Question - Lors des précédentes réunions ministérielles de l’Otan, vous n’aviez pas caché votre irritation quand les Européens parlaient de se doter de forces distinctes et surtout d’un état-major parallèle à celui de l’Otan. Cette année, vous vous êtes montré beaucoup plus modéré. Pourquoi ?

Donald Rumsfeld - Je n’ai pas changé d’opinion. Je pense toujours que l’Otan est terriblement importante pour préserver la sécurité du monde. Alors quand nos alliés envisagent de nouvelles initiatives, j’appelle à la prudence. Mon critère est simple : ces nouvelles propositions vont-elles renforcer l’Otan ou l’affaiblir ? Le monde actuel est dangereux. C’est un monde de désordres. Parce que l’Otan a fait la preuve de son efficacité depuis les attentats du 11 septembre, ma priorité est de protéger l’Otan.

Question - Certains journaux anglo-saxons affirment que vous avez baissé le ton pour mieux convaincre d’autres pays de l’Alliance atlantique d’envoyer des troupes en Irak. Vous auriez même des espoirs du côté de la France. Est-ce vrai ?

Donald Rumsfeld - Il ne s’agit pas de marchander. Ce qui est en jeu, c’est l’avenir de l’Otan pour les décennies à venir. Il s’agit d’un processus. Parallèlement à l’évolution de l’Europe, il y a une évolution de l’Otan. Et, pendant ce mouvement, nous devons nous appliquer à ce que l’Otan reste en bonne santé. Avant même le début des opérations en Afghanistan et en Irak, nous avons dit et répété que nous voulions que tout le monde se joigne à nous. Nous sommes allés le demander à l’Otan, à l’ONU. Et le résultat est plutôt flatteur : vingt-six pays sont engagés en Afghanistan, trente-quatre en Irak. Mais contrairement à ce que vos questions veulent impliquer, ne croyez pas que tout soit négociable. Il est exclu d’échanger la promesse de renforts en Irak contre quelque chose qui risquerait d’avoir un impact négatif sur l’avenir de l’Otan.

Question - Même s’il s’agissait de renforts français ? Ou allemands ?

Donald Rumsfeld - Je vous répète que non. Mais je me demande quand les éditorialistes cesseront d’écrire que les Américains ont choisi de faire cavaliers seuls ? En Irak, nous avons été accompagnés par dix-huit des vingt-six membres de l’Otan. Face aux terroristes, nous pouvons compter sur ce qui est probablement l’une des plus grandes coalitions de l’histoire. Bien sûr que nous aimerions avoir des partenaires supplémentaires. Mais il faut regarder le monde tel qu’il est. Un Etat prend ses décisions en fonction de ses intérêts nationaux. Si certains de nos amis nous disent non, cela ne rendra pas les Etats-Unis plus tristes.

Question - Mais ne faites-vous pas de nouveaux efforts pour convaincre la France et l’Allemagne ?

Donald Rumsfeld - Ces deux pays connaissent parfaitement nos arguments, ils sont conscients des efforts que nous avons faits pour les convaincre, de nos raisons pour demander de l’aide. Ils savent ce que nous voulons. Mais c’est à eux seuls de décider.

Question - La modération que vous avez montrée à Bruxelles ne s’expliquerait-elle pas aussi par la crainte de perdre la guerre contre le terrorisme ? Si l’on en juge par le récent mémorandum que vous aviez distribué à vos collaborateurs du Pentagone et dont la presse américaine s’est fait l’écho, c’est en effet une question que vous vous posez.

Donald Rumsfeld - Dites tout de suite que c’est l’âge qui me ramollit. Il y a soixante et onze ans que j’écris ce genre de note. C’est ainsi que je réfléchis et que je fonctionne. Depuis que je suis revenu à Washington en janvier 2001, je me livre à cet exercice à peu près tous les deux mois. Ce jour-là, j’étais au Pentagone, en train de participer à une conférence vidéo avec un certain nombre de chefs militaires qui me parlaient depuis leurs terrains d’opération. En les écoutant, différentes questions me traversaient l’esprit. Dans tel cas avons-nous choisi la bonne tactique ? Et dans tel autre ? Est-ce que les choses ont changé sur le terrain depuis que nous avons pris cette décision ? Je ne suis pas un génie. Je n’ai pas de réponse à tout. Il faut que je pose des questions. Il faut que je trouve les experts qui ajouteront à mes informations des connaissances, des lumières, un diagnostic qui me permettront de trancher.

Question - Les critiques constantes de la presse européenne ne finissent-elles pas par vous décourager ?

Donald Rumsfeld - J’ai un job qui est dur. Mon rôle, ce n’est pas de jouer au Père Noël et de distribuer des cadeaux pour rendre les gens heureux. Je ne m’attends donc pas à susciter l’unanimité, en Europe ou ailleurs. Lorsque, à Washington, je dois traiter avec le Congrès, c’est la même chose : il peut y avoir 200 voix pour et 300 voix contre.

Question - En Irak, les événements ne vous ont-ils pas donné tort ? En décidant d’accélérer le transfert de pouvoir aux Irakiens, les Etats-Unis n’ont-ils pas dû se résigner à changer de stratégie ?

Donald Rumsfeld - Absolument pas. Contrairement à toutes les accusations, le but de notre intervention en Irak n’a jamais été de contrôler les gisements de pétrole ou de dominer le Proche-Orient. L’objectif a toujours été de donner au peuple irakien la responsabilité de sa propre sécurité et de lui rendre une souveraineté totale. Les seuls points d’interrogation portaient sur la méthode : comment et quand pouvait-on le faire ? Ce n’est donc pas la stratégie qui a changé, c’est la tactique. Il fallait s’adapter à la situation.

Question - Si ce n’est pas l’armée américaine qui perd en Irak, n’est-ce pas vous qui avez perdu de l’influence à Washington ?

Donald Rumsfeld - Soyons sérieux. C’est le président qui est en charge du dossier. Aujourd’hui, bien sûr, le Pentagone a un rôle spécial à jouer puisque les priorités restent militaires. Mais, de plus en plus, ce sont les considérations politiques et économiques qui vont l’emporter. Le Pentagone devra donc s’effacer devant le département d’Etat. Car le dénouement que nous voulons, c’est l’établissement de relations normales entre l’Irak et les Etats-Unis : avec, de chaque côté, un ambassadeur.

Question - La question est ouvertement posée au Congrès. L’armée américaine en Irak a-t-elle assez de soldats pour faire face à la guérilla ?

Donald Rumsfeld - Le président est tout à fait décidé à envoyer des renforts s’ils se révèlent nécessaires. Et il est tout aussi décidé à maintenir nos troupes sur place aussi longtemps qu’il le faudra. Mais, aujourd’hui, pas un seul de nos chefs militaires n’estime nécessaire d’augmenter nos effectifs. Les accrochages militaires en Irak ne durent généralement pas plus de deux minutes. Au maximum, quinze minutes. Pour faire face à ces incidents, nous alignons, outre nos GI, 140 000 Irakiens et des dizaines de milliers d’hommes fournis par les autres contingents de la coalition. C’est largement suffisant. Les soldats irakiens patrouillent sur les frontières et gardent les sites militaires ou industriels. Les soldats américains, eux, passent le plus clair de leur temps à installer des générateurs électriques, à ouvrir les écoles, à faire tourner les hôpitaux. Si leurs missions militaires ne les mobilisent que peu de temps, c’est pour une raison toute simple. En Irak, nous sommes seulement confrontés qu’à ce que les spécialistes appellent un conflit de basse intensité.

Question - Selon le dernier sondage de Gallup, les Américains sont maintenant 54% à juger négativement l’action américaine en Irak. A un an de la présidentielle de novembre 2004, n’est-ce pas de mauvais augure pour la réélection du président ?

Donald Rumsfeld - Moi, je ne fais pas de politique. Tout ce que je puis dire, c’est que le président accomplit un travail extraordinaire et qu’il est parfaitement conscient de l’importance vitale de l’enjeu. Au fil des semaines, les sondages vont monter et descendre. Mais George W. Bush n’abandonnera pas le cap.

Question - Comment le président peut-il gagner l’élection s’il ne gagne pas la guerre ?

Donald Rumsfeld - Vous vous répétez. Ma meilleure explication, la voici. La semaine dernière, j’étais en Corée du Sud et une journaliste, visiblement née bien après la guerre de Corée, m’a demandé pourquoi les Sud-Coréens devraient aller en Irak risquer leur vie pour les Américains. Je lui ai expliqué que je revenais d’une cérémonie à la mémoire des soldats américains tombés en Corée et que, sur le mur du monument, j’avais pu lire le nom d’un camarade de lycée qui avait été tué le dernier jour de cette guerre. Il y a cinquante ans, un journaliste américain aurait donc pu poser la même question : "Pourquoi de jeunes Américains devaient-ils aller risquer leur vie à l’autre bout du monde ?" Eh bien, regardez par la fenêtre et vous aurez la réponse. La Corée du Sud est une société vibrante d’énergie, un miracle économique, une démocratie dynamique. Mais quand, la nuit, les satellites américains survolent la Corée du Nord, la seule lumière visible provient de la capitale Pyongyang. Partout ailleurs, c’est l’obscurité. Au nord, les gens crèvent de faim. Ils sont opprimés, torturés, enfermés dans des camps de concentration. En Irak aussi, ce qui compte pour le président Bush, c’est de faire ce qui est juste.

Question - A condition de réussir...

Donald Rumsfeld - C’est ce que nous faisons. Le peuple irakien est libéré du joug d’un dictateur qui avait rempli les fosses communes avec des milliers de ses concitoyens. Un dictateur qui avait utilisé des armes chimiques contre son propre peuple. Aujourd’hui, les Irakiens ont au moins une chance de vivre mieux.

Question - Le "National Journal", une publication influente de Washington, a récemment titré : "La France avait raison". N’est-ce pas l’annonce d’un retournement d’opinion aux Etats-Unis ?

Donald Rumsfeld - Ah ! vous croyez ! Quand, après le 11 septembre 2001, nous avons porté le fer en Afghanistan, les opérations avaient à peine commencé que certains des journaux américains les plus prestigieux prédisaient déjà un enlisement à la vietnamienne. Même réaction au moment de l’intervention contre l’Irak. Nous étions à mi-chemin de Bagdad mais la presse annonçait la défaite. Aujourd’hui aussi, la mode est aux pronostics négatifs. Or je constate que les écoles irakiennes fonctionnent à nouveau. De même que les hôpitaux et les cliniques. La Banque centrale a rouvert ses portes. Une nouvelle monnaie a été mise en circulation. Tout cela en cinq mois et alors que des gens se font tuer tous les jours. En Allemagne et au Japon, après la Seconde Guerre mondiale, pour en arriver au même point, il avait fallu cinq ans.