La sécurité seule ne garantit pas la paix 

Frankfurter Rundschau : Monsieur Fischer, si une guerre éclate, les opposants à la guerre sont-ils perdants ?

Fischer : la guerre implique toujours une défaite, cela ne fait aucun doute. Une défaite pour l’humanité, pour un règlement pacifique du conflit. Nous vivons donc une heure amère. Mais n’oublions pas que la majorité des États membres du Conseil de sécurité étaient d’avis que les moyens pacifiques étaient encore loin d’être épuisés. Même ceux qui prétendent aujourd’hui que la guerre est le moyen approprié devront reconnaître que les Nations Unies sont indispensables. Je ne suis pas d’avis que le Conseil de sécurité en serait affaibli.

Mais les Nations Unies ne sont-elles pas devenues l’instrument d’une stratégie de guerre ?

Non, au contraire. Dans cette crise, elles ont constitué l’enceinte déterminante où les différentes positions ont pu s’affronter. Ce que nous devons retenir est que jamais plus nous ne devons attendre jusqu’à ce qu’une guerre de désarmement fasse l’objet d’un débat. Nous devons aboutir à un régime de non-prolifération pour les armes de destruction massive qui soit efficace, puisse intervenir à temps et dépende des Nations Unies.

Que doivent faire les opposants à la guerre de leurs sentiments de justice s’ils doivent maintenant regarder les États-Unis mener cette guerre et si l’ONU débat déjà des mesures à entreprendre pour faire face aux conséquences humanitaires ?

Les Nations Unies débattent à juste titre de l’aide humanitaire car cela fait plus de dix ans qu’elles en dispensent en Iraq. Les infrastructures des Nations Unies étaient indispensables pour la vie de millions d’Iraquiens. Et notre sens de la justice ne peut être traduit en politique concrète que si nous continuons de nous engager en faveur d’un monde multilatéral.

Ne risque-t-on pas que les Américains finissent aussi par avoir rapidement une autre conception de la guerre que la majeure partie du monde ? Qu’ils soient fiers d’avoir gagné par des moyens militaires et voient alors dans cette victoire la confirmation du bien-fondé de leur stratégie plutôt que de faire marche arrière ?

Cela n’est qu’une spéculation. Je pense pour ma part que nous avons besoin de mener un débat stratégique aussi rapidement que possible. Un débat de part et d’autre de l’Atlantique pour déterminer le monde que nous voulons après le 11 septembre 2001 et les moyens de prévenir le danger terroriste. Ce monde doit-il être unilatéral ou multilatéral, fondé davantage sur la puissance militaire que sur la coopération politique ? Il faut savoir que la sécurité seule ne garantit pas la paix et n’est pas durable.

Que dites-vous à ceux qui ne ressentent plus que de la colère ? Ceux qui avaient espéré que cette communauté internationale ait un minimum de puissance et qui aujourd’hui se contentent d’abandonner ?

Je fais partie de ceux qui désapprouvent cette guerre, qui considèrent qu’elle n’est pas nécessaire et que les dangers qui en découlent sont trop importants. La violence est à mes yeux le tout dernier moyen. Nous avons dû y faire appel au Kosovo et en Afghanistan mais cette fois, les alternatives étaient loin d’être épuisées. Mais je n’abandonne pas pour autant. Cela me fait prendre conscience que nous devons concentrer tous les efforts sur le renforcement des institutions internationales et sur la création d’un ordre de paix digne de ce nom. Pour ce faire, nous avons besoin d’une Europe plus forte. Je crois que les réalités politiques évoluent dans cette Europe surtout par notre expérience des crises. Nous voyons bien les conséquences politiques considérables qu’a eu le rejet franco-allemand d’une solution militaire, rejet auquel d’autres se sont associés. Pensez aux millions de personnes qui ont manifesté et qui continuent de manifester. Ne sous-estimez pas leur effet positif dans le monde arabo-musulman.

Quels effets voyez-vous ?

Je pense à trois choses différentes. Tout d’abord, cela prouve qu’il ne s’agit pas d’une guerre de l’Ouest ni d’une guerre interculturelle. Le rôle du Pape également est ici significatif. De plus, la mobilisation de millions de personnes pour exprimer leur avis - souvent en désaccord avec leur gouvernement, quelques fois en accord avec lui - est exemplaire. Enfin, les manifestations sans incident des jeunes du monde entier attestent, pour les jeunes gens dans le monde arabo-musulman, qu’il existe des alternatives au terrorisme et à la violence. À l’ère de la mondialisation, je ne sous-estimerais pas l’aspect civil, l’aspect démocratique de ce conflit.

Quelles seront les conséquences de tous ces événements sur la politique étrangère allemande ? Celle-ci est-elle devenue plus indépendante ?

Notre responsabilité en est accrue. Mais elle nous expose aussi davantage aux turbulences de la politique mondiale. La voix de l’Allemagne est plus écoutée. C’est pourquoi notre charge est également alourdie. Je suis d’avis que jusqu’à présent, notre pays a su être à la hauteur de cette évolution. L’Allemagne reste en effet intégrée à l’Europe et liée à l’alliance transatlantique, Cela ne fait aucun doute : les relations transatlantiques restent un des piliers de la paix et de la stabilité.

(...)

Les divergences politiques en Europe sont désormais si profondes que l’on est en droit de se demander si, dans l’optique du sommet de l’UE imminent, une issue commune est possible sans qu’il s’agisse à nouveau de pallier simplement les différences ?

Nous n’avons rien maquillé. Nous percevons aujourd’hui, à l’heure où nous sommes ébranlés par cette crise, une image plus réaliste qui ne me rend pas du tout d’humeur pessimiste. Au contraire, je me rends compte que pour tous les participants, l’importance du projet européen augmente ...

... même pour les partisans de la guerre ?

... a fortiori pour eux. Cela signifie que nous devons débattre d’un renforcement institutionnel et substantiel de la politique étrangère commune, également avec nos amis britanniques et espagnols ainsi qu’avec les nouveaux membres. Cette Union élargie va se diversifier encore. Et nous autres Allemands savons le temps qu’il faut pour rétablir l’harmonie dans la réalité quotidienne. Il est bien plus simple de réaliser ensemble un projet nouveau que de rapprocher des expériences collectives existantes.

Ces expériences ne sont-elles pas précisément en train de diverger profondément ?

Je le répète, nos points communs sont importants. Les deux parties sont conscientes qu’il nous faut trouver un nouveau consensus si nous autres Européens voulons jouer notre rôle dans le monde du XXIe siècle. Il ne s’agit pas là que de réalisme diplomatique. C’est un Européen convaincu qui vous le dit.

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères