(extrait du procès-verbal de la séance du 15 juillet 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Vous êtes secrétaire général de l’administration scolaire, membre du cabinet du ministre délégué à l’enseignement scolaire, chargé des établissements privés, des langues régionales et de la relation école et religion.

Il s’agit pour nous de déterminer s’il faut légiférer sur le problème du port de signes religieux à l’école et je me suis laissé dire - mais vous nous direz si cela est vrai - que vous n’êtes pas hostile à la présence, dans un établissement scolaire, de jeunes femmes voilées. Est-ce exact ?

Si vous êtes pour, si cela ne vous choque pas, dites-nous pourquoi. Si cela vous choque, dites-nous également pourquoi. Par ailleurs, la réglementation et la jurisprudence du Conseil d’Etat vous paraissent-elles être suffisantes ? Pensez-vous au contraire qu’il faut une loi et si oui, quelle loi ?

Vous pourrez nous préciser, à titre d’information, si beaucoup d’établissements religieux se constituent en France, puisque j’ai vu récemment qu’un lycée musulman allait ouvrir ses portes très prochainement dans le Nord de la France, mais peut-être y a-t-il d’autres établissements ?

M. Roland JOUVE : J’avais prévu un exposé liminaire plus général sur la question dont j’ai la charge.

M. le Président : Vous pouvez nous le faire parvenir par écrit, mais il serait intéressant de répondre à nos questions et surtout à la question essentielle que nous nous posons.

M. Roland JOUVE : Je ne crois pas pouvoir personnellement répondre à la question de savoir s’il faut interdire ou non le port d’un signe religieux dans les établissements scolaires. Je crois qu’il faut partir de la signification du port d’un signe religieux dans un établissement scolaire.

Traditionnellement, nous avons une vieille pratique de liberté en matière de port de signes religieux, que ce soit la croix, la kippa ou autres signes quels qu’ils soient. Il est vrai que port du foulard islamique a donné une actualité tout à fait particulière à la question du port d’un signe religieux.

Est-on pour ou contre le port du foulard islamique ? Le Conseil d’Etat essaie d’éviter une interdiction générale et absolue de tout port de signe religieux, car il est vrai que l’on a une multiplicité de ports de signes religieux, éventuellement de ports d’insignes philosophiques ou d’ordre politique qu’il est extrêmement complexe de détailler, de cataloguer et sur lesquels il est très difficile de se prononcer.

Le port d’un signe religieux en lui-même illustre une appartenance personnelle, l’expression d’une liberté individuelle. Personnellement, je trouve qu’il est important de souligner cet élément. En quoi pourrait-on être choqué et en quoi pourrait-on penser que le port d’un signe religieux tel que le voile islamique pourrait être de nature à perturber la relation normale d’enseignement qui doit s’établir dans une classe, la relation normale de l’élève au professeur, la relation normale de l’élève à l’élève ? En quoi le port du voile islamique ou d’un signe religieux pourrait-il perturber cette relation ?

Il faut savoir pourquoi cela a posé problème.

Dans l’avis du conseil d’Etat, la jurisprudence et la pratique administrative qui en ont résulté, ce qui a été mal perçu par les personnels sur le terrain, c’est l’impression qu’on les laissait se débrouiller tout seuls en leur disant d’appliquer un avis qui est ce qu’il est, sans interdiction générale et absolue, avec une interdiction lorsque le port d’un signe religieux - en particulier le voile - s’accompagne d’atteintes à laïcité, lorsque le port du voile s’accompagne de comportements délictueux, en infraction avec les règles de la laïcité.

Ce sentiment d’abandon a posé problème depuis l’origine. Il a entraîné parfois des réactions dont on peut s’étonner car certaines ont abouti à demander le retrait pur et simple de tout signe religieux, qu’il soit ostentatoire ou pas. C’est finalement par rapport à cela qu’il faudrait peut-être se prononcer.

Y a-t-il une possibilité d’appliquer actuellement l’avis du Conseil d’Etat, la jurisprudence qui en est résultée, dans un sens permettant le respect de la laïcité ? La vraie question est là.

Faut-il légiférer ou non ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Quels problèmes avons-nous pu constater dans ce nouveau contexte ? Premièrement un sentiment d’isolement, d’absence de soutien des chefs d’établissement et des enseignants, deuxièmement une méconnaissance, souvent, ou une difficulté de connaissance des principes de laïcité, des procédures à appliquer et des grands principes et, troisièmement, nous avons très souvent pu remarquer une perte de sens des valeurs laïques.

Ces trois phénomènes nous paraissent fondamentaux pour avoir une véritable réponse laïque à la question du port d’un signe religieux à l’école. Et c’est sur ces trois aspects que nous avons souhaité commencer à travailler.

Tout d’abord, la crainte était d’instaurer une différence des droits, en se réclamant du droit à la différence. Le risque était de rompre un des grands principes de la laïcité selon lequel les individus ont tous les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Par rapport à ces questions, nous avons tout d’abord essayé, en l’absence de texte législatif nouveau - et dans le cadre de la réglementation et de la législation en vigueur -, d’améliorer le soutien des personnels qui, sur le terrain, nous paraît tout à fait essentiel.

Il y a, en effet, des difficultés liées à la rupture de la laïcité, lorsque certaines pratiques se développent, non seulement celle du port du voile mais aussi la remise en question de certains principes laïques comme le principe de non-discrimination, le principe d’assiduité (refus de participer à certains cours) le principe de neutralité par rapport aux religions, par exemple la demande dans les cantines scolaires de la mise en place de certaines nourritures ou la prise en compte de temps de prière au moment de certaines fêtes religieuses. Par rapport à tout cela, il est vrai que les acteurs du terrain, enseignants et chefs d’établissement, nous ont paru tout à fait dépourvus et isolés.

Nous avons donc souhaité structurer l’action du ministère pour entourer ces personnes, en créant une cellule nationale - une cellule de veille - qui, mise en place auprès de la direction de l’enseignement scolaire, permet d’apporter une expertise, de mutualiser les pratiques et de développer les formations.

M. le Président : Votre raisonnement consistant à dire : « Le port du foulard à l’école ne pose pas de problème et ne devrait pas en poser » ne correspond donc pas à la réalité. Il y a bien un problème.

Le milieu enseignant considère bien que le fait d’avoir dans une classe une élève qui porte un foulard, ne facilite pas la relation enseignant/élève, contrairement à ce que vous dites.

M. Roland JOUVE : Je n’ai pas dit que cela facilitait la relation enseignant/élève. Si j’ai pu le laisser penser, loin de moi cette idée. Par rapport au port habituel d’un signe religieux, le port du foulard islamique pose effectivement des problèmes nouveaux.

M. le Président : Pour vous - sans prendre position sur la nature du signe - le fait d’avoir dans une classe de 20 ou 25 élèves, 1 ou 2 jeunes femmes voilées, est-il de même nature que d’avoir un enfant avec une croix de David ou une autre croix sous sa chemise ? Par ailleurs, pour vous, le port d’un voile à l’école est-il forcément l’expression d’un signe religieux ?

M. Roland JOUVE : Quand on est dans une classe, d’un point de vue ne serait-ce que culturel, le fait d’avoir un voile est une rupture par rapport...

M. le Président : Pédagogique ?

M. Roland JOUVE : Je ne sais pas si c’est pédagogique. Le port du voile en lui-même, lorsqu’il se limite au port du voile et que l’ensemble de l’intégration de l’élève dans la classe est bonne, c’est-à-dire quand l’élève suit correctement les cours et n’exige aucun droit particulier pour sa pratique religieuse, ne constitue pas en soi une rupture. C’est bien le sens de la jurisprudence du Conseil d’Etat. Mais, il est vrai que le fait d’avoir un voile par rapport à d’autres signes religieux moins visibles, pose problème par rapport à la pratique que l’on a en classe.

M. le Président : Dans une classe, les enseignements sont différents. On peut passer de l’enseignement du français, du calcul, à l’enseignement physique. Le fait que tous les jeunes soient en short et en polo ou tee-shirt, et qu’il y ait au milieu de ces jeunes qui font de la course à pied ou montent à la corde, une jeune femme voilée, ne pose-t-il pas un problème vis-à-vis de la communauté de classe et l’intégration de cette jeune fille à l’école ?

M. Roland JOUVE : Il est évident que dans ce contexte, le fait d’avoir une jeune fille voilée, avec tous les problèmes que cela peut poser, notamment en termes de sécurité, n’est pas un facteur favorable à l’émergence d’une communauté...

M. le Président : A tout le moins ! Permettez-moi de dire que je suis extrêmement choqué personnellement que l’on puisse dire dans un établissement laïque d’Etat que le fait d’avoir au cours d’une séance de gymnastique, une jeune fille voilée, ne rend pas impossible toute pédagogie collective. Cela rend impossible toute pédagogie collective car le port du voile n’est pas une expression forcément religieuse mais celle d’une volonté de ne pas s’intégrer. Or, une classe est une communauté. Jamais je ne parle de ma position dans ce domaine, mais je suis frappé que quelqu’un appartenant au ministère de l’éducation nationale ose dire - mais vous avez raison de le dire si c’est votre conviction - que le fait d’avoir dans une classe des jeunes filles voilées n’empêche pas la pédagogie.

M. Roland JOUVE : Il serait plus simple de dire : Non, la solution est qu’il n’y ait plus de voile ».

Bien sûr, on ne voit pas comment une jeune fille voilée pourrait participer à un cours d’éducation physique. Dans un tel cas, il existe des préceptes et des règles qui nous permettent tout à fait d’imposer que cette jeune fille soit vêtue de la même façon que les autres élèves. Mais on peut également imaginer que, parfois, les situations peuvent être complexes. Est-il possible d’endiguer le phénomène du voile autrement que par le recours à une loi ?

M. Hervé MARITON : Comme l’indiquait M. Jouve, pendant de nombreuses années, sur la base d’une tradition assez bien établie, certains signes partiellement attentatoires à la neutralité et à la laïcité étaient portés et tolérés, sans que cela crée de difficultés majeures, et il me semble qu’il y a là une finesse dont nous ne pouvons pas nous dispenser. Nous sommes passés d’une tolérance - qui allait sans doute au-delà d’une interprétation stricte de la laïcité mais dont personne ne s’offusquait - à une situation d’une autre nature sur des faits précis.

M. le Président : Pour un jeune enfant, une jeune fille ou un jeune garçon, porter une croix ou une croix de David pouvait être l’affirmation d’une appartenance religieuse. Mais on est dans une situation différente. De plus en plus, ces jeunes filles qui viennent en classe voilées ne le font pas pour affirmer une option religieuse mais pour exprimer un refus d’intégration. Je crois que nous avons tort de prendre cela sous l’aspect uniquement religieux. Si ce n’était que l’affirmation d’un signe religieux, on pourrait se dire : c’est un signe plus voyant qu’un autre, mais l’Etat laïque et l’école laïque autorisent tous les signes religieux ou aucun. Là, c’est différent. A cet égard, un certain nombre de nos auditions sont intéressantes ; elles nous disent : « Attention, il y a une confusion. Ces jeunes femmes qui viennent voilées viennent pour exprimer ce qu’un groupe veut qu’elles expriment, c’est-à-dire le refus de l’intégration et de notre système politique, économique et social ». C’est l’affirmation du communautarisme. Or, vous ne le prenez que sous l’angle religieux.

M. Roland JOUVE : Non ! Il existe plusieurs aspects : l’aspect du voile qui peut être considéré comme un signe religieux qui existait dans le passé, et, par ailleurs effectivement, l’aspect d’affirmation communautariste, et nous voyons très bien que le port du voile aujourd’hui, quand il est l’expression d’une affirmation communautariste, est complété par une série d’autres comportements. Ce refus d’intégration, qui est très réel pour un certain nombre de jeunes filles s’accompagne également d’un refus, par exemple, de participer à certains cours ou d’entendre certains éléments de cours dans des classes. Nous sommes alors dans un contexte global de refus d’intégration : la citoyenneté proposée dans le cadre de la République est rejetée et refusée. Nous sommes confrontés à un comportement d’affirmation identitaire.

Le fait de porter simplement un voile pourrait être un comportement d’expression religieuse. Bien souvent - et le plus souvent aujourd’hui - nous nous rendons compte que le port du voile s’accompagne d’un certain nombre d’autres revendications assez précises qui, mises bout à bout, font que nous sommes confrontés à un véritable rejet d’intégration.

M. Jacques DESALLANGRE : Le fait de porter le voile n’est-il pas la reconnaissance du fait que la femme est exclue de la sphère publique ?

M. Roland JOUVE : C’est effectivement ce qu’aujourd’hui nous avons tous tendance à penser. C’est l’expression d’un élément d’inégalité, notamment entre les sexes, par la soumission claire et précise de la femme à l’homme.

M. Jacques DESALLANGRE : Est-ce compatible avec l’école laïque, qui refuse cette discrimination, cette inégalité ?

M. Roland JOUVE : Exprimé ainsi, c’est évidemment inconciliable. Le problème est de savoir comment lutter contre ce phénomène.

Il est certes possible d’envisager de légiférer. Mais nous nous sommes rendu compte, en regardant comment nos établissements réagissent face au problème du voile et face à des comportements de type communautariste - car le voile n’est qu’un des éléments de comportements communautaristes, il y en a hélas bien d’autres - que le dialogue préalable et l’attitude de fermeté des chefs d’établissement et de communautés scolaires permettent bien souvent - mais pas toujours - de régler le problème. Dans un premier temps, nous avons un voile, parfois assez léger et, très souvent, nous parvenons à faire retirer le voile lui-même par une attitude de dialogue d’une part et de fermeté d’autre part, en expliquant, notamment aux parents d’élèves, pourquoi nous souhaitons ne pas avoir ce type d’expression dans l’établissement.

Bien souvent, nous parvenons à des résultats assez intéressants et à limiter, voire supprimer complètement, le port du voile.

M. le Président : Vous avez eu conscience, dans certains des cas, de ne pas y être parvenu. Comment faut-il alors régler cette situation ?

M. Roland JOUVE : Il existe des cas, notamment dans un certain nombre d’établissements, où nous sommes confrontés à des problèmes globaux, généraux - nous les avons estimés à une centaine et peut-être un peu plus -, à une montée globale et collective d’un certain nombre de communautarismes qui sont proches d’atteintes à l’ordre public. En constatant la persistance, malgré les efforts réalisés, d’un nombre important de jeunes filles voilées qui portent atteinte à la relation naturelle d’enseignement, à la qualité de la relation entre les élèves à l’intérieur de la communauté scolaire, on peut être conduit à une interdiction pure et simple générale.

M. le Président : Si elles veulent passer outre ces interdictions ?

M. Roland JOUVE : Le problème serait le même avec une loi.

M. le Président : Que proposez-vous ?

M. Roland JOUVE : Dans la réglementation scolaire, si l’on passe outre une interdiction, on recourt à la sanction disciplinaire qu’est l’exclusion.

M. Lionnel LUCA : Vous êtes chargé des questions cultuelles au ministère de l’éducation nationale et comme j’ai un peu de mal à me repérer dans tout ce qui a été dit depuis le début, quelle note feriez-vous au ministre sur cette question ? Comment voyez-vous les choses ? Je n’arrive pas à saisir la clarté de votre position compte tenu de vos connaissances.

M. Roland JOUVE : Il est important de pouvoir lutter contre un certain nombre de phénomènes communautaristes. Nous disposons au moins de deux voies possibles : soit la voie législative, mais en réfléchissant sur ce que peuvent être les conséquences, soit un travail, qui n’est d’ailleurs pas incompatible, de réaffirmation de la laïcité. Il est très important aujourd’hui de trouver les voies et les moyens de permettre une réaffirmation claire des principes de la laïcité et de leurs modalités d’organisation sur le terrain.

Pour cette raison, nous avons d’ores et déjà pris un certain nombre d’initiatives visant à rappeler et clarifier ces principes de laïcité : principes de l’obligation scolaire, de la continuité du service public, d’assiduité et de non-discrimination. Nous sommes confrontés à un vrai problème de terrain et il faut que, sur le terrain, tout le monde puisse disposer des instruments nécessaires pour lutter contre ce type de communautarisme.

M. le Président : Pour prolonger ce que vous avez répondu à M. Luca, pour vous, le voile à l’école ne peut être considéré comme une manifestation ostentatoire susceptible de troubler le bon fonctionnement de l’établissement scolaire ?

M. Roland JOUVE : Il peut l’être dans certains cas.

M. le Président : Donc, il ne l’est pas toujours. Ma question est précise et reprend celle que M. Luca voulait vous poser : en tant que tel, le port du voile à l’école n’est pas pour vous un signe ostentatoire susceptible de troubler le bon fonctionnement des classes ?

M. Roland JOUVE : Quand on regarde...

M. le Président : Ma question est précise et ne suppose pas de longs développements : le voile, pour vous, est-il ou non un signe ostentatoire, susceptible de troubler le bon fonctionnement d’un établissement ou d’une classe ?

M. Roland JOUVE : Il peut l’être.

M. le Président : La laïcité de l’école n’est pas mise en cause par une jeune femme qui porterait un voile ?

M. Roland JOUVE : Il me semble vraiment - ce n’est pas pour avoir une réponse dilatoire - que le problème du voile s’accompagne de bien d’autres éléments.

M. le Président : Sûrement, il est l’expression de bien d’autres choses mais, pour en revenir à une question précise, le fait, dans un établissement scolaire, d’avoir des jeunes filles voilées, n’est pas une atteinte, pour vous, aux principes mêmes de la laïcité ?

M. Roland JOUVE : Tel que c’est vécu aujourd’hui, oui.

M. Jacques DESALLANGRE : Je voudrais lire un passage de la circulaire du ministre de l’éducation nationale du 20 septembre 1994 : « A la porte de l’école doivent s’arrêter toutes les discriminations, qu’elles soient de sexe, de culture ou de religion ».

A partir de la lecture de cette phrase, peut-on accepter le port du voile en disant qu’il est compatible avec la circulaire du ministre de l’éducation nationale de 1994 ?

M. Roland JOUVE : Dans le droit positif actuel, on ne peut pas oublier qu’il y a un avis et une jurisprudence du Conseil d’Etat selon lesquelles, il serait illégal d’interdire - même si cela peut choquer - tout port d’un signe religieux.

M. Jacques DESALLANGRE : Cela veut dire qu’il faut d’après moi légiférer pour que la circulaire du ministre de l’éducation nationale ne risque pas les foudres du Conseil d’Etat.

M. Roland JOUVE : Nous avons tenté et nous continuons à travailler sur la laïcité et il nous paraît pour l’instant utile de mettre en place des dispositifs permettant, dans le cadre de la loi - qu’elle soit changée ou pas -, de rendre effectifs ces principes de la laïcité.

M. René DOSIERE : La cellule de veille dont vous nous avez parlé est-elle celle à laquelle appartient Mme Chérifi ou, si c’est quelque chose d’autre, en quoi consiste-t-elle ? Quel type de soutien apporte-t-elle aux chefs d’établissement ? Quand nous les avons auditionnés, je n’ai pas le souvenir qu’ils nous aient parlé d’un quelconque soutien.

M. Roland JOUVE : Mme Chérifi est médiatrice et a une mission nationale depuis novembre 1994. La cellule de veille a été mise en place à la suite de décisions prises par les ministres de l’éducation nationale et elle commence à être opérationnelle depuis le mois de mai 2003. C’est un élément tout à fait nouveau.

M. le Président : La cellule de veille dont vous parlez n’est donc pas de la médiation scolaire ?

M. Roland JOUVE : Mme Chérifi est médiatrice nationale. Elle est chargée de la médiation sur le voile et dans les établissements scolaires plus particulièrement.

A partir de là, nous avons développé une cellule de conseil, implantée au niveau national, visant à rassembler les textes, à mutualiser les pratiques et à mettre en place un ensemble concernant les textes sur la laïcité. C’est une cellule de ressources.

Cette cellule se décline dans chaque académie avec un correspondant académique et, dans un certain nombre d’entre elles, un médiateur qui joue, au niveau académique, le rôle de Mme Chérifi au niveau national, concernant les problèmes de voile et, plus généralement, de communautarisme.

M. le Président : Mais, à chaque fois qu’un problème se pose dans une académie, on appelle Mme Chérifi. A quoi sert cette cellule ? N’est-on pas en train de multiplier les échelons ?

M. Roland JOUVE : Oui, mais cette cellule nationale a été mise en place en mai ainsi que les correspondants et les médiateurs.

Il ne s’agit pas de contester ce que fait Mme Chérifi et qu’elle fait d’ailleurs très bien. L’idée est de faire en sorte que les chefs d’établissement puissent avoir un contact et un appui au niveau académique, sans attendre d’en arriver à des situations de tension extrême parce que Mme Chérifi, hélas, ne peut se multiplier au niveau local.

M. le Président : C’est donc parce qu’elle a trop de travail que vous avez mis ces structures en place ?

M. Roland JOUVE : L’idée est de parvenir à une gestion de proximité.

M. le Président : Parce que le problème se pose partout ?

M. Roland JOUVE : Dans un certain nombre d’académies.

M. le Président : Si cette cellule a été mise en place, c’est que les problèmes commencent à augmenter ?

M. Roland JOUVE : Les statistiques dont nous disposons qui sont le relevé des incidents, sont numériquement plutôt en tassement.

On pourrait donc en déduire que l’on a « baissé le drapeau » et que l’on tolère de plus en plus des sentiments d’appartenance communautaire un peu partout. Mais nous considérons qu’a priori des reculs ont eu lieu par rapport à certaines pratiques du port du voile.

Mme Martine DAVID : Nous venons d’évoquer Mme Chérifi et je voudrais savoir quelles sont vos relations de travail avec elle. Vous nous avez dépeint la situation d’une façon plutôt assez naïve. Si nous n’avions auditionné personne avant vous, je n’aurais pas une appréciation correcte de la situation. Nous avons l’impression, en vous entendant, qu’il existe quelques problèmes par-ci par-là, que le voile peut en poser mais que ce n’est pas si important.

Je suis très étonnée de l’interprétation que vous livrez à cette mission d’information et ce d’autant plus que vous êtes membre du cabinet d’un ministre - et n’y voyez aucune connotation politique. Je suis assez inquiète.

Je voudrais vous interroger et avoir une réponse précise sur la nature de vos relations de travail avec Mme Chérifi. Compte tenu de l’audition que nous avons eue avec elle, qui a été extrêmement dense et qui, je le crois, nous a apporté une vision du vécu, de ce qu’elle a pu constater elle-même depuis plus de 10 ans, comment faites-vous, au ministère de l’éducation nationale, pour travailler avec elle, pour organiser des réunions de bilan d’étape, sur l’expérience du vécu, sur des décisions et autres questions ?

M. Roland JOUVE : Mme Chérifi fait partie des personnes aux ressources importantes qui ont été mobilisées. Elle participe à un certain nombre de travaux très importants. Elle est étroitement associée à tout ce que nous faisons, et s’il y a eu prise de conscience, si un certain nombre de démarches ont été réalisées par le ministère, je crois qu’elle y a contribué assez largement, notamment pour l’élaboration d’un certain nombre de documents d’orientation et pour la réflexion sur la mise en place des cellules de proximité au niveau des rectorats. Il est apparu important d’avoir, vis-à-vis des enseignants, des ressources de proximité et non pas simplement un dispositif d’ordre national.

Je ne nie pas la difficulté à laquelle nous sommes confrontés. Le problème du communautariste est un vrai problème. Mais en tant que membre du cabinet ministériel, je n’ai pas de solution simple. Peut-être y a-t-il des choses que l’on peut faire sur le terrain et peut-être faut-il travailler à ce niveau ?

Mme Martine DAVID : Vous ne répondez pas ma question. Nous avons besoin de savoir l’état actuel du travail mené par le ministère en soutien aux chefs d’établissement ; visiblement, sur cette question, il est compliqué d’avoir des réponses.

J’ajoute que Mme Chérifi nous a transmis un sentiment d’inquiétude - pour ne pas dire plus - fondé sur une réalité qu’elle vit effectivement au niveau national, ce qui peut encore renforcer notre inquiétude car nous avons l’impression que cela se multiplie partout. Elle insiste sur le fait que ce n’est pas tellement la quantité qui l’inquiète mais la nature même des problèmes rencontrés.

Vous parliez des parents d’élèves. Mme Chérifi nous fait part d’une réalité qui est la suivante : ce n’est même plus à des parents d’élèves qu’on a affaire, mais à des membres de réseaux fondamentalistes qui viennent représenter la famille aux côtés des élèves. Sommes-nous dans cette réalité ou dans la vôtre car ce ne sont pas les mêmes ?

M. Roland JOUVE : Je suis désolé si vous avez pu penser que ce n’était pas les mêmes. C’est un problème de nature et non pas quantitatif. Nous n’avons pas un développement sur toute la France de problèmes de voile, mais une structuration de comportements communautaristes dans certains endroits.

M. le Président : Il y a une contradiction entre d’une part votre approche de départ selon laquelle tout cela n’est pas très grave et n’empêchera pas la relation pédagogique et, d’autre part, la mise en place de cellules de veille dont nous nous demandons - c’est peut-être mon esprit un peu malveillant - si elles ne sont pas mises en place pour dire au législateur que nous sommes, ou à ceux qui se préoccupent de la laïcité de l’enseignement public : « Passez votre chemin, il n’y a pas de difficultés, il y a pas de problèmes. Certes, il y a d’autres problèmes dans les cités mais pas à l’école et surtout ne légiférez pas ».

Mme David a dit mieux que moi qu’il existe un décalage entre ce que nous entendons, qui est l’expression d’une vérité que nous ne remettons pas en cause, selon laquelle le problème se pose de manière très précise et qui conduit à la vraie question, que vous posez d’ailleurs et qu’il faut se poser, de savoir si oui ou non il faut légiférer, car nous constatons un développement extrêmement préoccupant de ces phénomènes de port de voile à l’école, et les propos lénifiants que vous nous servez : « Il n’y a pas de problème, ne vous inquiétez pas, le ministère s’en occupe, on met des cellules de veille ». Nous savons que ces cellules consistent à faire en sorte qu’il n’y ait aucune statistique.

M. Roland JOUVE : Nous n’avons pas statistiquement de progression sur toute la France de la question du voile mais, très clairement, une structuration d’un certain nombre de revendications communautaristes, dont le port du voile n’est qu’un des éléments parmi d’autres. Certains éléments, en allant au-delà, nous paraissent beaucoup plus graves que le port du voile qui au début pouvait être combattu sans trop de difficulté. Nous sommes confrontés dans un certain nombre d’établissements scolaires et de zones à une approche globale que l’on appelle communautariste.

Mme Martine DAVID : Signes et comportements ?

M. Roland JOUVE : Surtout des comportements. Tout d’abord, le refus d’un certain nombre d’enseignements. Nous le voyons très nettement. Refus par exemple des sciences de la vie mais pas seulement. Refus dans des cours d’histoire d’un certain nombre d’enseignements. Nous avons l’exemple typique de l’enseignement de la Shoah avec le développement des thèses négationnistes et surtout la contestation d’un certain nombre d’enseignements du fait religieux. Des tensions peuvent ainsi naître à l’occasion d’un enseignement sur les croisades ou sur l’islam au VIIIème siècle. C’est alors l’autorité même de l’enseignant qui est remise en cause.

C’est un premier fait qui nous paraît important.

M. Lionnel LUCA : C’est très grave.

M. Roland JOUVE : Effectivement et nous comprenons que ce soit mal vécu par nos enseignants, c’est évident.

On observe également, un certain nombre de comportements liés au refus de la mixité : non seulement de la part des jeunes filles, mais parfois de la part des garçons, qui se traduisent par des exemptions des cours d’éducation physique. Là, nous sommes désarmés car, bien souvent, nous recevons des certificats médicaux que nous ne pouvons pas contrôler.

Il y a aussi tous les types de communautarisme liés aux comportements : l’attitude dans la cour avec la définition de territoires ; lors du jeûne du ramadan, des garçons viennent parfois contrôler l’accès du self pour éviter que de supposés coreligionnaires viennent se restaurer. Nous pourrions multiplier les exemples.

M. Yvan LACHAUD : M. le Président, une remarque et une question :

Je veux bien que l’on parle d’un phénomène peu important, mais j’ai été choqué et troublé d’apprendre d’un des recteurs que nous avons entendus qu’il y avait 59 voiles dans un lycée de Villeneuve-d’Ascq. Cela me paraît justifier une intervention assez rapide, car cela signifie que des chefs d’établissement, des principaux et des proviseurs peuvent être amenés à réagir de façon différente et que la laïcité est en danger dans notre République.

Par ailleurs, si l’on devait légiférer dans ce domaine, comment pensez-vous qu’il faudrait traiter de l’enseignement privé sous contrat ? Je pense à un article de presse paru sur ce lycée musulman privé, hors contrat pour l’instant, et qui titre : « Classe mixte, voile autorisé, mais non obligatoire ». N’y aurait-il pas lieu quand ce lycée demandera sa mise sous contrat au bout de 5 ans, ce qui me paraît inévitable et normal, de prendre également des dispositions vis-à-vis de l’enseignement privé sous contrat qui a mission de service public et doit respecter un certain nombre d’éléments ?

M. Roland JOUVE : C’est une question de fond. Accepterons-nous d’avoir des établissements privés sous contrat d’association, qui auront des classes non mixtes avec des jeunes filles - même si le voile n’est pas obligatoire - qui seront toutes voilées - car il ne faut pas se leurrer, c’est ce qui se passera - avec des enseignements dont nous ne serons pas sûrs que nous pourrons, au quotidien, vérifier qu’ils sont conformes au contrat ? Quand l’inspection se déroulera, naturellement, tout sera conforme, mais ensuite, au quotidien, nous l’ignorerons.

C’est une question extrêmement difficile étant donné la réglementation applicable aux établissements d’enseignement privé sous contrat d’association selon laquelle ces établissements doivent fonctionner suivant les règles du service public : mêmes programmes, mêmes règles et accueil de tous les élèves, sans discrimination.

Tout le monde tient à ce que les établissements privés sous contrat d’association fonctionnent de cette façon puisqu’ils sont un des éléments particuliers du service public. Le problème est de savoir si nous sommes prêts à accepter des établissements de ce type.

C’est une vraie question. Il faut être très attentif aux établissements privés, car un certain nombre d’entre eux sont parfois confrontés aux mêmes problèmes que les établissements publics. Nous ne le disons pas assez, mais des établissements catholiques ont été confrontés au problème du voile, avec parfois des difficultés assez similaires à celles que nous rencontrons dans le public. Si une loi intervenait sur l’enseignement public, elle devrait en toute logique s’appliquer également aux établissements privés.

M. Yvan LACHAUD : Par rapport à la loi Debré, la notion de « caractère propre » est-elle assez précise ou pas pour donner des arguments réglementaires à cette question ?

M. Robert PANDRAUD : Ma question était pratiquement du même ordre. Si nous légiférons, cette loi sera applicable de plein droit - sous réserve de quelques détails d’ajustements - aux établissements privés sous contrat d’association. L’histoire nous prouve qu’on ne la fait pas appliquer et qu’elle ne s’applique pas. Nombre d’établissements, gérés par une confession, n’appliquent aucune réglementation en dehors de la loi originelle. Pourquoi le ferait-on pour d’autres établissements qui viendraient de se créer ?

Pour les manuels, un problème se pose : quelles sont les garanties d’objectivité - vieux problème - que présentent les livres scolaires ? Il existe des bibliothèques entières sur les croisades et l’on sait que les interprétations ne sont pas les mêmes : était-ce une entreprise de défense de la chrétienté ? Etait-ce la première manifestation du colonialisme ? Le refoulement de seigneurs ou de peuples, qui s’ennuyaient dans des terres pauvres et allaient chercher de l’or là-bas ?

Mon vrai problème est de savoir, dans le cas où une loi serait votée, si elle s’appliquerait aux collèges ou lycées musulmans sous contrat qui se créeront et aux établissements privés existants qui ne respectent pas la loi actuellement.

M. Bruno BOURG-BROC : Nous vous avons posé la question et je n’ai pas vu la réponse très clairement : pensez-vous qu’il faille légiférer ou pas ?

Si on légifère, l’interdiction de port des signes s’étendra-t-elle aux établissements privés sous contrat ? Je voudrais insister sur la question de M. Lachaud : le « caractère propre » n’est pas défini par la loi mais figure dans la loi de 1959. Pensez-vous qu’il faille définir à nouveau le « caractère propre » ou bien faut-il faire une croix sur le caractère propre ?

M. Hervé MARITON : Je citerai le témoignage d’une école privée sous contrat d’association de ma circonscription dans laquelle un conseiller municipal, membre du parti des Travailleurs, s’est rendu récemment et a demandé le retrait des crucifix.

M. Bruno BOURG-BROC : Gouverner, c’est prévoir. Dans l’état actuel des choses, prévoyez-vous d’autres demandes du même type que celles que vous venez d’avoir pour le lycée de Lille ? A terme, avez-vous des prévisions dans ce domaine ?

M. Roland JOUVE : Le « caractère propre » des établissements privés ne doit pas faire obstacle - et c’est toute la difficulté - au respect de la réglementation concernant l’application des programmes et des règles de l’enseignement public.

Le « caractère propre » intervient principalement - cela été discuté - dans l’ordre éducatif et dans celui de la vie scolaire ; il n’intervient pas dans l’enseignement des disciplines.

C’est un consensus assez général. La vraie question est celle du contrôle qu’il est possible d’assurer sur les établissements privés pour faire respecter le caractère laïque, la mission de service public, dans les établissements privés sous contrat d’association. C’est un droit et une obligation de l’Etat. Actuellement, ce contrôle s’effectue par des inspecteurs pédagogiques, soit inspecteur de l’Education nationale (IEN), soit inspecteur pédagogique régional (IPR).

Quant à légiférer, le « caractère propre » ne devrait pas faire l’objet d’une modification. Il est assez bien compris globalement dans l’immense majorité des cas et ne pose pas de difficulté particulière. Il me paraîtrait difficile de revenir sur l’idée du « caractère propre » qui fait l’originalité des établissements sous contrat d’association. Je crois qu’il faut conserver ce caractère propre.

M. Robert PANDRAUD : Vous faites donc du communautarisme.

M. Roland JOUVE : Je ne fais que citer la loi. Celle-ci, dans sa rédaction actuelle, distingue le « caractère propre » et le contrat. Il y aurait communautarisme si les règles du contrat étaient tournées, c’est-à-dire si dans le cadre de l’enseignement sous contrat, on appliquait des règles tout à fait dérogatoires du droit commun mais, dans la mesure où il y a application normale du contrat, je crois que nous ne nous situons pas dans du communautarisme.

M. le Président : Merci beaucoup de ces précisions.

Pour vous, le port du voile est-il un signe d’identité culturel ou religieux ?

M. Roland JOUVE : Quand on regarde le Coran, je trouve qu’il y a bien d’autres signes d’appartenance religieuse.

M. le Président : Je ne parle pas par rapport au Coran. Pour vous, le fait d’avoir dans une école quelqu’un qui porte un voile, est-il l’expression d’un signe religieux ou d’un signe culturel 

M. Roland JOUVE : C’est plutôt l’expression d’un signe culturel ou communautaire, que religieux.

M. le Président : Merci.

M. Roland JOUVE : Nous commençons à mettre en place un document face aux dérives communautaristes. Je peux vous le communiquer. Il est intéressant, car il tente d’apporter, sinon des réponses, tout au moins des procédures à des questions posées dans les établissements.


Source : Assemblée nationale française