L’Europe se rassemble. Ce que nos prédécesseurs ont rêvé s’accomplit. Un élan profond nous engage dans une œuvre collective qui se déploiera pendant toute une génération. L’Europe a cessé d’être un système d’alliances pour devenir une communauté de destins.

La Convention sur l’avenir de l’Europe est une étape majeure qui en appelle d’autres. Aucune construction juridique n’a jamais suffi à faire vivre une communauté. Il faut remplir le cadre, animer l’édifice, susciter l’esprit commun et, donc, nous interroger sur notre identité. Où en sommes-nous ? Où allons-nous ?

I. L’élaboration d’une Constitution a confirmé que la construction européenne s’engage aujourd’hui dans un saut qualitatif.

Les nouvelles menaces ont installé, en particulier depuis le 11 septembre 2001, le sentiment que l’Europe doit mieux aborder les enjeux de civilisation. Il est désormais plus clair que l’indétermination, l’indifférence, voire le mutisme de l’Europe à l’égard de son propre destin peuvent la conduire à sortir de l’histoire.

D’emblée, une question se pose, celle des frontières de l’Europe, qu’il faut clarifier. Dans un sens strictement géographique, l’Europe n’a pas de frontière précise. L’idée européenne a pris racine dans une façon commune de sentir, de penser, de vouloir, qui dépasse les limites étatiques et techniques. En un demi-siècle, l’expansion de la Communauté devenue Union a défini un territoire qui s’étend aujourd’hui à presque tout le continent.

Ce constat d’un seul et même mouvement à travers l’histoire permet ainsi de relier étroitement la "Grande Europe", où se retrouvent tous les pays revendiquant un héritage partagé, et l’Union européenne proprement dite, communauté de droit qui constitue désormais un ensemble cohérent, construit sur une même citoyenneté qui lie les identités nationales fondatrices. Le développement de l’UE confirme ainsi le cercle plus large de la Grande Europe. Cette interaction féconde et ancienne est encore plus nécessaire aujourd’hui.

II. Pour la première fois, le continent est conduit à regarder son histoire de façon globale en ayant fait résolument le choix fondamental de la paix et de la coopération, en lui-même et avec le reste du monde. Faute d’un tel travail sur soi-même, les compromis nécessaires pour poursuivre la construction commune ne pourront pas s’appuyer sur des consensus suffisamment solides. Comme nous l’avons vérifié régulièrement depuis cinquante ans, chaque avancée suppose une vision plus large, fondée sur la connaissance réciproque et la redécouverte de ce qui nous unit. L’élargissement confirme cette nécessité.

La pratique renouvelée de l’échange entre Européens l’a toujours emporté à travers les siècles, et cette interdépendance humaine sans cesse réaffirmée a survécu à tous les affrontements et à toutes les destructions. Mais cette traversée des épreuves a connu au XXe siècle le mal absolu de la négation même de l’homme dans l’horreur des camps, jusqu’à l’extermination planifiée. L’Europe en a tiré un devoir de mémoire et de vigilance qui est la raison première de son sursaut.

Menacée de perte, l’Europe s’est ainsi reconstruite par la réconciliation entre les frères ennemis, par le dépassement des luttes idéologiques et de toutes les formes d’exclusion. Cette paix irréversible, et donc choisie, assumée, organisée, est celle des peuples, des systèmes de pensée et des religions.

Cette façon européenne de faire mémoire est constitutive, car il s’agit d’une mémoire vivante, active, motrice, qui est à la fois tradition et ouverture :

 Des nations différentes par leur histoire, leurs héritages et leurs perceptions sont parvenues à se percevoir comme partageant un patrimoine commun, à la fois sensible et moral, temporel et spirituel. Aujourd’hui, les pays membres de l’Union, qui se retrouvent dans le partage des valeurs de la démocratie et du respect de la dignité humaine, voient dans leur unité et dans leurs institutions la garantie de leur identité propre, mais aussi la meilleure sauvegarde de leurs intérêts dans le système international. Cette reconnaissance mutuelle des diversités, cette institutionnalisation des contrastes est en elle-même devenue un élément unificateur.

 En Europe, le travail sur soi est toujours un rapport avec l’autre. L’idée européenne a grandi dans un va-et-vient entre le dedans et le dehors : elle reconnaît la diversité des origines, la fécondité de l’apport extérieur et la nécessité d’une reconstruction permanente. Pour l’Europe, scruter en soi-même, c’est aussi sortir de soi.

L’intégration européenne, engagée depuis un demi-siècle, s’est ainsi amplifiée au cours de sa progression, avec la redécouverte et l’apprentissage de ce qui unit, mais aussi des différences qui enrichissent. Cette conquête par étapes d’une identité partagée, qui consolide les identités nationales et renouvelle le message européen vers le reste du monde, apparaît comme le principe même de la construction qui organise désormais tout le continent.

III. Où allons-nous, c’est-à-dire : que devenons-nous ? S’interroger sur l’identité de l’Europe, c’est redéfinir ses responsabilités. Nous devrons aller vers une plus grande discipline collective, qui n’a guère été pratiquée depuis que la menace soviétique a disparu. Il a fallu un certain temps pour que les Européens prennent la mesure des grands bouleversements des dernières décennies. Cela suppose de sortir des idées toutes faites pour essayer de réfléchir par soi-même.

Née d’un processus d’unification, l’Union continuera de grandir par sa propre pratique, par la recomposition des identités diverses et par la communication permanente. Stimulée par le partage comme par la compétition, l’Europe ne cesse de s’édifier dans et par l’échange.

L’aisance nouvelle apportée par l’établissement du marché unique, la monnaie commune, l’harmonisation des législations, la coordination des infrastructures et la mobilisation des technologies les plus récentes n’est déjà plus un acquis à consolider, mais une norme à partager avec les nouveaux membres. L’œuvre de quelques-uns est devenue un droit pour tous. Les nouvelles générations traversent désormais tout le continent en effaçant des barrières idéologiques, intellectuelles et psychologiques qui auraient été autrefois insurmontables.

Dans ce débat désormais permanent et structuré, qui englobe tous les aspects de la vie collective, chaque pays, chaque peuple, chaque citoyen entre avec ses convictions propres et veut légitimement se retrouver dans l’œuvre commune. Le développement de la vie démocratique à l’échelle de l’Union est à la fois fondamental et délicat. Il contribue par définition au renforcement de l’identité européenne, mais doit constamment prendre en compte la nécessité de plein respect de l’autre, dans toutes ses dimensions. Le passé douloureux, les sensibilités toujours vives et les incompréhensions inattendues peuvent ressurgir à tout moment : l’Europe future, c’est aussi cette vigilance de l’esprit et du sentiment.

Il est évident que les responsables publics, les forces politiques et les opinions des pays membres ne gagneront rien à s’engager dans une surenchère de nation à nation, dans la revendication d’un modèle exclusif ou prépondérant, dans un nouvel affrontement d’ordre idéologique, dans le soupçon simplificateur ou dans la contestation démagogique des nouvelles institutions et des règles communes. Un code de bonne conduite s’est déjà installé dans les esprits, sinon dans les comportements. Il gagnera à être encore consolidé.

La question religieuse est à cet égard centrale, puisque le christianisme est en Europe à l’origine de la notion fondamentale de la personne. Mais elle est aussi paradoxale : la foi a formé en profondeur les consciences européennes ; elle a aussi participé aux affrontements. Historiquement, les guerres de religion ont suscité l’émergence d’une conscience européenne, et la paix religieuse encore relative de l’Age classique a été le premier pacte civil européen.

L’évolution diverse des nations, la propagation des Lumières, la révolution industrielle, l’expansion coloniale, la montée des idéologies, l’affrontement Est-Ouest et les priorités de la reconstruction économique ont ensuite renvoyé la question religieuse à la vie particulière de chaque peuple et au choix des consciences. Mais tout démontre aujourd’hui les limites d’une vision étroitement "séculariste" des sociétés européennes. La fin de l’oppression idéologique et la montée des fondamentalismes conduisent à une meilleure compréhension de la réalité : l’un des traits les plus marquants de l’Europe, c’est bien la séparation souple entre le politique et le religieux, et le plein exercice de la liberté de croyance comme condition de l’épanouissement de la personne et de l’enrichissement de la vie sociale.

Cette séparation a en fait suscité un dialogue permanent qui fait désormais partie du bien commun, assumé et même revendiqué par les Eglises. Les avancées les plus récentes de la science elle-même obligent à mettre en avant la transcendance de la personne humaine afin de sauvegarder son inaliénable dignité. Des phénomènes aussi divers que la crise de la transmission entre les générations, les séquelles de la répression antireligieuse et l’envahissement d’une sous-culture médiatique et marchande ont conduit les responsables les plus attachés à la laïcité à reconnaître que l’ignorance à propos des religions est devenue une menace pour la vie et la cohésion de chaque pays comme pour le plein développement de la construction européenne.

Ce travail d’approfondissement de la conscience collective est lancé et doit être poursuivi résolument, puisque, après tant de drames et d’exclusives, il peut être aujourd’hui mené dans les meilleures conditions possibles.

 Il faut partir de la référence centrale aux droits de l’homme, porteurs de cette inlassable quête de sens qui, depuis plus de deux mille ans, a progressivement formé la conscience européenne, issue de la double tradition chrétienne et humaniste. Ces deux composantes de l’identité européenne ont survécu aux crises et aux drames dans lesquels elles ont failli disparaître ensemble. Elle sont indissociables.

 Le nationalisme, le totalitarisme, le racisme, le fondamentalisme et le terrorisme, quelles que soient la cause ou la forme particulière du moment, sont autant de menaces fatales pour notre continent, qui vit et vivra de la mémoire assumée et partagée, et de la reconnaissance intégrale et mutuelle de la liberté de croyance : celle-ci est bien la première des libertés, qui a progressivement organisé le pluralisme européen, principe de notre vie individuelle et collective.

 Nous reconnaissons dans chacune de nos convictions le point d’origine qu’est la voix de la conscience personnelle, instance suprême qui fonde l’exigence de la dignité humaine et lie ensemble toutes les valeurs européennes : l’homme passe infiniment l’homme, parce que chaque personne porte en elle toute la dignité de la condition humaine. Tel est le fondement de la solidarité qui inspire et organise la future Constitution européenne, la vie démocratique des Etats membres de l’Union, la recherche inlassable de la paix, le partenariat avec nos alliés et nos voisins immédiats, la coopération entre les grandes civilisations et la maîtrise de la mondialisation au service de l’homme.

L’identité européenne est un appel à créer, à se projeter et à partager, en choisissant toutes les formes concrètes de l’action que l’Europe rend possibles. La propagation du savoir, la recherche scientifique, le service des autres, la protection des plus faibles, la rencontre des cultures, l’aide au développement, l’action humanitaire, la conquête de l’espace et la protection de l’environnement sont autant de chantiers de longue haleine où se construit notre citoyenneté élargie.

Signataires de ce manifeste : Michel Albert, membre de l’Académie des sciences morales et politiques ; Raymond Barre, ancien premier ministre, ancien maire de Lyon ; Georges Berthoin, président honoraire de l’Association Jean-Monnet ; Olivier Clément, théologien orthodoxe ; Emilio Colombo, ancien président du conseil italien ; Etienne Davignon, ancien vice-président de la Commission des communautés européennes ; Arpad Göncz, ancien président de la République hongroise ; Imre Kertész (Hongrie), Prix Nobel de littérature 2002 ; Claudio Magris (Italie), écrivain ; Jürgen Meyer, député allemand au Bundestag (SPD) ; Constantin Mitsotakis, ancien premier ministre grec ; Giorgio Napolitano, président de la commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen, ancien président de la Chambre des députés italienne ; Andrea Riccardi (Italie), fondateur de la communauté de Sant’Egidio ; Carlo Rubbia (Italie), Prix Nobel de physique 1984 ; Wolfgang Schaüble (Allemagne), député (CDU) au Bundestag ; le cardinal Achille Silvestrini (Italie), ancien préfet de la congrégation des Eglises orientales ; René-Samuel Sirat, ancien grand rabbin de France ; Mario Soares, ancien président de la République portugaise ; Jean Starobinski, écrivain et essayiste ; Franz Vranitsky, ancien chancelier autrichien ; Theo Waigel, ancien ministre des finances allemand ; Richard von Weizsäcker, ancien président de la République fédérale d’Allemagne.