La IVe Assemblée générale du Conseil pour la coopération de sécurité en Asie-Pacifique (CSCAP) s’ouvre samedi 6 décembre 2003 à Jakarta (Indonésie). Elle doit être dominée par les annonces faites simultanément, le 4 décembre à Tokyo et Camberra, de la participation du Japon et de l’Australie au programme états-unien de « défense anti-missiles ». D’ores et déjà, les États de la région ont exprimé leur inquiétude de se voir plonger dans une nouvelle course aux armements. Ils ont aussi interprété cette décision comme une menace directe contre la Chine, plutôt que comme un moyen de défense face à la Corée du Nord.

Le projet de défense anti-missiles est un fantasme récurrent de l’industrie militaire depuis les années trente. Initialement conçu par les scientifiques du centre de recherche de Peenmüde (Allemagne), sous la direction du major SS Wernher von Braun, et théorisé par les chercheurs de la Rand Corporation (États-Unis), sous l’autorité d’Albert Wohlstetter, il ne devint un programme politique qu’avec Ronald Reagan. Dès les années 50, les États-Unis développèrent les projets anti-balistiques Nike-Zeus, Nike-X, Sentinel, puis Safeguard. En 1972, les USA et l’URSS convinrent de ne pas pousser plus loin leur arsenal d’interception, de manière à maintenir entre eux un « équilibre de la terreur ». Ils signèrent à cette fin le traité ABM (Anti-Ballistic Missile), en 1972.

Le major SS Wernher von Braun, 1943
Présentation aux dignitaires nazis du centre de recherche de Peenemünde où fut conçue la « guerre des étoiles » et réalisés les V2. Von Braun devint ultèrieurement le patron de la NASA.

Mais, en 1983, le président Ronald Reagan proposa son Initiative de défense stratégique (IDS) qu’il s’appliqua à présenter comme un bouclier anti-missile, c’est-à-dire comme une arme à usage exclusivement défensif. Les communicants du Pentagone la définirent comme un système d’interception des missiles adverses. Ils désignèrent comme cibles du dispositif les missiles balistiques intercontinentaux avec lesquels « l’Empire du Mal » (i. e. l’URSS) était susceptible de frapper le « monde libre ». Cependant, cette présentation n’est pas aussi claire qu’il y paraît. En effet, pour les uns les anti-missiles seront des armes installées au sol, pour d’autres, elles seront embarquées à bord de satellites. Dans les deux cas, elles pourront de toute manière être utilisées aussi à des fins offensives.

Le projet du président Reagan fut immédiatement désigné sous l’appellation de « guerre des étoiles ». Cette appellation est d’ailleurs inadéquate, dans la mesure où elle laisse croire qu’elle impliquerait des combats se déroulant entièrement dans l’espace, loin des populations. Après diverses tentatives de mise en œuvre, toutes moins concluantes les unes que les autres, l’IDS fut abandonnée, en 1987. Certains analystes estiment que, même si cette idée a échoué, elle a épuisé l’URSS dans une course aux armements qui lui fut économiquement fatale.

Quoi qu’il en soit, l’histoire de ce programme se confond depuis vingt ans avec la carrière politique et les affaires économiques de Donald Rumsfeld, successivement secrétaire à la défense de l’administration Ford, administrateur de la Rand Corporation, président de la Commission d’évaluation de la menace balistique, et à nouveau secrétaire à la Défense de l’administration Bush junior.

Dans son acception actuelle la plus courante, la « guerre des étoiles » comprend trois types d’armes capables de tenter l’interception des missiles ennemis à tous les stades de leur trajet :
 Des Boeing 747-400 de l’Air Force, munis de lasers aéroportés sont censés, si possible, détruire les missiles peu après leur lancement. Malgré les nombreux communiqués sur des essais réussis, il semble qu’à l’heure actuelle ces lasers ne sont efficaces qu’à 800 mètres de leur cible volante, ce qui ne correspond pas à des conditions opérationnelles.
 En cas d’echec de la première solution, des destroyers de la Navy, équipés du système Aegis, sont supposés détruire les missiles lors de leur phase d’ascension. Là encore, malgré les déclarations officielles, le système ne paraît pas opérationnel.
 Enfin, en dernier recours, l’Army dispose de camions lanceurs de 16 tonnes, qui tirent des THAAD pour détruire les missiles dans leur phase descendante, dans un rayon de 100 km. S’ils ratent leur cible, ils peuvent être secourus par les Patriot. Si personne ne croit à l’efficacité du THAAD, le Pentagone a réussi à convaincre de celle des Patriot. Ceux-ci auraient réussi à intercepter des Scud irakiens tirés sur Israël, pendant la première Guerre du Golfe. Malheureusement, les observateurs militaires présents sur place n’en croient pas un mot. Il semble qu’en réalité des Scud furent abattus par des moyens de défense antiaérienne classiques, mais que la plupart ne purent être interceptés. En tout état de cause, des Scud rudimentaires ne peuvent être comparés aux missiles modernes, ce qui laisse planer le doute sur l’efficacité des Patriots face à des armes récentes.

Lanceur de THAAD

Dès son arrivée à la Maison-Blanche, George W. Bush dénonça le traité ABM de 1972 pour pouvoir relancer la « guerre des étoiles ». Il prétendit évidemment pas vouloir protéger son pays de l’URSS, qui a disparu. Il présenta son projet comme le développement d’un ensemble d’armes sophistiquées garantissant une domination asymétrique sur le reste du monde. Toutefois, Bush junior n’abandonna pas les techniques de communication de Reagan. Ainsi, il s’efforce de présenter ce programme comme une défense face à la menace nord-coréenne. Donald Rumsfeld a entièrement réorganisé les agences et commandements militaires pour poursuivre ce projet. L’ensemble a été placé sous le commandement de l’inévitable général Raph E. Eberhart (l’homme qui contrôlait l’espace aérien états-unien le 11 septembre 2001). À l’occasion de son discours sur l’état de l’Union, du 29 janvier 2002, George W. Bush réaffirma la priorité qu’il accorde à ce programme.

En août 2003, l’office d’évaluation du Congrès (General Accounting Office) a souligné dans un rapport l’absence d’estimation précise des coûts de cette opération [1]. Les 22 milliards de dollars affectés dans le prochain budget militaire risquent, selon cet organisme indépendant, de s’avérer très insuffisants et de nécessiter des rallonges budgétaires, ouvrant ainsi un véritable gouffre financier.

Pourtant, c’est à ce moment précis que le Japon et l’Australie ont décidé de rejoindre ce projet incertain. Selon le Mainichi Shimbun de mercredi, le Japon investira 500 milliards de yens sur quatre ans (soit un peu moins de 5 milliards de dollars) [2]. De son côté, le ministre australien de la Défense, Robert Hill, s’est gardé de chiffrer l’investissement de son pays [3]. Si la participation japonaise semble limitée (comparé aux 22 milliards annuels des États-Unis), son apport pourrait être principalement technologique.

Tokyo et Cambera prétendent vouloir se protéger de la menace nord-coréenne. Mais à supposer qu’un jour le projet pharaonique de la « guerre des étoiles » soit effectivement opérationnel, il serait aisé pour la Corée du Nord, ou tout autre adversaire, de modifier son mode d’attaque. De nombreux experts comparent cet investissement à la « ligne Maginot », un ouvrage colossal construit par la France pour se protéger de l’Allemagne à l’issue de la Première Guerre mondiale. Elle était infranchissable, mais fut aisément contournée.
Le « bouclier anti-missiles » serait totalement inutile, par exemple, dans le cas de missiles lancés depuis des cargos commerciaux, à quelques kilomètres de la cible (cet exemple fut évoqué lors des discussions préliminaires à l’entrée dans le projet de l’Australie).

Bien que l’on ne puisse pas exclure un certain aveuglement dans un tel choix stratégique, il est hautement plus probable que cet investissement répond à une autre logique que celle qui est annoncée. En effet, si l’efficacité défensive du projet n’est pas démontrée, la possibilité de disposer d’un arsenal installé en orbite donne au pays qui en dispose une superiorité stratégique évidente.
Pour ses promoteurs, la « guerre des étoiles » n’est sûrement pas le scénario de science-fiction que l’on présente au public, mais un programme d’armement offensif susceptible de garantir une domination militaire asymétrique et définitive.

Documents de référence sur RéseauVoltaire.net :
 Les Enjeux de la défense nationale antimissile aux États-Unis, Sénat français, juin 2000.
 La Coopération transatlantique dans le domaine de la défense anti-missile, Assemblée de l’Union de l’Europe Occidentale, décembre 2000.
 Les Projets américains de défense antimissile, Assemblée nationale française, juin 2001.
 La Défense antimissile : les implications pour l’industrie européenne, Assemblée de l’Union de l’Europe Occidentale, décembre 2001.

[1Cf. Missile Defense. Addicitional Knowledge Needed in developing System for Intercepting Long-Range Missiles, GAO, août 2003, 40 p. Téléchargement (Pdf : 1800 Ko).

[2Cf. Japan and Missile Balistic Defense, Rand Corporation, 2001.

[3Cf. Missile Defence for Australia : Vital Development or Strategic Snake Oil ?, Department of the Parliamentary Library, Research Note, Cambera, 18 août 2003. Téléchargement (Pdf : 218 Ko).