudier une petite phrase pendant deux minutes : « Ce qui est aux autres ne t’appartient pas », « Un vieillard, il faut le respecter doublement parce que c’est le maillon fragile de la vie ». Deux minutes tous les jours. J’ai appris cela petit, je me rappelle. Cela m’a laissé quelques traces.

Je suis favorable à l’enfermement des mineurs délinquants s’il est parfaitement étudié. On dénombre deux mille jeunes qui nous pètent vraiment les couilles et qui sont dangereux pour nous et pour eux-mêmes. Rendez-vous compte de l’effet dans les quartiers de la médiatisation infernale de certaines affaires, quand un mec brûle vingt-cinq voitures par exemple ?

C’est vous qui légiférez : vous avez une fonction importante dans le domaine politique, pour le bien du peuple. Alors, s’il ne faut surtout pas leur donner une espèce de « légion d’honneur » en les foutant en taule ou quelque chose d’assimilé, il y a effectivement des mineurs qui doivent d’urgence être enfermés. Je pense au petit Yann, qui est un vrai fauve en liberté. Faut-il attendre qu’il ait tué une vieille taupe de 85 ans, aidé de ses copains ? Parce que, évidemment, il faut toujours du courage pour attaquer une vieille...

A la ferme, il y a cinq portes, mais aucune serrure. C’est d’ailleurs extraordinaire : quand les jeunes arrivent -en général ce sont des poids lourds- et me demandent : « Il n’y a pas de serrures ? », je leur réponds :« Non, il y a des loquets. Tu peux casser quand tu le veux mon pote. Mais n’oublie pas que tu as du sursis. Tu es sorti de tôle, tu peux y retourner demain. »

C’est très important que l’éducateur soit fort face au juge. Il m’est arrivé, mesdames, messieurs les sénateurs, de dire à un juge à propos d’un jeune : « Je t’en supplie, monsieur le juge, mets-lui huit jours. » Le juge m’a répondu : « Non. D’ailleurs, vous, vous êtes bien opposé la détention des mineurs ? » Je lui ait dit : « Mais oui, mon frère ! Mais ce jeune est claustrophobe et il a commencé à attaquer. Tu ne sais pas ce que je sais : je t’en prie, enferme le huit jours ! » Il l’a fait. Jamais plus ce jeune, qui partait complètement en couilles, n’a touché les biens d’une personne.

De temps en temps, il n’y a que cela à faire. Pourtant, vous savez bien que je suis contre la détention des mineurs. J’ai assez gueulé ma race quand Jacques Chirac était Premier ministre pour qu’on arrête ça. Je souhaite que mes propos, ainsi que ceux des autres intervenants, ne restent pas à l’état de notes de commissions ou de sous-commissions. C’est bien de faire venir des gens pour vous dire des choses ; j’espère que vous nous écouterez, un peu.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Merci, mon père, de cet exposé. Notre souci est effectivement que le rapport de cette commission ne reste pas dans des tiroirs, qu’il ne soit pas sans suite. Nous voulons bien connaître pour, demain, bien agir.

Vous qui avez une grande expérience de près de quarante ans, pensez-vous que le comportement des jeunes a évolué par rapport à ce que vous avez connu -puisque vous avez notamment parlé de la forte délinquance maghrébine- quand vous étiez en Algérie ?

Père Guy Gilbert - Tout à fait. Mais, s’agissant de l’Algérie, Jean-Claude (l’orateur se tourne vers M. le rapporteur), il faut laisser tomber les comparaisons : c’était une tout autre situation, j’étais respecté.

Deux choses ont évolué considérablement. La drogue a pris une emprise formidable sur les jeunes : il existe un marché parallèle énorme. Un gamin, à qui j’avais trouvé un stage, m’a dit : « Mais, curé, tu me prends pour une bille ! J’ai seize ans, je gagne 10.000 francs par mois nets d’impôt. Ton stage de 3.500 francs, tu peux te le foutre où je pense ! » Les dés sont pipés au départ.

Je constate depuis trente-deux ans une montée de violence énorme. Plus on descend dans l’échelle des âges, plus elle grandit. Auparavant, je les voyais venir à la permanence à vingt ans avec un pistolet Magnum. Maintenant, ils sont « enfouraillés » grave, à douze-treize ans. J’ai vu un jour dans la permanence un jeune de douze ans avec un truc suspect dans la poche. Il prétend que c’est un couteau à cran d’arrêt. On le fouille : il en avait quatre ! « Ben, au cas où on m’attaque ! » nous répond-il.

Tu vois, Jean-Claude, la violence est une mode. A Nancy, quarante loubards veulent faire la fête : ils brûlent des bagnoles. C’est très tendance actuellement. Eh bien, à Strasbourg, les jeunes se disent : « On va faire mieux. » Ils en brûlent cent.

Il y a un mois et demi, j’étais aux sports d’hiver. Quand ils ont vu mes gentils sauvageons arriver, les « perchmen », ils en bandaient de joie ! Ils avaient eu tellement d’histoires avec des gens qui se battaient à coups de bâtons pour passer les premiers !

Autre chic absolu aussi, des jeunes se mettent à douze dans des appartements qu’ils louent à deux : ils te foutent du rap à deux heures du matin. Les voisins, qui viennent à la montagne pour entendre le bruit des flocons de neige, protestent aussitôt. Malheur à eux, putain ! Protester parce qu’à deux heures du matin on met la sono à fond la caisse. D’où représailles, flics, etc. Cela s’est passé dans les Alpes du Sud. La violence s’exporte. Mais, dans ces situations, il ne s’agit pas de sauvageons ! Pour aller aux sports d’hiver, il faut du blé ! Non, ce sont des jeunes du commun. Alors, cela, ça doit s’arrêter. Que la violence soit une mode pour certains ne fait qu’amplifier ce qui n’en est pas une. Je comprends parfaitement la violence de certains, battus et enfermés comme des chiens. Etienne, par exemple, battu par sa belle-mère, qui lui jetait de temps en temps dans les WC où il dormait un peu de viande avariée qu’il devait manger devant elle. Tu sais, quand ces jeunes sortent de là, tu comprends et tu doutes. Etienne est à la ferme et cela marche d’ailleurs très bien. Mais on en chie. Il explose. Tu comprends mais tu gères.

Quand je vois les analyses de droite et de gauche actuellement, je bande de joie. Je me dis : « ça y est, ils ont tout vu, tout compris ! » Maintenant, il s’agit de foutre les finances et cadrer tout cela. L’élection présidentielle est importante : vous aurez une autoroute -enfin, j’espère- pour prendre des décisions. La crainte doit changer de camp. Je ne dis pas la peur : nous n’avons pas à avoir peur de nos jeunes et ils n’ont pas à avoir peur de nous. Mais quand ils commencent à passer au feu orange, il faut leur dire : « Mon pote, tu n’iras pas plus loin ! » Voilà tout ! C’est comme cela que nous passerons le relais.

M. le président - Merci infiniment de votre témoignage très utile. Comme l’a dit M. le rapporteur, il faudra faire en sorte que le sujet déborde un peu du cadre strict d’un rapport.

Père Guy Gilbert - Je vous fais confiance ! Sinon, je ne serais pas venu.

M. le président - Nous allons essayer !


Source : Sénat français