Un mémorandum du secrétaire adjoint à la Défense, Paul Wolfowitz, relatif aux contrats de reconstruction en Irak a été rendu public mercredi 10 décembre. Plusieurs parlementaires états-uniens l’ont interprété comme une exclusion des États qui se sont opposés diplomatiquement à l’action de la Coalition en Irak, notamment l’Allemagne, la France et la Russie. Cependant, une analyse plus précise du document montre qu’il n’en est rien : loin de sanctionner un comportement passé, les instructions de Paul Wolfowitz illustrent le divorce en cours entre Washington et ses alliés et marquent une étape de plus dans l’escalade de la tension.

La signification immédiate du mémorandum est de clarifier la position des États-Unis qui, jusqu’à présent, s’efforçaient tant bien que mal de présenter leur intervention en Irak comme une « libération » du pays. Désormais la volonté de prédation économique est publiquement assumée, sinon revendiquée.
En effet, tout en maintenant que la Coalition a « libéré » le pays et qu’il appartient aux Irakiens eux-mêmes de le gouverner et de le reconstruire, Paul Wolfowitz ordonne au Fonds de développement de l’Irak de ne contracter qu’avec des entreprises des États membres de la Coalition. En d’autres termes, ce marché appartient à la puissance militaire occupante, ce qui définit la présence militaire états-unienne comme coloniale au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire purement économique.

Une provocation à l’attention des récalcitrants

Tout au long du bras de fer qui opposa les États-Unis à l’Allemagne, la France et la Fédération de Russie au Conseil de sécurité à propos de l’invasion de l’Irak, le Pentagone et le département d’État avaient conjointement menacé d’exclure les contestataires des marchés de reconstruction. Cependant cette menace n’avait jamais été présentée comme « la » politique de Washington. De nombreux diplomates l’avaient interprétée comme une provocation visant à faire sortir les récalcitrants de leurs gonds pour pouvoir mettre ultérieurement en cause leur désintéressement.

De grands efforts avaient été déployés lors du vote de la résolution 1483 du Conseil de sécurité (22 mai 2003) pour tourner la page et légaliser la situation d’occupation. La conférence de Madrid sur la reconstruction (22-23 octobre 2003) était censée manifester le consensus retrouvé de la communauté internationale, préoccupée de venir en aide au peuple irakien au point d’oublier ses querelles passées.

C’est toute cette construction diplomatique qui s’effondre aujourd’hui sous l’effet de nouveaux éléments. Des parlementaires états-uniens l’ont bien compris, tel le sénateur démocrate Joseph Biden qui a dénoncé ce geste gratuit qui, selon lui, nuit aux intérêts des États-Unis. Il a stigmatisé une mesure visant à favoriser, non pas les entreprises américaines, mais celles qui sont liées à l’administration Bush. Même des représentants républicains comme Christopher Shays et Frank Wolf se sont inquiétés de l’isolement grandissant des États-Unis au moment où, au contraire, ils devraient chercher à internationaliser l’occupation de l’Irak pour se sortir du bourbier. De son côté, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, en a immédiatement tiré ses propres conclusions : il n’est plus question que les Nations Unies se redéploient en Irak.

L’indépendance de la défense européenne

Si ces commentaires sur les conséquences du mémorandum sont pertinents, l’analyse de ses motivations s’éloigne de la réalité. En étudiant la liste des États autorisés à participer à la reconstruction, on observe par exemple que la Turquie y figure, tandis que l’Allemagne en est exclue. Or, pendant la guerre, la Turquie a interdit le transit de l’armée US sur son territoire et fermé son espace aérien désorganisant la stratégie états-unienne et provoquant un surcoût considérable. Au contraire, l’Allemagne avait autorisé l’utilisation des bases états-uniennes installées sur son sol et la traversée de son espace aérien. Objectivement, s’il s’agissait de sanctionner les prises de position de cette période, la liste devrait, à l’inverse, faire figurer l’Allemagne et exclure la Turquie. Mais le mémorandum Wolfowitz sanctionne des développements récents de l’actualité internationale.

Wolfowitz évoque les « futures initiatives » états-uniennes

Certains alliés des États-Unis ont tiré les leçons de l’évolution du régime à Washington. Les conflits qui ont surgi à propos de l’Irak ne manqueront pas de se répéter et de s’amplifier. Paul Wolfowitz évoque d’ailleurs l’avenir en signalant qu’un alignement des pays opposés à l’attaque de l’Irak est souhaitable à l’occasion de futures campagnes : « La limitation de la concurrence pour les contrats principaux encouragera l’extension de la coopération internationale en Irak et dans les futures initiatives. ». Des propos d’une extrême clarté sous la signature du théoricien de la guerre préventive. De même, dans une phrase volontairement ambiguë, Paul Wolfowitz évoque un modèle irakien « pour les pays à suivre ».

Le moment est donc venu, pour ceux qui refusent le bellicisme du régime Bush, de s’affranchir de la protection militaire états-unienne et de garantir l’indépendance de leur défense. C’est pourquoi, l’Allemagne et la France poussent actuellement à la création d’un état-major européen, distinct de celui de l’OTAN. Pour Washington, il ne fait pas de doute qu’une fois cet état-major créé, les Européens qui y participent envisageront de se retirer de l’OTAN, qui s’effondrera alors comme le Pacte de Varsovie. Ce scénario tant redouté avait déjà été évoqué par Paul Wolfowitz, en 1992, qui avait alors préconisé d’empêcher l’édification politique de l’Union européenne.

Les diverses réunions qui se sont tenues à l’OTAN du 1er au 5 décembre avec les ministres de la Défense de l’Alliance, puis ceux des Affaires étrangères ont pris acte du contentieux. De nouvelles lignes de clivage sont apparues. La Turquie par exemple a désapprouvé l’initiative franco-belgo-allemande de création d’un état-major européen autonome, tandis que le Canada n’y voyait pas d’objection. En conséquence, ce pays est lui aussi sanctionné et interdit de marchés irakiens.

Dans ce contexte, le mémorandum Wolfowitz est un avertissement : si l’Allemagne, la France et d’autres encore persistent dans leur politique, ils devront affronter une série de mesures de rétorsion économique dont celle-ci n’est que l’avant-goût.


Liste des pays dont les sociétés sont autorisées par le Pentagone à répondre aux appels d’offre pour la reconstruction de l’Irak

Afghanistan Albanie Angola
Arabie Saoudite Australie Azerbaïdjan
Barhein Bulgarie Colombie
Corée du Sud Costa Rica Danemark
Égypte Émirats Arabes Unis Erythrée
Espagne États-Unis Éthiopie
Georgie Honduras Hongrie
Iles Marshall Iles Salomon Iraq
Italie Japon Jordanie
Kazakhstan Koweït Lettonie
Lituanie Macédoine Maroc
Micronésie Moldavie Mongolie
Nicaragua Norvège Nouvelle Zélande
Oman Ouganda Ouzbékistan
Palaos Panama Pays Bas
Philippines Pologne Portugal
Qatar République Dominicaine République Tchèque
Roumanie Royaume Uni Rwanda
Salvador Singapour Slovaquie
Thaïlande Tonga Turquie
Ukraine    

 Le texte intégral du memorandum de Paul Wolfowitz (traduction : Réseau Voltaire)
 Télécharger le document original incluant la liste des pays autorisés (en anglais) PDF, 260 Ko