D’un George Bush à l’autre

Février 1990, tempête dans le désert irakien. Les troupes américaines pénètrent le pays après un mois de bombardements aériens. Le déchaînement de leur puissance brise l’armée irakienne qui s’éparpille en s’effondrant, Bagdad est nue, sans défense ; au sud, les Chiites se soulèvent contre le régime. George H. W. Bush, Président des Etats-Unis, stoppe l’offensive, sauve le dictateur de Bagdad et, par la même occasion, assène un coup fatal aux rebelles du sud. A Washington, l’éclat du triomphe masque les détails de la victoire.

Toutefois, les cercles néo-conservateurs, d’influence limitée à l’époque, ne partagent pas l’euphorie du moment. Ils se montrent sceptiques et critiquent une politique américaine en mal de ligne idéologique et de repères dans un monde, certes unipolaire, mais dans lequel ils identifient des menaces majeures. Nombreux sont les écrits, émanant de cette mouvance, qui fustigent les décisions de garder Saddam Hussein au pouvoir et d’appeler à une rébellion sans en prendre acte, ruinant ainsi la crédibilité des Etats-Unis.

La gestion " Clintonienne " du dossier irakien n’en déplait pas moins aux néo-conservateurs. Ceux-ci, conséquents avec le jugement général peu flatteur qu’ils ont à son encontre, se montrent particulièrement incisifs quand ils commentent sa politique irakienne. Using Power and Diplomacy To Deal With Rogue States, essai de la Hoover Institution, souligne la défaillance de l’administration démocrate à exercer une politique étrangère combinant diplomatie et force militaire. Expliquant, en se référant à l’ancien secrétaire d’Etat George Shultz, que l’usage de la force est complémentaire à la diplomatie, le document accuse Clinton d’être asservi aux sondages de popularité et de détruire toute la cohérence de la politique étrangère. En rompant les liens entre la force et la diplomatie, Clinton s’est rendu coupable d’une dépréciation de la crédibilité américaine qui a largement profité aux Etats " voyous ", à la tête desquels l’Irak de Saddam Hussein.

Paul Wolfowitz, aujourd’hui sous-secrétaire à la Défense est, parmi ses pairs néo-conservateurs, le plus acerbe à l’encontre de Clinton en ce qui concerne l’Irak. Celui-ci a milité, au cours des années 90, pour le renversement de Saddam et est même allé jusqu’à présenter à la Chambre des Représentants, en septembre 1998, un projet visant à instituer une zone libérée au sud de l’Irak. Ce plan prévoyait la création d’un Etat qui serait placé sous protection américaine et qui, jouissant d’une reconnaissance internationale, attirerait capitaux et armées, dans un processus qui s’apparente à une destitution " à petit feu " de Saddam Hussein.

Depuis la conquête de la Maison blanche par George W. Bush, les voix néo-conservatrices se sont montrées pressantes au sujet de l’Irak. Editoriaux, mémorandums et autres déclarations publiques confortaient l’option d’une invasion du pays, prenant ainsi le relais de cette même revendication exprimée, en interne, par les faucons gravitant autour de Bush. Dans une lettre adressée au Président des Etats-Unis le 23 janvier 2003, les principaux membres du Project for the New American Century l’enjoignent d’attaquer, sans délais, l’Irak. " La destitution de Saddam est la toute première étape de l’installation d’un gouvernement décent en Irak et de la concrétisation de votre vision stratégique pour le Moyen-Orient " déclarent, entre autres, William Kristol, Robert Kagan, Danielle Pletka et Thomas Donnelly.

Les discours de Georges W. Bush datant de l’avant 11 septembre 2001 laissent entendre que celui-ci était prédéterminé à achever le travail laissé incomplet par son père, une décennie plus tôt. L’ambiance dans laquelle baigne le président des Etats-Unis est, comme on le remarque, favorable à ce type d’entreprise. De plus, les différents rapports convergeaient sur le fait que la puissance militaire de l’Irak s’était considérablement étiolée depuis la deuxième guerre du Golfe. Un rapport de la Rand, The Persian Gulf in the Coming Decade : Trends, Threats, and Opportunities (2002), note que la balance militaire est, plus que jamais, favorable aux Etats-Unis dans la région du Golfe. L’étude affirme que le moral de l’armée irakienne est au plus bas, ce qui serait propice aux défections de masse, et que celle-ci arriverait, avec grande peine, à aligner quelques divisions. La stratégie d’invasion à laquelle nous avons assisté, en mars 2003, indique clairement que les Etats-Unis ne tenaient pas, à l’instar de la Rand, l’armée irakienne en haute estime. La suite des événements leur aura donné raison et c’est un Richard Perle jubilant qui, dans un éditorial daté du 2 mai 2003 (Relax, Celebrate Victory ), célèbre la chute de Bagdad en sacralisant la doctrine de préemption qui est à son origine.

La polémique des armes de destruction massive

L’après guerre n’a pas été aussi facile que Richard Perle l’aurait souhaité ! En effet, la polémique sur l’existence d’armes de destruction massive a terni le blitzkrieg américain en faisant vaciller le gouvernement de Bush et surtout celui de son fidèle allié, Tony Blair. Une littérature abondante et enflammée est consacrée à ce sujet par les think tanks conservateurs américains. Y sont démontrées les assertions suivantes :

Le gouvernement des Etats-Unis n’a jamais été le seul à clamer l’existence d’armes de destruction massive dans l’arsenal irakien. Gary Schmitt, dans un article publié le 8 juin 2003 par le Los Angeles Times, affirme que les Nations Unies ont été les premières à conclure à l’existence de ces armes. Quant au gouvernement français, celui-ci l’a reconnu également, notamment par la voix de son Premier-Ministre, Jean-Pierre Raffarin, qui déclarait, en octobre 2002 : " les investigations menées par les Nations Unies après la libération du Koweït ont révélé des programmes nucléaires et biologiques auparavant insoupçonnés ". Ces déclarations, et bien d’autres, montrent, selon une opinion largement partagée par les néo-conservateurs, que les doutes survenus après la " libération " de l’Irak ne relèvent que de la mauvaise foi des gouvernements opposés à la guerre. Robert Kagan va plus loin en les qualifiant, dans A plot to deceive ? (Washington Post ), de " charges absurdes, dépassant toute logique ". Kagan base son argumentaire sur le fait que le gouvernement irakien a maintes fois reconnu sa possession d’armes de destruction massive et que ce fait avait été endossé par les principales agences de renseignement du monde (dont celles de la France et de l’Allemagne).

Toutefois, le fait est qu’aucune trace de ces armes n’a été, à ce jour, découverte et cela constitue une source d’embarras évidente pour les néo-conservateurs qui avancent plusieurs théories à des fins de justification. Celle que l’on rencontre le plus fréquemment voudrait que Saddam, dans une manœuvre stratégique, se soit débarrassé de ses stocks d’armes compromettants et, de surcroît, politiquement inutilisables en cas d’invasion américaine.

Les partisans de cette explication ne manquent pas de souligner que les programmes de production d’armes chimiques et biologiques nécessitent peu d’infrastructures et seraient donc rapidement démantelés. Par ailleurs, ces caractéristiques poussent un certain nombre d’auteurs néo-conservateurs à appeler à la poursuite des recherches en recommandant aux américains de se faire guider par les experts irakiens, seuls à même de retrouver les caches de Saddam Hussein.

La question de la gouvernance d’après guerre

Un sentiment de responsabilité transparaît des déclarations de néo-conservateurs au sujet de l’Irak. Conscients de l’importance de l’enjeu, ils s’évertuent à présenter, ressasser et consolider un argumentaire légitimant, ex-post, l’action américaine dans ce pays. Mais à l’instar de la mémoire, sélective par essence, l’histoire jugera l’Amérique en fonction de l’après guerre, du résultat tangible de son action en Irak. Il est déroutant de constater que les forces américaines ont fait preuve d’un amateurisme insouciant dans leur gestion de l’après invasion. L’explication avancée par certains analystes, et que l’on retrouve dans certains écrits des think tanks, justifie ce flottement par la surprise créée par la vitesse de l’effondrement du régime de Bagdad. Cette hypothèse est fort peu convaincante car, comme nous l’avons déjà démontré, les généraux américains s’attendaient à un tel scénario mais détournaient leurs regards de ce qui sera le bourbier irakien de l’après Saddam.

Une fois hors de leurs chars et avions futuristes, les soldats américains empruntant la rue irakienne ont retrouvé le sens des réalités. L’occupation serait, avant tout, une gestion quotidienne de rapports humains auxquels ils étaient mal préparés.

Du coté des bureaucrates de Washington, l’après-guerre a agi comme une secousse, agitant le petit monde des penseurs néo-conservateurs qui ont réagi tantôt en réaffirmant leurs préceptes, tantôt en les mitigeant et parfois en proposant des voies de sortie. Les leaders d’opinion (qualificatif qu’ils affectionnent particulièrement) ont ainsi dévoilé leurs positions concernant le contrôle de l’Irak, son occupation militaire et les buts poursuivis par les Etats-Unis.

" Laissez l’OTAN agir ", est le mot d’ordre lancé par un chercheur de la RAND, Robert E. Hunter (The perfect army for Irak : NATO). Celui-ci affirme que l’implication de l’OTAN serait à même de légitimer l’occupation de l’Irak et de réduire les coûts, humains et économiques, supportés par les Etats-Unis. L’opposition de certains pays membres de l’Alliance Atlantique à une telle action ne poserait pas, selon lui, de problèmes majeurs, les pays récalcitrants ne cherchant qu’à augmenter le prix de leur participation. Citant l’exemple de l’intervention réussie de l’OTAN en Bosnie, il écarte la possibilité, indésirable, de voir l’ONU prendre la direction des opérations. L’American Enterprise Institute abonde dans le même sens et affirme, par un article de Peter J. Wallison publié le 29 septembre 2003, que l’ONU s’est disqualifiée pour la gestion de l’Irak en retirant son personnel suite à l’attentat qui a touché son quartier général. " L’ONU a déjà fait la déclaration qu’attendaient les terroristes, elle a admis qu’elle pouvait être intimidée et manipulée par la peur ". Cela ne fait que la rendre plus attrayante aux forces de la terreur et, par conséquent, inapte à diriger le pays. Cette opinion est largement partagée par les néo-conservateurs qui se montrent ouvertement hostiles à une consolidation du rôle de l’ONU en Irak. To Build a Stable Iraq, Empower Iraqis, Not the UN (7 octobre 2003), introduit de nouveaux arguments en défaveur de l’ONU. Cet éditorial de l’Heritage doute du fait qu’un engagement des Nations Unies soit porteur de stabilité car il impliquerait la recherche constante du plus petit dénominateur commun au sein du Conseil de Sécurité. Cela hypothéquerait les projets de stabilité à long terme de l’Irak et minerait les efforts pour unifier les autorités de transition.

D’une manière générale, les néo-conservateurs semblent vouloir minimiser l’implication de l’ONU dans le processus de reconstruction politique de l’Irak, lui laissant un rôle d’assistance humanitaire, plus en phase avec sa vocation première. Par contre, ils n’objecteraient pas d’élargir la coalition dirigée par les Etats-Unis à d’autres membres qui viendraient asseoir sa légitimité internationale. Dans les faits, la politique américaine a récemment fait preuve d’un multilatéralisme mesuré commente Karl Zinsmeister, de l’AEI, dans son article "Its Time for New Allies" (Chicago Tribune , 28 octobre 2003). L’éditorialiste rappelle le soutien des Etats-Unis à la résolution du Conseil de Sécurité sur l’Irak et leur appel à la tenue de la conférence de Madrid durant laquelle l’Amérique a offert 20 milliards de dollars en donation au peuple irakien. Toutefois, révèle cet auteur, la réponse des Etats européens n’aurait pas été à la hauteur des efforts consentis par les Etats-Unis. L’Union Européenne s’est contentée de maigres donations, à l’instar de celles qu’elle avait accordées à l’Afghanistan qui, pourtant, ne soulevait aucune controverse. " Nos alliés, qui ont été si heureux de voir l’Amérique effectuer la tâche ingrate de débusquer les islamistes de leurs grottes n’ont même pas honoré leurs plus modestes promesses de support financier ".

Dans une approche plus concrète Thomas Donnelly, de l’AEI, exclut un à un les alliés potentiels des Etats-Unis dans leur campagne d’Irak. Ainsi l’Allemagne serait incapable de fournir une assistance militaire même si elle en manifestait la volonté politique, car la Bundeswehr est inapte à mener des opérations d’envergure à l’étranger. L’Inde, sur laquelle l’administration Bush a placé de grands espoirs, est paralysée par ses problèmes internes alors qu’une intervention turque mettrait le feu à la poudrière kurde. En somme, résume Donnelly, les problèmes qu’implique la recherche d’alliés surpassent les avantages que ceux-ci apporteraient par leur contribution armée à la pacification de l’Irak.

Quelle armée pour quelle occupation ?

Le 1er mai 2003, date officielle de la fin de la guerre, marque l’ouverture des hostilités dans un autre contexte, celui d’un champ de bataille ombrageux n’obéissant à aucune prédétermination. Les forces américaines se retrouvent donc face à une nouvelle mission, qui est celle de minimiser leurs pertes, en attendant qu’un objectif leur soit clairement défini. Car le coût de ces pertes est insoutenable, et le sera encore plus dans quelques mois, quand l’Amérique sera dans le sillage de son échéance présidentielle.

America’s Role in Nation-Building : from Germany to Iraq, est un document récemment publié par la RAND qui tente de dégager les déterminants d’une pacification réussie en comparant des données militaires, sociales et économiques des périodes qui suivent les interventions américaines en Allemagne, au Japon et, plus récemment, en Bosnie, à Haïti et au Kosovo. Ses conclusions affirment que l’on assiste, dans la majorité des cas étudiés, à une présence américaine inscrite dans la durée (plus de cinq ans) et que la mise au pied d’une force de police nécessite, au moins, un an de préparation. " Notre expérience passée suggère qu’une présence durable des forces américaines ne garantit par le succès, mais que son départ anticipé précipite l’échec ". Cette antienne, reprise tout au long de l’étude, rappelle que l’US Army est toujours présente en Allemagne et au Japon, quelque soixante ans après la fin de la deuxième guerre mondiale. Le rapport établi une corrélation négative entre le nombre de soldats tués après la fin des hostilités et l’importance, en nombre d’hommes, de la force d’occupation américaine. Il est à noter que l’intervention militaire du Kosovo est considérée comme un cas d’école d’une occupation " réussie " par les écrits néo-conservateurs car les Américains y ont exercé le commandement effectif par le biais de deux personnalités européennes, à savoir le représentant personnel du Secrétaire général de l’ONU et le commandant de l’OTAN, en ne participant qu’à hauteur de 16% aux coûts de la reconstruction et aux effectifs des forces internationales.

Selon une opinion communément admise par les analystes militaires et partagée par les néo-conservateurs, l’augmentation des troupes américaines serait une condition nécessaire, mais non suffisante, à l’instauration d’un climat de sécurité en Irak. En effet, la pacification de ce pays de 437000 km2 dépend de plusieurs facteurs mais qui ne sont pas tous du ressort de la politique américaine. Donc les Etats-Unis doivent manier les leviers qui sont à leur portée en déployant plus de forces expérimentées sur le terrain, en accélérant le transfert d’autorité à l’armée irakienne nouvellement reconstituée, en injectant des fonds dans les secteurs vitaux et l’infrastructure, pour apaiser la grogne populaire et, enfin, en utilisant des organisations supranationales pour élargir la coalition des " volontaires ".

Ces revendications ne font pas l’unanimité au sein de la mouvance néo-conservatrice dont certains des tenants restent hostiles à l’envoi de troupes américaines supplémentaires sur le terrain. Donald Rumsfeld, architecte de la transformation des armées qui privilégie la haute technologie par rapport à l’importance de l’effectif, en fait partie. Thomas Donnelly, dans son pamphlet intitulé "Secretary of Stubbornness" (15 septembre 2003, The weekly Standard ), décrit Rumsfeld comme un personnage rigide et limité par sa conception de l’armée moderne et note que ses programmes d’armement " ont facilité la prise de Bagdad, mais s’avèrent beaucoup moins utiles pour la sécuriser ". Donnelly conclut en affirmant que la création de l’armée de l’avenir reste secondaire tant qu’il reste, au présent, des guerres à gagner.

Eviter le bourbier

Face à la détérioration de la situation militaire en Irak et dans un contexte de début de campagne présidentielle aux Etats-Unis, George Bush semble pressé de stopper la saignée irakienne et d’éloigner ainsi cette question de l’attention des médias. Sa récente déclaration publique annonçant un désengagement accéléré de ses forces en vue d’une transmission du pouvoir aux irakiens tire, encore une fois, son inspiration des néo-conservateurs qui, du reste, ne sont pas les seuls à soutenir une telle décision.

Dans sa seconde déclaration sur l’Irak d’après guerre, signée comme de coutume par une pléthore de personnalités dont Martin Indyk, ancien sous-secrétaire d’Etat, et Danielle Pletka, ancienne haut-responsable du Département d’Etat, le PNAC exhorte, dès les premières phases du conflit, le gouvernement à transférer la gestion du pays aux irakiens dans les meilleurs délais. La déclaration insiste que " compte tenu de la capacité et de l’expertise de l’OTAN, celui-ci devrait être intégralement impliqué et cela dès que possible dans l’effort d’après guerre ". Pletka, elle, se fait l’avocate d’un Irak unifié dans lequel les tensions inter-éthniques seraient maîtrisées. La division du pays enclencherait, selon cette diplomate experte du monde arabe, une spirale de violence qui serait impossible à maîtriser. Les Etats-Unis doivent donc être prudents vis à vis des Kurdes et leur accorder une autonomie régionale qui ne menace pas l’intégrité de l’Irak (Jerusalem Post , 17 octobre 2002).

L’Heritage Foundation nous livre, quant à elle, une analyse détaillée de la situation en Irak et des mesures que doit prendre le gouvernement pour éviter l’enlisement. To Build a Stable Iraq, Empower Iraqis, Not the UN, publié le 7 octobre 2003, décrit une résistance irakienne composée " de trois sources différentes : les résidus du régime de Saddam et leurs fidèles, concentrés au centre de l’Irak, les radicaux islamistes, parmi lesquels un nombre croissant d’étrangers, et enfin, les réseaux criminels organisés ". Les sources de renseignement US estiment le nombre de combattants non-irakiens à quelques milliers et tiennent l’Iran et la Syrie comme responsables de ce flux qui, s’il prenait de l’ampleur, pourrait transformer l’Irak en sanctuaire pour les forces anti-américaines. Aussi, et selon ce même rapport, le transfert de l’autorité devrait se conclure avec des dirigeants irakiens, représentatifs et élus, qui déchargeraient les forces américaines progressivement des missions de maintien de sécurité. Cet objectif est incompatible avec l’envoi de troupes supplémentaires, que réclament pourtant d’autres néo-conservateurs. L’article de l’Heritage le souligne et apporte son soutien au secrétaire de la Défense qui déclarait, le 11 septembre 2003 : " nous ne voulons pas augmenter l’effectif de nos troupes car cela créerait une dépendance aux irakiens et nous contraindrait à rester longtemps dans ce pays ". L’ambassadeur Bremer, gouverneur civil de l’Irak, fait écho à Rumsfeld et déclare, le 25 août 2003, " ce n’est pas une question d’effectif. C’est une question d’efficacité de renseignements et d’engagement de plus d’irakiens à nos côtés ". Pour en revenir au rapport, celui-ci impute à la coalition d’avoir créé un vide de pouvoir en commettant la grave erreur de dissoudre les forces armées irakiennes, permettant ainsi l’émergence de tous genres de groupuscules terroristes. La première action qu’il recommande aux autorités d’occupation est celle d’organiser des élections sur la base d’une nouvelle constitution avant l’automne 2004. La réorganisation de l’appareil sécuritaire de l’Etat devra se faire d’une manière simultanée et être accompagnée d’un redéploiement des forces de la coalition. La surveillance des frontières, tâche à grands enjeux, devra être particulièrement renforcée avec la Syrie et l’Iran qui encouragent le départ au jihad. Enfin, le document préconise un commandement militaire unifié sous la houlette des Etats-Unis pour les forces alliées alors qu’il confine l’ONU dans un rôle passif de supervision des élections et de coordination des efforts humanitaires et de reconstruction.

Ces mesures apparaissent comme nécessaires à la stabilisation de la situation sécuritaire en Irak. Elles sont capables de garantir un retour tout relatif au calme, des progrès assez visibles pour désintéresser les médias du pays mais pas assez solides pour rassurer un peuple qui a, certes perdu un tyran, mais qui reste tout de même orphelin. Un observateur averti serait en droit de s’interroger sur la nature des objectifs des néo-conservateurs et, par extension, de ceux du gouvernement américain. S’agirait-il d’éradiquer le régime baasiste ? ou bien d’installer une démocratie occidentale en orient ? Peut-être faudrait-il se préparer à intimider la Syrie, l’Iran, ou bien tout simplement sécuriser les facilités pétrolières ?

Les derniers développements, consécutifs à la convocation de Paul Bremer début novembre à Washington, vont dans le sens d’un désengagement progressif dans le cadre d’une présence sans limites. Cette contradiction montre bien la difficulté d’effectuer des choix cohérents, surtout à l’approche des élections présidentielles.

De la construction démocratique au désengagement mesuré

Richard Perle publie, le 11 août 2003, ses leçons de la guerre d’Irak à l’American Enterprise Institute. Parmi elles, nous retenons trois idées. La première à trait aux forces armées qui ont prouvé leur capacité à agir avec indépendance et qui ont largement bénéficié de la précision technologique introduite par leur transformation. La deuxième érige en règle le fait que les peuples opprimés ne défendent pas leurs dictateurs alors que la troisième affirme la nécessité pour les Etats-Unis de démocratiser le monde arabe. Cette dernière allégation est reprise par la plupart des écrits des néo-conservateurs même si elle ne fait pas l’unanimité. Elle résulte avant tout d’un sentiment selon lequel les Etats tyranniques favorisent un radicalisme populaire anti-occidental par la répression qu’ils exercent. Le cautionnement des tyrans n’est plus de mise (à quelques exceptions près), le containment des volontés populaires ayant montré ses conséquences perverses. En élevant le terrorisme international au rang d’ennemi numéro un, les Etats-Unis se sont engagés à le combattre jusqu’au bout, c’est-à-dire à éradiquer ses multiples appuis mais aussi ses raisons d’être.

Le rapport de la RAND sur le rôle américain dans la construction de nations (déjà cité) démontre, chiffres à l’appui, l’importance de l’aide extérieure dans le rétablissement économique d’une nation en cours de réinsertion. Ce processus est ainsi perçu comme une composante essentielle du rétablissement d’un pays qui reste toutefois largement dépendant de la réforme des structures politiques qui y est entreprise. " La propagation de la démocratie en Amérique Latine, en Asie et dans certaines parties de l’Afrique suggère que cette forme de gouvernement n’est pas propre à la culture occidentale. La démocratie peut, en effet, prendre racine sur tous les terrains " affirme la RAND qui, néanmoins, met en garde contre toute précipitation dans l’organisation d’élections. Les autres cas d’occupations examinés par l’étude montrent que les consultations populaires y ont été organisées de sept à vingt huit mois après la fin de l’action militaire. En outre, il apparaît que les élections locales précèdent, en grande majorité, les votes à l’échelle nationale. Le document conclut que la construction d’une nation irakienne mettra probablement cinq ans à se concrétiser et que le seul moyen de garantir son succès consiste à s’assurer de la non-belligérance des pays qui lui sont voisins.

Dans son commentaire d’un discours ("Establishing order in Iraq", 18 juin 2003) prononcé par le sénateur républicain du Texas, John Cornyn, l’AEI retranscrit un argumentaire en faveur d’une occupation " civilisatrice " de l’Irak. " Nous ne devons entretenir aucune illusion : la présente occupation ne sera pas, et ne devra pas être brève…les Etats-Unis doivent s’assurer qu’un brutal dictateur ne sera pas remplacé par un autre, ou que l’Irak ne deviendra pas une théocratie où la liberté de culte et les droits de la femme seraient mis au ban ." Le sénateur Cornyn se prononce en faveur de l’émergence d’un gouvernement irakien légitime capable d’adopter une politique économique ambitieuse. Après avoir énuméré les atouts économiques du pays, à savoir le pétrole, les ressources hydrauliques, l’abondance de terres arables et les compétences humaines des irakiens, Cornyn fait part de sa croyance que les réformes ressusciteront l’Irak d’antan, terre de culture et de civilisation.

Dans un article du 23 mars 2003 ("Power & duty : U.S. action is crucial to maintaining world order", Los Angeles Times ), Gary Schmitt, du PNAC, n’attend pas la fin de l’invasion américaine pour en déceler les bienfaits sur le Moyen-Orient. " La décision du Président de renverser Hussein et son engagement en faveur de la création d’un Irak viable et démocratique à déjà conduit à des évolutions positives dans la région. En Iran, les modérés sont encouragés par la possibilité d’un Irak démocratique et poussent à la réforme de l’Etat. En Arabie Saoudite (…) la famille royale a entrepris, pour la première fois, des délibérations sérieuses avec les réformateurs sur la démocratisation du pays. Dans les territoires palestiniens, Yasser Arafat a transféré, à contre cœur, beaucoup de son autorité à un nouveau premier-ministre. En Egypte, le gouvernement vient de libérer l’activiste des droits de l’homme le plus éminent ."

Certains néo-conservateurs ne sont, toutefois, pas capables de se couper des réalités politiques au nom d’une frénésie démocratique à toute épreuve. Dans un essai (Democracy as a new international norm) publié par la Hoover Institution, Michael McFaul fait part de sa crainte de voir George Bush, empêtré dans ses difficultés, muter sa doctrine de liberté en une doctrine de stabilité, se désengagent ainsi de l’Irak avant les élections présidentielles de novembre 2004. Cette éventualité concorde avec les vues de James A. Phillips qui, dans un mémorandum de l’Heritage (Democracy, federalism, and realism in postwar Iraq), met en garde l’administration Bush, dès les premiers jours de l’après guerre, contre la démesure de certaines ambitions. Celle-ci " devrait garder en mémoire que le dessein original de la guerre était de désarmer l’Irak et de protéger les Américains, et non pas d’implanter la démocratie. (…) L’administration doit éviter de s’embarquer dans une croisade néo-Wilsonienne qui vise à démocratiser le monde . " Les Etats-Unis devraient plutôt encourager le Conseil National Irakien, démocratique et pro-occidental, à assumer des responsabilités étatiques. Washington l’assisterait dans ce rôle mais ne devrait pas dépasser ce stade d’implication selon cet article qui professe des points de vue similaires à ceux de Donald Rumsfeld.

Ainsi un désengagement américain demeure acceptable pour certains néo-conservateurs qui insistent, toutefois, à vouloir maximiser les chances d’assister à l’avènement d’un Irak empruntant la voie de la démocratie. Car l’enjeu dépasse le pays lui-même, et s’étend à l’ensemble du Moyen-Orient, situé au cœur de la menace qui pèse sur l’Empire.

Source : Groupe de prospective du Sénat français