Depuis huit mois, la France est en proie à un vif débat « à propos » du voile islamique. Nous écrivons « à propos » parce que le voile n’est ici qu’un artifice qui masque des problèmes de fond et tente de les maintenir dans l’ordre du non-dit. C’est aussi un prétexte changeant puisque l’on l’évoqua d’abord au sujet des photos d’identité, puis de l’école et des entreprises, avant d’aborder les signes politiques et les marques commerciales, en passant par la liberté des femmes, voire la modification des jours féries.

Tout débat « à propos » du voile islamique se doit de commencer par une définition de la laïcité, dont chacun se réclame pour mieux stigmatiser ses adversaires.
Rappelons donc que la laïcité est un mode d’organisation sociale où la Loi est le fruit d’un débat raisonné d’où sont exclues les convictions particulières. Ce système garantit à chacun la liberté de conscience (ce qui inclut le droit à l’apostat et au blasphème) et à tous la paix civile.
Par un détournement sémantique, le terme de laïcité, qui implique une obligation de réserve pour les fonctionnaires, est employé à tort ppour imposer des obligations identiques aux élèves. Pourtant, la question du port d’insignes particuliers par ceux-ci relève uniquement des choix pédagogiques des enseignants (l’éventuelle « sacralisation » de l’espace éducatif) et de l’exercice de leur autorité.

Pour comprendre la fonction politique du débat actuel, il faut en analyser la genèse et le rôle central qu’y joue un politicien médiatique.

Le 19 avril 2003, « Le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy a délibérément relancé un débat hautement polémique en abordant la question du foulard islamique samedi au rassemblement annuel de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) au Bourget », rapporte l’AFP [1]. Ce débat, qui avait défrayé la chronique à la fin des années 80 semblait en effet clos, comme le montre l’étude quantitative des dépêches d’agence sur ce thème (cf. notre graphique).
Pour fabriquer la querelle, le ministre se rend au congrès de la plus importante fédération musulmane, laquelle ne réalise pas l’étrangeté de la situation et se pense honorée de tant de sollicitude. Prenant la parole avec paternalisme, le ministre se félicite de la création à son initiative d’un Conseil représentatif des musulmans de France. Là encore, nul ne s’étonne plus de cette ingérence de l’État dans le domaine religieux, dans la pure tradition napoléonienne et en totale contradiction avec les principes républicains [2]. Le ministre évoque alors la réglementation des photos d’identité pour marteler qu’il ne saurait en aucun cas autoriser le port du voile dans les documents anthropométriques. Cette question n’ayant aucune raison d’être abordée puisqu’aucun cas de litige administratif sur ce sujet n’est récemment répertorié, la déclaration se pose comme une provocation apparemment inutile. Une partie de la salle, piquée au vif, ne peut s’empêcher de siffler devant les caméras de télévision qui avaient été convoquées en nombre en prévision de cette réaction. Le conflit est engagé médiatiquement et pour ceux qui le perçoivent uniquement à travers un bref extrait télévisé, il semble avoir été engagé par des musulmans revendicatifs contre un membre du gouvernement venu leur rendre visite « en ami ».

Cette initiative de Nicolas Sarkozy intervient un mois après le veto opposé par la France aux États-Unis au Conseil de sécurité de l’Onu. Elle peut être interprétée comme une volonté d’importer la stratégie états-unienne du « clash des civilisations ». Le ministre de l’Intérieur fait ainsi d’une pierre deux coups : atlantiste fidèle opposé au veto français, il met indirectement en cause la politique proche-orientale de la France ; en rivalité permanente avec Jacques Chirac, déjà accusé aux États-Unis d’antisémitisme, il le harcèle sur une nouvelle question religieuse en le mettant en demeure de prendre ses distances avec les musulmans.

Au sein même de parti du président de la République, l’UMP, le président de l’Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, met en place une mission d’information sur le port des signes religieux à l’école. Il y reprend une rhétorique classiquement tenue par les ultras du parti gaulliste et qui n’est pas sans rappeler celle de son père, Michel Debré, lors de la crise algérienne. À cette époque, faisant fi des principes républicains dont elle se réclame, la France distinguait dans ses départements d’Algérie deux collèges électoraux : les Français et les Musulmans.

Pour se dégager de cette situation, Jacques Chirac met en place une commission indépendante dont il confie la présidence à un démocrate-chrétien, Bernard Stasi. Mais, loin de poser le problème philosophico-politique de fond, cette commission se contente d’une approche gestionnaire des conflits survenus dans les services publics. Au lieu de redéfinir des principes consensuels, elle émet une série de propositions réglementaires qui ouvrent une multiplicité de polémiques techniques.

Le débat artificiellement provoqué par Nicolas Sarkozy s’enfle d’autant plus que la question de l’interdiction du voile islamique sert à beaucoup de prétexte habile pour signifier symboliquement le rejet des Français musulmans hors de l’espace public. Le théologien Tariq Ramadan, qui met en garde ses coreligionnaires contre le réflexe du repli communautaire et les incite à s’engager en politique, devient alors la cible des personnalités atlantistes. Il est accusé d’antisémitisme avant d’être mis en cause indirectement et rendu responsable des opinions de son père et de son frère. Un débat est organisé par la chaîne de télévision publique France 2 entre Nicolas Sarkozy et Tariq Ramadan. Au cours de celui-ci, le ministre de l’Intérieur somme son interlocuteur de dénoncer publiquement sa famille. Le message est clair : dans la stratégie états-unienne du « clash des civilisations », ce qui est demandé aux musulmans européens, ce n’est pas d’adapter leurs pratiques religieuses aux sociétés occidentales, c’est de rompre avec les populations du Proche-Orient. Mais en jouant la carte états-unienne pour satisfaire ses ambitions personnelles, Nicolas Sarkozy réveille les vieux démons de l’intolérance.









Dossier sur le voile :
Les documents de référence sont intégralement consultables sur
reseauvoltaire.net/voile.html


 Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État
 Arrêt du Conseil d’État sur les signes religieux à l’école (27 novembre 1989)
 Rapport du Commissariat général du Plan et de l’Institut universitaire de Florence, Chaire Jean Monnet d’études européennes : « Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne » (novembre 2000)
 Rapport du Haut Conseil à l’intégration : « Islam dans la République » (novembre 2000)
 Rapport de Régis Debray L’Enseignement du fait religieux dans l’École laïque (février 2002)
 Composition de la Mission d’information de l’Assemblée nationale sur les signes religieux à l’école (27 mai 2003)
 Rapport de François Baroin Pour une nouvelle laïcité (Club Dialogue & Initiative)
(juin 2003)
 Installation de la Commission de réflexion sur la laïcité par le président Chirac (3 juillet 2003)
 Le port du foulard islamique à l’école - Étude de législation comparée en Europe (Sénat français) (novembre 2003)
 La Laïcité par Jean-Michel Baylet (18 novembre 2003)
 La Laïcité aujourd’hui - Rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (décembre 2003)
 Rapport de la Mission d’information de l’Assemblée nationale sur la question du port des signes religieux à l’école (12 décembre 2003)
 Auditions de la Mission d’information de l’Assemblée nationale sur la question du port des signes religieux à l’école (12 décembre 2003)
 Rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (11 décembre 2003)
 Discours de Jacques Chirac relatif au respect du principe de la laïcité dans la République (17 décembre 2003)
 Discours de Mgr Jean-Pierre Ricard après l’annonce d’une loi sur la laïcité (18 décembre 2003)
 Déclarations de cheik Mohamed Sayed Tantawi et Nicolas Sarkozy (30 décembre 2003)
 Communiqué du Conseil européen de la fatwa et de la recherche sur la question du foulard islamique en France (3 janvier 2004)

[1« Nicolas Sarkozy relance le débat sur le foulard islamique », par Martine Nouaille, AFP, 20 avril 2003, 14h37 GMT.

[2Le projet de création de ce Conseil s’inspire de l’organisation du culte israélite par Napoléon Ier. Il a été mené successivement par quatre ministres de l’Intérieur : Charles Pasqua, Jean-Pierre Chevènement, Daniel Vaillant et Nicolas Sarkozy. L’État aime à se fabriquer des interlocuteurs.