Q - Trois mois après la chute de Bagdad, les Américains n’ont pas trouvé d’armes de destruction massive en Irak. Ils font face à ce qui semble être une résistance organisée. Cela vous incite-t-il à vous dire que vous aviez raison quand, au nom de la France, vous vous opposiez à la guerre en Irak ?

R - Le problème ne se pose pas en ces termes. La guerre a eu lieu. Nous nous sommes réjouis de la chute du régime de Saddam Hussein. Nous avons toujours été très conscients du fait que gagner la guerre était une chose et qu’un pays pouvait le faire seul. Nous avons dit que gagner la paix allait être beaucoup plus difficile. Nous voyons jour après jour à quel point la situation est difficile. L’instabilité qui prévaut en Irak est une source d’inquiétude pour nous tous. Pour les forces de la coalition d’abord, qui sont chaque jour victimes en nombre croissant des attentats, et nous partageons l’émotion et la douleur des familles des soldats tués ou blessés. Pour la population irakienne ensuite, qui continue de vivre dans une situation de précarité. Enfin pour la région comme pour la communauté internationale, qui craignent qu’un nouveau foyer d’insécurité ne puisse se développer au Moyen-Orient.

Q - Que faire pour ramener la stabilité en Irak ?

R - Est-ce en augmentant les effectifs des troupes sur place que l’on pourra régler le problème ? Notre conviction depuis le début est que la solution est politique avant d’être militaire. Il nous paraît donc essentiel d’encourager rapidement le retour à la pleine souveraineté de l’Irak. Je me réjouis de la décision prise de créer un Conseil de gouvernement provisoire. Dans ce contexte, MM. Vieira de Melho, le représentant spécial de l’ONU, et Paul Bremer, administrateur américain, ont travaillé dans le même esprit. Cela va dans le bon sens.

Q - La France peut-elle envisager d’envoyer des troupes en Irak dans le cadre d’une force de stabilisation ?

R - Je ne crois pas que le problème soit un problème d’effectifs militaires. Ce qui me paraît essentiel, c’est la restauration de la pleine souveraineté irakienne. Quels en sont les éléments ? Il faut accélérer le processus politique en fixant des échéances précises et rapprochées, qu’il s’agisse de la mise en place d’une administration irakienne provisoire et des élections générales conduisant à la formation d’un gouvernement légitime. Il faut aussi lancer la reconstruction économique et donner confiance aux investisseurs étrangers, à travers un régime transparent d’exploitation des ressources du pays. Il faut enfin adapter le dispositif militaire et de sécurité dans le cadre du processus politique que définirait l’ONU.

Q - A quelles conditions la France peut-elle envoyer des soldats ?

R - Pour nous, il conviendrait que la transition politique en Irak soit placée sous la responsabilité des Nations unies. C’est maintenant la condition de l’efficacité. Toute participation ne pourrait donc être éventuellement envisagée que dans le cadre d’une force de paix des Nations unies, fondée sur un mandat précis du Conseil de sécurité et bénéficiant, de ce fait, du soutien de l’ensemble de la communauté internationale.

Q - Une nouvelle résolution, autre que la 1483 est donc nécessaire ?

R - La résolution 1483 a marqué une étape positive dans la recherche d’une solution. Est-elle encore adaptée à la situation ? Il faut l’examiner. De fait, elle organise la phase d’occupation et n’a pas prévu de force de paix des Nations unies. Il y aurait quelque incohérence pour la France à participer à une force de coalition alors qu’elle n’a pas soutenu cette guerre et qu’elle a même défendu une solution alternative fondée sur le désarmement pacifique de l’Irak. La France plaide pour que les Nations unies assument la responsabilité de la sécurité et organisent le processus politique de reconstitution de la souveraineté irakienne.

Q - L’Iran est une nouvelle source de préoccupation pour la communauté internationale. Qu’attendez-vous de Téhéran ?

R - Nous souhaitons que l’Iran respecte ses engagements internationaux dans le domaine de la non-prolifération et, en particulier, signe le protocole additionnel de l’AIEA, dit "93+2". Au-delà de cette signature, ce que la communauté internationale attend de l’Iran, c’est la garantie que ce pays ne s’engagera pas dans des programmes nucléaires militaires. La confiance se crée sur la transparence.

Q - L’Europe est-elle prête à accroître sa pression sur l’Iran si M. El Baradeï le directeur de l’AIEA, actuellement à Téhéran, n’obtient pas satisfaction ?

R - L’Europe doit assumer ses responsabilités. Elle est engagée dans la négociation d’un accord de coopération avec l’Iran et doit mettre à profit ce dialogue pour obtenir de l’Iran qu’il souscrive pleinement à ses obligations. On ne peut pas fermer les yeux sur des éléments de cette importance. Pour obtenir des solutions durables, on voit à quel point la communauté internationale a besoin d’outils pour lui permettre d’acquérir toute sa crédibilité et toute son efficacité. L’action que nous avions engagée à travers les inspections en Irak visait justement à nous doter d’un outil - un corps d’inspecteurs - qui nous permettrait de savoir, de vérifier et de garantir qu’il n’y a pas d’action illicite menée par tel ou tel pays. Cette réflexion doit continuer. Il est important que la communauté internationale, compte tenu du risque de prolifération, puisse se doter de tels outils.

Q - Au Proche-Orient, le lancement de la "feuille de route" est, enfin, une bonne nouvelle. N’est-ce pas ?

R - Il y a trois bonnes nouvelles au Proche-Orient : l’acceptation de la "feuille de route", le réengagement américain dans la région, illustré notamment par le sommet d’Aqaba, et, enfin, l’accord entre Israéliens et Palestiniens pour un retrait progressif, accompagné d’une trêve palestinienne. Il faut, à partir de là, créer une dynamique politique car le processus reste extrêmement fragile.

Q - Quel est l’objectif prioritaire maintenant ?

R - Notre objectif doit être d’accélérer le mouvement. Il faut aller plus loin, plus vite, dans le cadre d’un processus global qui doit inclure l’ensemble des pays concernés, en particulier la Syrie et le Liban. Il est important de bien enclencher chacune des phases de la "feuille de route" et donc de prévoir dès que possible - puisqu’elle doit avoir lieu au début de la deuxième phase - une conférence internationale qui aurait pour vocation de marquer l’engagement de la communauté internationale. Il faut aussi envisager des élections dans les Territoires palestiniens avant la fin de l’année, réfléchir à une présence internationale sur le terrain, avec, bien sûr, l’accord des parties, et enfin avancer vers la création d’un Etat palestinien prévu au terme de la troisième phase, en 2005.

La paix est possible. Les échéances fixées doivent être respectées. Chacun doit s’en convaincre et toucher les premiers dividendes de la paix : la sécurité pour les Israéliens et, pour les Palestiniens, l’amélioration de leur vie quotidienne.

Q - Une conférence internationale est aujourd’hui une priorité ?

R - Il faut qu’au-delà des Etats-Unis toute la communauté internationale appuie le processus. Une conférence internationale consacrerait le chemin parcouru et ouvrirait une nouvelle étape. Les Européens ont joué un rôle clé dans la définition de la "feuille de route" en liaison avec les autres membres du Quartet. Dans la phase qui s’est engagée à Aqaba, les Américains ont pris l’initiative. Mais, le processus est fragile. Si nous voulons le consolider, nous devons l’élargir et l’accélérer. Enfin, la paix doit être globale, et c’est pourquoi nous encourageons l’idée d’une "feuille de route" complémentaire concernant la Syrie et le Liban. L’Union européenne y travaille.

Q - La diplomatie française a-t-elle eu tort de maintenir le contact avec Arafat alors que c’est le Premier ministre, Abou Mazen, qui mène les négociations dans cette nouvelle phase ?

R - Pas du tout. La règle d’or, quand on veut faire la paix, c’est d’associer l’ensemble des responsables. L’Union européenne a adopté une position commune sur ce sujet. Yasser Arafat est le président élu des Palestiniens. Prendre le risque de diviser les Palestiniens ne favorise pas le mouvement vers la paix. C’est le souhait de M. Abou Mazen lui-même que nous maintenions le contact avec le chef de l’Autorité palestinienne.

Q - En Afrique, George W. Bush a commencé sa tournée par le Sénégal. Est-ce une pierre dans le "pré carré" français ?

R - La France est depuis suffisamment longtemps l’amie et l’avocate de l’Afrique pour savoir que l’importance de ses difficultés justifie la mobilisation de tous. Nous nous réjouissons chaque fois que nous voyons un intérêt et un engagement de nos partenaires pour l’Afrique. Il n’y a là rien qui puisse nous gêner.

Q - Au Liberia, souhaitez-vous que les Etats-Unis interviennent militairement comme la France l’a fait en Côte d’lvoire ?

R - Dans toutes les crises africaines la sécurité est un aspect fondamental du problème. On le voit en Afrique de l’Ouest. Ces crises se déplacent et se nourrissent les unes des autres. Après le Royaume-Uni qui était intervenu en Sierra Leone, la France a pris ses responsabilités en Côte d’lvoire. Une longue tradition lie les Etats-Unis et le Liberia, il est donc normal que les Etats-Unis jouent un rôle particulier vis-à-vis de ce pays.

Q - Dans le cadre de l’ONU ?

R - Les Nations unies ont une responsabilité essentielle face aux crises africaines qui trop souvent se développent dans le désintérêt de la communauté internationale. Le Secrétaire général de l’ONU a fait des propositions aux Etats-Unis. Nous verrons ce qui sera décidé.

Q - L’engagement de la France dans l’est du Congo, à Bunia, ne risque-t-il pas d’être illimité ?

R - Le mandat est clair et limité dans le temps. La force des Nations unies déjà sur place, la Monuc, devra être renforcée et élargie pour prendre le relais, en septembre prochain, de la force européenne dirigée par la France. Il n’y a pas d’ambiguïté. La situation s’améliore sur le terrain, ce qui montre que ce type d’initiative peut être efficace.

Q - Plus généralement, quels sont les principes qui guident l’action de la France en Afrique ?

R - D’abord, la nécessité que les pouvoirs, dans chaque pays, soient légitimes, qu’il s’agisse des conditions de leur mise en place comme de leur exercice. Deuxième élément essentiel : le respect de l’intégrité des territoires. Troisième principe : le soutien aux médiations africaines. La France n’intervient pas en Afrique pour son bon plaisir mais pour aider à résoudre les crises en liaison avec ses partenaires africains. Ainsi, en Côte d’Ivoire, notre pays s’est engagé en coordination avec les parties ivoiriennes en soutien aux pays de la région et avec l’appui de la communauté internationale et du Conseil de sécurité des Nations unies. Le cadre dans lequel nous agissons est clair et précis, convaincus que nous sommes que la sécurité est un préalable essentiel. La France est, par ailleurs, un avocat de l’Afrique dans tous les forums internationaux pour remettre ce continent au cœur des préoccupations internationales.

Q - La Côte d’Ivoire est-elle sortie d’affaire ?

R - C’est un processus dans lequel nous avons pu faire respecter le cadre institutionnel en maintenant le président élu de Côte d’lvoire, en encourageant la mise en place d’un gouvernement de réconciliation. Le fait que l’ensemble des partis politiques soit représenté au gouvernement est un atout. Encore faut-il permettre la reconstruction économique et sociale indispensable. La France est et restera une force d’impulsion dans cette entreprise.

Q - Venons-en à l’Union européenne. Les débuts mouvementés de la présidence italienne avec la controverse autour de Silvio Berlusconi sont-ils un motif d’inquiétude ?

R - Cette polémique au sein de la famille européenne est très regrettable. Il nous appartient de tourner rapidement la page pour nous concentrer sur l’essentiel. Chacun voit l’ampleur de la tâche et l’ambition des projets qui sont les nôtres, qu’il s’agisse de réussir l’élargissement ou de mener à bien la réforme institutionnelle à travers la fin des travaux de la Convention et le lancement, à l’automne, de la Conférence intergouvernementale. C’est une tâche extrêmement lourde qui doit nous mobiliser.

Q - La France va-t-elle insister pour que l’exception culturelle soit reconnue dans le projet de Constitution, ou va-t-elle y renoncer pour ne pas donner un prétexte à la réouverture de l’ensemble du projet issu de la Convention ?

R - Nous sommes très attachés à cette dimension culturelle. Nous espérons que, d’ici à la fin des travaux de la Convention, elle sera bien prise en compte. Sinon, nous reprendrons le débat au moment de la Conférence intergouvernementale. Même si la CIG n’a pas pour vocation de reprendre l’ensemble des dossiers, nous plaiderons pour que chacun puisse comprendre ce qui guide la France et ce qui nous paraît essentiel pour la défense de la diversité culturelle en Europe.

Q - D’une façon générale, la France ne souhaite pas rouvrir le débat sur le projet de Constitution. N’est-ce pas ?

R - Oui, nous l’avons dit. Sur les grands sujets, sur l’équilibre institutionnel, nous pensons que c’est un bon projet qui fixe une véritable ambition pour l’Europe. La troisième partie, qui porte sur les politiques communes et inclut notamment les questions culturelles, a été peu débattue à la Convention. Ces discussions devront se poursuivre dans le cadre de la Conférence intergouvernementale.

Q - Certains ont reproché à la diplomatie française de ne pas avoir pris la mesure des rapports de force et de s’être heurtée de front aux Etats-Unis. Que leur répondez-vous ?

R - Cette critique est tout à fait infondée. Nous avons défendu avec conviction une vision et des principes en ayant à cœur, à chaque étape, de maintenir le dialogue et de multiplier les propositions. N’oublions pas ce qui était en jeu en Irak : la question de la guerre et de la paix, bien sûr, mais aussi, au-delà, celle des principes et des règles qui doivent fonder le nouvel ordre international. Notre conviction, c’est qu’il doit s’organiser autour du principe de responsabilité collective. C’est pour nous, en Irak comme ailleurs, la condition de la légitimité et donc de l’efficacité de l’action internationale dans la durée. Comment accepter à partir de là que l’action préventive devienne la règle sur la scène internationale ? J’ajouterai que la France a défendu sa position dans le respect de ses partenaires américains et que la diplomatie française ne s’est jamais livrée au jeu des attaques personnelles.

Q - Les Etats-Unis ont tout de même "fait payer" à la France son audace par une dégradation des relations bilatérales...

R - Je ne partage pas du tout cette analyse. Par-delà leurs possibles divergences, la France et les Etats-Unis restent et resteront l’un pour l’autre des amis et des alliés responsables. En tout état de cause, les questions du terrorisme, de la prolifération, de la gestion des crises régionales sont suffisamment urgentes et importantes pour que notre responsabilité commune soit de travailler ensemble.

Q - Un peu de souplesse aurait peut-être pu servir les positions de la France...

R - Vous voulez dire qu’on aurait pu avoir la même position, mais ne pas la défendre ? La France n’a pas à rougir de la position qu’elle a prise et qui lui vaut estime et considération. Elle a défendu, avec beaucoup d’autres, le chemin qui lui paraît le plus efficace pour lutter contre les grands fléaux que sont le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, le crime organisé, ou pour défendre les Droits de l’Homme. Elle l’a fait dans le cadre de la responsabilité collective, en étant convaincue que la force ne peut être qu’un dernier recours.

Q - N’aurait-il pas mieux valu être moins esseulé face aux Etats-Unis ?

R - Je vous rappelle que, tout au long de cette crise, la France a agi avec le soutien de la plupart des Etats et de l’immense majorité des peuples. Il y a, partout dans le monde, une très forte attente vis-à-vis de la France et de ses positions, à la mesure du très fort réengagement de notre pays dans les affaires du monde. Tout cela crée des devoirs d’initiative et de proposition pour contribuer à bâtir un nouvel ordre international.

Q - Vous n’avez donc aucun regret ?

R - Ne nous y trompons pas. Le problème n’est pas entre la France et les Etats Unis, mais bien de savoir dans quel monde nous voulons vivre. Prenons conscience qu’avec la chute du mur de Berlin la communauté internationale retrouve son unité et sa liberté mais qu’elle doit exercer sa responsabilité. Elle doit le faire dans un esprit de dialogue, de respect et de partenariat. A cet égard, l’Irak doit rester une exception. Parfois, il faut savoir dire clairement ses convictions. Aller jusqu’au bout de ses principes, c’est parfois nécessaire. Cela fait partie des rendez-vous de l’Histoire.

Q - En donnant l’impression de vouloir une Europe qui s’opposerait aux Etats-Unis, n’a-t-on pas favorisé les divisions ?

R - A aucun moment il ne s’est agi de créer une Europe qui s’oppose aux Etats-Unis, mais l’Europe aujourd’hui représente une grande puissance économique et culturelle. Elle doit désormais devenir un acteur majeur de la scène internationale. Elle ne doit pas le faire contre quiconque mais au service d’une grande ambition de paix et de prospérité. Elle ne peut le faire qu’en étant fidèle à elle-même, forte de son identité et riche de sa diversité.

En Europe, la crise a servi de révélateur et la volonté d’avancer ensemble s’affirme. En témoignent le succès de l’élargissement et de la Convention sur l’avenir de l’Europe ou encore les opérations de maintien de la paix en Macédoine et au Congo. Avec l’Allemagne, nous nous sommes mobilisés au cours des derniers mois pour aider l’Europe à franchir un certain nombre d’étapes décisives. Nous devons, tous ensemble, nous rassembler et nous mobiliser./.