L’Eglise du Rwanda a-t-elle déniché la perle rare susceptible d’illustrer son entrée triomphale dans le troisième millénaire de l’ère chrétienne ? Certains n’hésitent pas à le croire. D’autres se montrent plutôt perplexes, voire franchement sceptiques.

Il n’empêche que la hiérarchie catholique vient de franchir un pas décisif, au début de l’été. Elle a reconnu solennellement l’authenticité des apparitions de la Vierge Marie à Kibeho, localité paroissiale du diocèse de Gikongoro, au sud du Rwanda.

La nouvelle fut annoncée publiquement par l’évêque du diocèse, Mgr Augustin Misago, le 29 juin dernier. Elle fut confirmée par un document officiel diffusé par le Saint-Siège, le jour même de la fête des Saints Apôtres Pierre et Paul à Rome. On ne pouvait choisir une date plus symbolique au Vatican.

Intellectuel rwandais, élevé, comme beaucoup d’autres, à travers toute la filière de l’enseignement catholique, je devrais sans doute aujourd’hui éprouver, devant cette reconnaissance d’authenticité, un sentiment d’enthousiasme, de joie débordante, de gratitude éperdue et d’action de grâces. Reconnaître le signe des temps, porteur de " promesses abondantes de bénédiction et de germes de conversion ", selon le mot de Mgr Aloïs Bigirumwami, le premier évêque africain de l’Eglise du Rwanda. " Quelle espérance ! "

Seulement voilà ! Ce message d’espérance, ces perspectives de grâce et de bénédiction l’évêque de Nyundo les formulait plus de dix ans avant l’irruption du génocide sur ce terrain de prédilection des apparitions de la Vierge. Je ne suis pas si certain qu’aujourd’hui encore il serait disposé à manifester un enthousiasme identique.

Les premières apparitions de Kibeho, faut-il le rappeler, datent de 1981. Ces phénomènes mystérieux se sont poursuivis jusqu’en décembre 1983. L’Eglise, avant de les cautionner de son autorité, avait chargé une commission d’experts théologiens d’examiner le bien-fondé et le caractère surnaturel de ces apparitions de la Sainte Vierge à 3 jeunes lycéennes de Kibeho. Une première étape avait été franchie, dès 1988, lorsque l’évêque de Butare, dont dépendait alors la paroisse de Kibeho, avait décidé d’autoriser le culte marial au sanctuaire de " Notre-Dame des Douleurs " érigé sur le lieu des apparitions. Cette initiative, à vrai dire, laissait déjà présager la décision finale en faveur de l’authenticité des apparitions de la Vierge à Kibeho.

La reconnaissance officielle par l’Eglise du caractère authentique de ces apparitions intervient, on l’aura remarqué, pratiquement vingt ans après les premières visions mystérieuses des jeunes filles de Kibeho. C’est dire que les autorités ecclésiastiques ont pris tout leur temps pour examiner, soupeser, évaluer au plus près les avantages et les inconvénients d’une prise de position lourde de conséquences pour l’avenir de l’Eglise au Rwanda.

Raison de plus pour estimer que les événements dramatiques de 1994 et 1995, en cette même localité de Kibeho, lors du génocide et des massacres dont le nouveau centre de pèlerinage rwandais fut précisément un haut lieu, ne peuvent avoir échappé à l’attention et à l’examen pointilleux du Vatican. Le poids et la dimension symbolique de ces événements, dans l’histoire récente du pays, devaient inévitablement être pris en compte.

Personne ne peut oublier, en effet, que le collège de jeunes filles, où se déroulèrent les premières manifestations miraculeuses de la Vierge en 1981, fut aussi le cadre du triage des élèves, en 1994, les Hutu d’un côté, les Tutsi de l’autre. Ces derniers voués à l’extermination. Tout comme personne au Rwanda n’ignore que l’évêque de Gikongoro, Mgr Augustin Misago, celui qui fut chargé d’annoncer publiquement la reconnaissance de l’authenticité des apparitions de Kibeho, supervisait, en compagnie du préfet et du commandant militaire de la place, la sinistre cérémonie du tri des élèves à abattre de cet établissement catholique. Même s’il fut acquitté, l’an dernier, faute de preuves suffisantes, le prélat catholique doit encore comparaître en appel pour complicité du crime de génocide.

Les multiples témoignages produits devant la justice rwandaise contre l’attitude de l’évêque de Gikongoro, y compris ceux venus des rangs du personnel religieux de son diocèse, ne suffisent peut-être pas à établir sa complicité active avec les génocidaires. Soit ! Ils n’en fournissent pas moins la preuve du caractère contestable, et donc peu crédible, de ce haut représentant de la hiérarchie catholique dans le pays.

Ne fût-ce que par souci d’assurer aux apparitions de Kibeho l’adhésion enthousiaste de la communauté chrétienne du Rwanda, le Vatican aurait pu choisir, me semble-t-il, un messager moins compromis, plus convaincant pour porter la bonne nouvelle.

Visiblement, aucun effort de ménager les susceptibilités des rescapés du génocide n’a traversé l’esprit des décideurs de la Curie romaine.

Après tout, les survivants tutsi de la catastrophe, avec les rapatriés de l’exil, ne constituent qu’une minorité, sans doute négligeable aux yeux de la hiérarchie catholique, au sein de la population rwandaise dans son ensemble. Fallait-il s’embarrasser à prendre des gants vis-à-vis de cette minorité ? De toute évidence, la réponse des conseillers ecclésiastiques s’est avérée négative. Peut-on en conclure que cette désinvolture à l’égard des Tutsi n’en aura que plus effet pour stimuler l’intérêt de la majorité hutu au Rwanda ? Là encore, hélas, rien ne semble joué d’avance.

Apparemment, les stratèges de la haute hiérarchie romaine semblent avoir oublié, ou sous-estimé, l’impact des massacres de 1995, un an après le génocide, dans le camp de Kibeho, où s’étaient regroupées plus de 165 000 personnes déplacées de l’ex-zone de haute sécurité de l’opération Turquoise, dans le sud du pays. Ces massacres intervinrent à la suite de bousculades, alors que les soldats de l’APR cherchaient à faire évacuer le camp des déplacés, tombés sous la coupe des ex - FAR, l’ancienne armée gouvernementale du régime Habyarimana, et des Interahamwe, toujours fortement armés à l’intérieur de centres d’hébergement théoriquement placés sous le contrôle d’organismes d’aide humanitaire.

Le bilan de cet épisode tragique, selon un rapport publié par les autorités de Kigali, fut de quelque 338 morts. Mais les estimations d’experts, basées sur le décompte des listes de bénéficiaires de l’aide alimentaire, établi par un médecin australien membre d’une organisation humanitaire sur place, révèlent la disparition brutale d’environ 4 000 personnes, à la suite de cette opération musclée des soldats du FPR. Bien entendu, la quasi totalité de ces victimes appartenaient à l’ethnie hutu.

Faut-il, dès lors, s’étonner que le simple rappel de ces événements tragiques, liés à la localité de Kibeho, résonne douloureusement aux oreilles de toute la population rwandaise ? Hutu et Tutsi confondus. Que cela plaise ou non, le théâtre des apparitions de la Vierge, en 1981, a été doublement souillé et profané par des tueries d’une barbarie incommensurable.

On peut difficilement demander aux catholiques rwandais d’oublier toutes ces horreurs, de considérer Kibeho comme un haut lieu de dévotion et de culte marial, une sorte de Lourdes africain. Sans autre état d’âme.

L’unique moyen acceptable, aux yeux de tous, serait sans doute de faire du sanctuaire de " Notre - Dame des Douleurs " un lieu de pèlerinage national où l’Eglise rwandaise donnerait rendez-vous à ses fidèles pour une cérémonie officielle de repentance, de demande de pardon à Dieu et au peuple rwandais dans son ensemble. Car enfin, personne n’a le droit d’oublier que le pilotage et l’exécution des massacres et du génocide au Rwanda étaient dirigés essentiellement par des gens qui, pour la plupart, se réclamaient et se prévalent toujours de leur appartenance à la religion chrétienne. Bref, aller à Kibeho, c’est tout bonnement prendre le chemin de Canossa.

(Gaétan Sebudandi)