Die Zeit : Monsieur le Ministre, le débat au Bundestag, le débat de vendredi dernier au Conseil de sécurité, les manifestations de ce week-end, l’accord de l’OTAN et le compromis du sommet de l’UE à Bruxelles, ces cinq étapes vous ont permis de souffler un peu dans la discussion au sujet de l’Iraq. Dans quelle phase de l’avant-guerre nous trouvons-nous ?

Le ministre Fischer : J’espère que nous n’en sommes pas là du tout. Nous devons faire le maximum pour parvenir à une solution pacifique, c’est-à-dire à une mise en œuvre intégrale des résolutions 1441 et 1284 du Conseil de sécurité sans qu’il soit nécessaire d’employer la force militaire.

Le compromis minimum réalisé à Bruxelles a-t-il balayé le stricte refus du gouvernement fédéral ?

Nous restons sur notre position. Nous ne participerons pas à une action militaire et nous entendons tout faire pour obtenir l’application pacifique de la résolution 1441. Il n’y a absolument aucun doute là-dessus.

Avant d’envisager un dernier recours, il faut que tous les autres moyens soient épuisés. Cela figure d’ailleurs aussi dans la Charte de l’ONU. La question de la proportionnalité, de l’exploitation de tous les autres moyens revêt donc une importance cruciale.

L’Iraq doit désarmer, il n’a pas le droit de détenir des armes de destruction massive, il doit coopérer pleinement avec les inspecteurs. Mais si j’invoque ici le principe de la proportionnalité, je me demande bien pourquoi nous discutons d’une guerre éventuelle et non pas de la façon de permettre aux inspecteurs de faire un meilleur travail.

Est-ce là uniquement l’interprétation de l’Allemagne ou bien aussi celle de l’Europe ?

Au sein de l’Union européenne, il y a des positions différentes, comme vous le voyez si vous prenez d’un côté l’Allemagne et la France et, de l’autre, la Grande-Bretagne et l’Espagne. La déclaration commune de Bruxelles n’a pas nivelé ces différences. Cela est peut-être regrettable mais c’est la réalité et je ne fais pas partie de ceux qui tournent autour du pot. Néanmoins, il est important que l’Union européenne ait réussi à formuler cette déclaration commune. L’Europe est capable d’agir.

Mais ce qui est décisif, ce n’est pas que le dernier recours ne soit pas exclu mais plutôt que l’accent soit mis sur le désarmement pacifique de l’Iraq et que la déclaration mentionne qu’il y va de la mise en œuvre de la résolution 1441. Je voudrais citer le texte exact : "Nous souhaitons atteindre cet objectif de manière pacifique. Il est clair que c’est ce que veulent les populations de l’Europe. La guerre n’est pas inévitable. La force ne devrait être utilisée qu’en dernier recours." Les choses dites dans cet ordre, je trouve que c’est une excellente formule.

En dépit de ce compromis : la politique étrangère et de sécurité européenne se trouve devant un beau gâchis.

C’est une remarque curieuse. Elle est curieuse premièrement parce qu’il s’agit d’un processus en gestation, deuxièmement, parce que l’Union européenne n’a pas été conçue pour faire la guerre ou la paix et, troisièmement, parce que cette crise nous place tous devant un défi immense. Et je dis bien : tous. L’Europe n’est pas la seule à être concernée. Mais elle est concernée, elle aussi.

Cela, nous l’avons déjà vu au lendemain du 11 septembre. À l’époque, j’avais déjà dit que l’Union n’est pas encore de taille à faire face à de telles crises. Toutefois, je pense qu’elles peuvent faire naître une identité européenne commune.

Les peuples des États membres semblent être plus avancés dans cette voie. La journée de samedi dernier avec ses grandes manifestations a déjà représenté un événement à l’échelle de l’Europe tout entière, je dirais même du monde entier. On remarquera qu’il ne s’agissait pas de manifestations antiaméricaines. La génération qui est descendue dans la rue éprouve une grande sympathie pour l’Amérique.

Comment expliquez-vous le fossé qui existe entre le sentiment de la population et celui de certaines élites politiques ?

Posez donc la question à ceux qui sont concernés. Nous essayons, quant à nous, de poursuivre notre politique de paix. Nous ne pouvons pas envisager sérieusement, au début du XXIe siècle, d’imposer par la guerre la nécessité du désarmement et de la politique de non-prolifération. Cela ne peut être vraiment que le dernier, le tout dernier recours. Il faut employer auparavant des instruments plus efficaces et non belliqueux mais qui doivent tout de même permettre de frapper. La position que nous adoptons n’est donc pas de dire "sans moi" et nous ne cédons pas non plus à la naïveté dans notre conception du monde. Mais si nous comparons les résultats de la politique d’endiguement contre Saddam et les risques d’une guerre, je trouve qu’il est foncièrement rationnel de dire que nous misons ici sur des moyens non belliqueux.

Vous considérez que cette guerre n’est pas la bonne solution. Pourtant, l’Amérique s’apprête à la mener. Comment arrivez-vous à concilier ce point de vue et l’amitié avec l’Amérique ?

J’éprouve une profonde sympathie pour les États-Unis. Je n’ai pas besoin de le répéter à tout instant. J’admire ce pays, même si chaque fois que je suis aux États-Unis, je me rends compte combien je suis Européen et combien j’aime notre vieux continent. La question n’est pas non plus de savoir combien ma génération a été marquée par les États-Unis, leur influence sur notre vie quotidienne mais aussi sur notre conception de la démocratie. La libération du national-socialisme, la guerre froide, Berlin, l’unité de l’Allemagne, cela ne sert à rien de répéter ces mots sans cesse. Il en est de même du rôle que joue le pilier transatlantique pour la paix et la stabilité. Je ne voisvraiment aucune alternative au transatlantisme.

Et pourtant : lorsque l’on pense avoir avec le partenaire principal, qui assume une énorme responsabilité, des divergences sur un point particulier, alors, dans une alliance de démocraties libres, il convient d’en discuter. Et s’il y a vraiment un écart entre l’engagement de l’Alliance et la solidarité de ses membres, nous en parlerons et nous essayerons de nous mettre d’accord et si nous n’y arrivons pas, nous tiendrons bon.

Est-ce que la raison d’État de l’Allemagne peut résister à une fracture dans la solidarité de l’Alliance ?

M. Fischer : L’Alliance transatlantique est la pierre angulaire de notre stabilité et de notre sécurité, à l’échelle mondiale tout comme en Europe. Ici, il s’agit de tout autre chose : la démocratie vit de ceux qui en sont convaincus. Elle vit des majorités qui peuvent accepter une politique.

On a l’impression que la nouvelle Europe, dans son ensemble, se définit en fonction de la position adoptée à l’égard de l’Amérique. Cette impression se dégage de la lettre des Huit qui a révélé une division en Europe et qui a été exploitée comme telle par Washington.

Je ne suis pas du tout de cet avis. On ne peut pas définir l’Europe par opposition aux États-Unis. Pour cela, nous avons beaucoup trop de points communs. Ce dont nous avons besoin, c’est de plus d’Europe et non pas de moins d’États-Unis. Mon inquiétude au sujet de la lettre des Huit ne s’explique pas tant par son contenu que par la méthode employée. Lorsque l’on a des différends, il faut les régler en associant toutes les parties. L’Europe aura toujours des opinions divergentes sur des questions importantes. Je ne trouve rien de mal à cela. Et d’ailleurs : personne ne veut que l’Allemagne et la France dominent l’Europe. Ce sont précisément les nombreuses simultanéités du non-simultané qui font l’Europe !

Le gouvernement fédéral est-il sorti de la défensive ? Ou bien ne faites-vous que profiter d’une situation momentanée qui disparaîtra rapidement ?

Je vois les choses autrement. Le 11 septembre a marqué la fin d’une phase de l’après-guerre, celle qui a suivi la fin de la guerre froide. Le nouveau danger stratégique qui nous menace se compose de quatre éléments : haine religieuse, rivalité nationale débouchant sur une confrontation de nature nationaliste, armes de destruction massive et terrorisme.

La combinaison de ces quatre éléments fait naître une menace stratégique réelle. Voilà ce qui nous inquiète, ce sont les effets non désirés d’une éventuelle guerre en Iraq. On peut craindre qu’à moyen terme, ces quatre éléments ne s’enflamment à nouveau dans cette région. Nous craignons également qu’une éventuelle action militaire ne jouisse d’une faible légitimité et que celle-ci ne puisse vraiment s’imposer lorsque la situation s’aggravera. Deux priorités en découlent : la première, mettre tout en œuvre pour parvenir à une solution pacifique. Et la seconde, mettre tout en œuvre pour provoquer un changement dans la grande région du Moyen-Orient par la voie de la coopération. Dans ce contexte, le conflit israélo-palestinien et israélo-arabe joue un rôle important. Et cela n’est possible qu’avec les États-Unis, l’ONU et l’Europe.

L’absence de démocratie au Moyen-Orient, associée à la dictature qui règne en Iraq, est-ce que cela ne risque pas de maintenir l’instabilité à long terme ?

J’ai du mal à suivre ceux qui croient qu’une guerre et la présence durable d’importants effectifs militaires occidentaux puissent entraîner une vague de démocratisation. Mais cette discussion stratégique, nous devons la mener au niveau transatlantique.

Pourquoi n’a-t-elle pas eu lieu ?

Le gouvernement fédéral n’a cessé de le réclamer. Il est urgent aussi que nous menions le débat stratégique sur la stratégie de prévention. S’agit-il d’une décision nationale prise uniquement par les États-Unis ? Les partenaires de l’Alliance sont-ils seulement informés ? Quels sont les éléments de droit international sur lesquels elle est fondée ? Une telle stratégie est-elle compatible avec les principes des Nations Unies ? Avec la vocation de l’Alliance ? Autant de questions en suspens.

Ce débat révélera que c’est une Europe forte qui est le partenaire fiable des États-Unis et non pas une Europe faible. Aujourd’hui, les États-Unis sont assez forts sur le plan militaire pour mener seuls une éventuelle action militaire en Iraq. Mais pour construire la paix, on a besoin des Nations Unies, on a besoin de certains partenaires importants au sein de l’Alliance et en premier lieu des Européens.

La politique étrangère de l’Amérique pratique actuellement un "multilatéralisme à la carte" qui lui fait dire : nous coopérons volontiers avec d’autres au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, au sein de l’OTAN - mais lorsque cela n’est pas possible, nous agissons tout seuls. Est-ce une solution à long terme ?

Si nous voulons construire au XXIe siècle un ordre stable garantissant la paix pour un maximum de personnes dans le monde, nous aurons besoin des deux : les Nations Unies et les États-Unis. L’un des piliers solides de cette construction sera la zone de paix transatlantique qui existe, heureusement. Mais cela suppose que notre Europe devienne plus forte. L’Europe a toujours grandi dans les crises. Sans crise, il n’y a guère de progrès véritable dans l’histoire.

Cela est-il également valable pour l’OTAN ? L’Amérique semble ne plus avoir besoin de l’Alliance.

Nous assistons actuellement à une phase de transformation qui ne remet pas en question les institutions ni les relations transatlantiques en tant que telles, mais qui révèle la nécessité de les adapter davantage.

Mais la question de la compétence se pose, à l’adresse des Nations Unies, de l’OTAN et de l’UE.

À mon avis, il est très simple de répondre à cette question en ce qui concerne les Nations Unies : Les Nations Unies joueront au XXIe siècle un rôle encore plus important qu’au XXe siècle. Je ne vois pas à l’échelle mondiale d’autre instance pacifique de conciliation des intérêts, de gestion des conflits, de jurisprudence que les Nations Unies.

Pour ce qui est de la compétence de l’OTAN, cela dépendra beaucoup des progrès de l’intégration européenne. Plus le facteur européen sera fort, plus l’Europe pourra faire entendre sa voix dans le partenariat avec les États-Unis. Je considère que ce partenariat est indispensable.

Est-il possible que les États-Unis ne souhaitent pas voir une Europe aussi forte, joignable à un seul numéro de téléphone.

Aux États-Unis, un seul numéro de téléphone ne suffit pas non plus pour passer, il en faut plusieurs !

Quittons le XXIe siècle pour considérer les quinze prochains jours : à quel point la République fédérale risque-t-elle d’être isolée aux Nations Unies ?

Depuis le début, nous poursuivons une politique qui répond à nos principes et aussi au mandat que nous avons reçu. Bien sûr, la tâche d’un gouvernement dans la démocratie est de diriger. Mais il faut aussi qu’il soit convaincu et croyez-moi, je suis convaincu de la politique que nous poursuivons, c’est pourquoi je l’applique et je ne peux pas en recommander une autre. Nous bénéficions du soutien de la majorité des Allemands. Ce n’est pas là un argument populiste mais plutôt un argument qui relève de la théorie démocratique et qui pèse très lourd dans la balance.

Mais, accorder davantage de temps pour les inspections, cela signifie aussi maintenir le dispositif de menace, c’est-à-dire la présence des troupes américaines.

Les inspecteurs ont déjà effectué un travail considérable pour minimiser les risques. Aujourd’hui, vous devez reconnaître que l’appréciation de la capacité d’attaque de l’Iraq est très différente de celle que l’on portait avant l’intervention des inspecteurs. Je ne nie pas que le dispositif militaire de menace qui a été déployé n’y ait pas contribué même si j’avais préféré un autre calendrier. Mais cela appartient au passé. Aujourd’hui, la réalité est celle des résolutions 1441 et 1284. Nous avons le dispositif de menace. Nous avons les inspections. À nous de les utiliser au mieux. Si le dispositif peut faire ses effets sans qu’il devienne un automatisme militaire, sans que nous devenions prisonniers d’une logique de déploiement de forces et du calendrier, ce que je crains, nous pourrons parvenir à un résultat satisfaisant pour tous les intéressés et cela sans qu’il y ait de guerre.

Pouvez-vous imaginer que 150 000 soldats américains soient déployés dans le Golfe et qu’ils en repartent en laissant Saddam Hussein au pouvoir ?

L’expression "changement de régime" ne figure dans aucune résolution du Conseil de sécurité. Cette question a également fait l’objet des discussions à Bruxelles et la partie britannique a expliqué une nouvelle fois qu’elle ne se sent pas tenue par l’obligation de changement de régime, c’est-à-dire par l’obligation d’éloigner Saddam du pouvoir par la guerre.

Mais comprenez-moi bien : si Saddam Hussein, ce dictateur brutal, était renversé demain par son peuple, s’il disparaissait ou s’il s’exilait, le monde entier et, en premier lieu, le peuple iraquien se réjouiraient. La question est seulement de savoir si cela justifie une guerre avec tous les risques qu’elle comporte, ses conséquences humanitaires, une déstabilisation régionale et le terrorisme ? Il faut toujours examiner le pour et le contre. Et pour nous, la conclusion, c’est un "non" sans équivoque.

Dans un éditorial du Washington Post, on a pu lire que le gouvernement Bush souhaitait un changement de gouvernement, mais à Berlin.

Premièrement, je considère que cela n’a pas de sens et, deuxièmement, ce n’est pas une solution. Je connais bien la politique intérieure allemande et je sais parfaitement les efforts qu’il faut déployer pour obtenir la majorité par la voie démocratique. Non, je refuse ces allégations à l’égard de nos partenaires américains.

L’ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères américain Lawrence Eagleburger dit que la guerre "est inévitable à 95%".

S’il en est ainsi, nous nous battrons pour les 5% restants ! Il y a quelque chose que je ne comprends pas : on parle toujours des 95%, moi je préfère parler des 5% !

Si cette lutte pour les 5% devait échouer, pourrez-vous dire que vous en avez fait assez, vous-même et le gouvernement fédéral ?

C’est vous qui en déciderez. Mais cette question, je devrai la régler également avec ma conscience. Je pourrais formuler les choses autrement en disant que puisqu’il y a tant de personnes qui défendent les 95%, moi, je défends les 5%. Et cela, avec tous les moyens à ma disposition et de toutes mes forces.

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères