(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Monsieur Bechari, merci de votre présence. M. le Président Debré, rappelé en séance, m’a demandé de vous saluer.

Je propose, en introduction à notre débat, que vous nous disiez si le port du voile est une obligation du Coran pour la femme ?

M. Mohamed BECHARI : Je suis très honoré de me trouver parmi vous sur un sujet qui se révèle plus une question de société qu’une question purement religieuse.

Pour répondre à votre question, tout un lexique est véhiculé par les médias qui utilisent des termes sur lesquels on a encore du mal à mettre des définitions : le voile, le foulard, le hidjab, le nikab. Il y a trois semaines, j’ai été à l’origine d’une proposition visant à la constitution d’une commission théologique spéciale au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM) pour aborder cette question car des débats contradictoires ont été ouverts au sein de la communauté musulmane, sur la question de savoir si le foulard est ou non inscrit dans le Coran.

Selon les lectures connues jusqu’à maintenant, le hidjab entre dans le dogme musulman. La question posée au sein du CFCM porte sur une éventuelle opposition entre une pratique religieuse et les lois de la République. Une orientation apparaît à l’heure actuelle : aucune organisation ne s’affiche comme opposée aux lois de la République. Si donc une loi anti-foulard devait être votée par l’Assemblée nationale, quelle position le CFCM prendrait-il demain ?

Je suis un peu étonné que les divers courants du CFCM soient auditionnés par votre mission, alors qu’une position commune, réfléchie, débattue au sein de la communauté musulmane et par le CFCM, élu, représentant en quelque sorte l’autorité religieuse de la communauté musulmane, doit être décidée prochainement. En effet, ce week-end, se tiendra le conseil d’administration avec la mise en place de toutes les commissions qui fonctionneront au sein du CFCM, en l’occurrence la commission qui abordera la question du foulard sur le plan religieux et qui envisagera l’opposition qui pourrait naître entre une pratique religieuse et une loi de la République.

M. Eric RAOULT, Président : Si je comprends bien, vous préférez, soit que nous nous revoyions, soit que nous recevions la position concertée du CFCM.

M. Mohamed BECHARI : Oui, car, sinon, chacun donnera sa propre lecture suivant sa formation, « sa chapelle », sa fédération, son organisation, alors que ce type de question, purement religieuse, ne doit pas être otage des diverses interprétations.

J’ai été à l’origine de la proposition visant à provoquer cette commission ; elle sera constituée le samedi 11 octobre par les différents courants de pensée, puisque la communauté est formée de musulmans originaires d’une soixantaine de pays et traversée par une multitude de courants de pensée. C’est une richesse, mais les débats sont très vifs aujourd’hui. Je préférerais que la commission chargée d’étudier le dossier livre la vision finale et définitive du CFCM sur la question du voile.

M. Eric RAOULT, Président : Ne voyez pas malice au fait que l’Assemblée nationale ait voulu entendre l’ensemble des listes qui ont concouru à l’élection au CFCM. Si nous n’avions entendu qu’une sensibilité, nous aurions pu prêter le flanc aux remarques.

M. Martine DAVID : J’entends votre propos, M. Bechari : vous souhaitez attendre de fournir une expression univoque avant de nous revoir.

Le CFCM n’a pas fondu en une seule association toutes celles qui existent aujourd’hui. Elles conservent donc une autonomie, une part de réflexion personnelle. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité toutes les entendre au titre de la liberté qui revient à chaque association.

Dans l’esprit où vous avez proposé la constitution de la commission spéciale, êtes-vous persuadé qu’elle aboutira à une position unique sur le sujet sur lequel nous travaillons ? Je ne serai personnellement pas choquée que le résultat ne soit pas unique et que des associations qui composent le CFCM conservent une expression qui leur soit propre, qui ne soit pas obligatoirement celle qui sera décidée in fine. Le CFCM n’est pas non plus un organe contraignant, un cadre unique. Il est bon que chaque association qui le compose conserve sa spécificité de pensée. C’est la raison pour laquelle j’insiste et je reviens à la première question qui vous a été posée : pour vous, Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), le port du voile est-il un signe obligatoire que prescrit le Coran ?

M. Mohamed BECHARI : A l’instar des autres communautés religieuses en France, la communauté musulmane vient de se doter d’un organisme. Il est vrai que les 5 millions de musulmans en France n’y sont pas inscrits, dans la mesure où nous ne représentons pas les musulmans : les citoyens sont représentés par les partis politiques. Nous représentons plutôt un culte. L’histoire du culte musulman est traversée par des écoles de pensée. L’islam est en France principalement maghrébin, turc ensuite. Les Maghrébins sont de l’école malékite, les Turcs de l’école hanafite. Nous sommes loin de la pensée des hambalites, des wahhabistes, des Saoudiens et autres tendances.

Selon l’école malékite, le port du voile dit « islamique » ou du foulard est une obligation religieuse inscrite dans le Coran. Ne souhaitant pas rester dans cette école et être l’otage des traditions, je voulais que nous provoquions le débat pour aller plus loin. Si vous voulez entendre « oui » ou « non » à la question posée, je vous répondrai « oui », je vous saluerai et je partirai. Mais la question posée est plus profonde et ne peut se limiter à demander aux autorités religieuses ou aux fédérations si c’est blanc ou noir. Aujourd’hui, la communauté vient de se doter d’un organisme élu, qui, sur ce type de questions, sera l’interlocuteur des pouvoirs publics. Elle sera abordée autrement que sous l’angle : le port du voile est-il ou non une obligation religieuse ?

Je voudrais que le débat aille plus loin : en cas de contrainte ou d’opposition entre une pratique religieuse et les lois de la République, quel chemin et quelles orientations le CFCM empruntera-t-il ?

M. Eric RAOULT, Président : Vous avez posé la question que vous souhaiteriez que l’on vous pose.

M. Mohamed BECHARI : Je vous en prie !

M. Eric RAOULT, Président : Un texte de loi, pas de texte de loi ?

M. Mohamed BECHARI : Pas de texte de loi. C’est l’avis de la FNMF, mais je crois que c’est un avis qui a été véhiculé par toutes les tendances, y compris par le ministre de l’intérieur. Une loi aujourd’hui ne réglera pas cette question.

Il existe déjà des lois de la République. Elles règlent et régularisent la question. Les décisions du Conseil d’Etat et des tribunaux administratifs n’ont pas toujours donné raison aux jeunes filles portant le voile ; elles ont parfois sanctionné le port du voile, parfois l’administration.

Avant même l’avis du Conseil d’Etat, nous avions des lois, des orientations sur l’Education nationale. La loi de 1905 envisageait l’aumônerie au sein de l’école publique. Il y a une certaine reconnaissance du rôle religieux dans la sphère publique ou privée. La FNMF estime qu’une loi anti-foulard engendrera des conséquences très négatives. Nous ne nous inscrivons pas dans un courant de pensée plus contestataire existant dans certaines banlieues. Une loi donnera raison à ceux qui veulent la multiplication des écoles privées confessionnelles, contrairement à l’orientation de la FNMF, plutôt favorable à l’éducation au sein de l’école publique.

M. Jean-Pierre BLAZY : Nous réfléchissons dans le cadre de la mission d’information à tous les signes religieux à l’école, même si, avec vous, nous parlons du foulard.

Vous indiquez que le voile est dans le dogme musulman. Très bien. Mais, en l’occurrence, nous parlons de l’école. Comment expliquez-vous que les voiles soient apparus à l’école il y a un peu plus de quinze ans, nécessitant l’avis du Conseil d’Etat et la jurisprudence qui en a découlé ? Légiférer n’a pas été la voie retenue. Comment se fait-il que ce phénomène qui n’existait pas dans les années 60, alors que déjà plusieurs millions de musulmans vivaient en France, soit apparu ? Il s’est manifesté bien après. Quelle explication, quelle signification lui donnez-vous ?

Quinze ans après l’arrêt du Conseil d’Etat, on relève la persistance des difficultés, des incidents, connus ou non, mais réels. D’où l’interrogation de l’Assemblée nationale sur la nécessité de légiférer.

Pourquoi avancer d’emblée qu’une révision de la loi ne serait pas utile pour définir précisément les choses, dès lors que nous serions d’accord sur les modalités et que nous aurions pris le temps de réfléchir ? Il ne s’agit pas de stigmatiser le foulard par rapport aux autres signes religieux - telle n’est pas notre démarche.

M. Mohamed BECHARI : Actuellement, un choc se produit entre deux islams, un islam familial, traditionnel, et un islam des jeunes. L’islam familial est celui de nos parents, que l’on a appelé « les musulmans tranquilles », « l’islam tranquille », qui était lié à l’immigration et qui ne posait aucun problème.

Après la marche des « beurs » en 1983, beaucoup d’événements se sont produits : après l’échec du projet intégrationniste véhiculé dans les années 80, de nombreux jeunes se sont « réfugiés » dans la religion.

Il ne faut pas oublier que nous sommes « otages » de multiples événements qui se produisent au-delà des frontières et il est normal que nous en connaissions des répercussions. La révolution islamique iranienne dans les années 80, la guerre en Bosnie, le Front islamique de salut (FIS) en Algérie, l’affaire Salman Rushdie, tous ces événements ont contribué, à tort ou à raison - je ne porte pas de jugement - à l’émergence de ce que l’on appelle « un islam des jeunes », éloigné - je l’ai vérifié - de la pression des parents. Peut-être des jeunes filles la subissent-elles s’agissant du port du foulard, mais j’ai rencontré nombre de jeunes filles qui déclarent le porter, sans même l’accord de leurs parents. En la circonstance, ce n’est pas tant un signe religieux qu’un signe de contestation, parfois d’appartenance et de revendication culturelle. Il y a trois semaines, une jeune fille m’a informé que si l’Assemblée nationale légiférait contre les signes religieux, elle porterait un foulard « Chanel » qui ne revêt aucun caractère religieux pour elle. Elle m’a demandé sur quels fondements on allait juger son foulard, dans la mesure où il n’était pas écrit « made in islamique », mais « Chanel » ! Elle ne le porte pas comme un signe d’appartenance religieuse, mais en tant que revendication culturelle.

Peut-être une loi interdira-t-elle le port des signes religieux, mais tout le monde sait que le foulard est au centre, dans la mesure où sa visibilité est plus grande.

Vous êtes députés, au contact de l’opinion publique, qui est très réticente à l’égard du port du foulard, en même temps que se développe une opposition de l’opinion publique - en général - sur la question de l’islam. La visibilité se focalise aujourd’hui sur le foulard. Demain, ne seront-ce pas les prénoms de Mohamed ou de Fatima que l’on considérera comme ostentatoires ? J’étais à la Cour de Douai lorsque le juge a demandé son nom à un jeune. Celui-ci a répondu : « Abdelkrim ». Le juge lui a rétorqué : « Vous avez un nom prédestiné ! »

Nous craignons une suite à la loi « antifoulard ». Le pays où l’islamophobie fut le plus aigu après le 11 septembre est la Grande-Bretagne. Le rapport de l’Observatoire européen des droits de l’homme de Vienne 2001-2002 constate une très grande islamophobie en Grande-Bretagne. Malgré tout, la Grande-Bretagne n’a pas traité la question par une loi. Il m’est arrivé d’éprouver des réticences aux propositions de M. Eric Raoult, alors ministre de la ville, quand il nous a proposé des quotas ethniques en 1995.

M. Eric RAOULT, Président : Il ne s’agissait pas d’établir des quotas ethniques mais de faire en sorte que les listes municipales puissent s’ouvrir à un très grand nombre de jeunes issus de l’immigration.

M. Mohamed BECHARI : J’éprouvais des réserves, alors que depuis 1995 nous ne comptons ni maire, ni député... On se demande aujourd’hui si vous n’aviez pas raison. Nous croyions au système français de l’intégration, nous y adhérions complètement, mais, calculs faits, nous constatons l’échec du processus démocratique.

M. Jacques MYARD : Ce n’est pas vrai, il n’y a pas échec !

Dans la société française, prévaut l’égalité des hommes et des femmes. Vous parlez du foulard comme signe contestataire, signe identitaire. Mais la pression sur la nécessité de porter le voile - cela s’analyse aussi sociologiquement - n’est-elle pas une atteinte directe à la non égalité ?

M. Mohamed BECHARI : C’est effectivement une atteinte et je l’ai bien précisé. J’ai parlé de la liberté des femmes, en conscience, de porter ou non le voile, loin des pressions de la famille et des groupes de pression. Des personnes au sein de la FNMF réfléchissent et sont conscientes de la complexité du problème. Elles savent que seul un fou peut aujourd’hui défendre le foulard car l’opinion publique n’est pas acquise. Il n’empêche que chacun doit rester dans son rôle. Je suis président d’une fédération musulmane représentant une autorité religieuse, aujourd’hui majoritaire dans le processus du CFCM. Dans deux ans, nous verrons ce qu’il en sera ; aujourd’hui, nous sommes majoritaires : nous avons notre vision de l’islam de France, nous l’avons publiée, nous militons pour une vraie gestion franco-française de l’islam de France. Malgré cela, à la question « doit-on légiférer ? », nous optons pour le non.

M. Jean-Pierre BLAZY : M. Bechari, vous avez précisé qu’interdire par la loi le port des signes religieux, et par conséquent le foulard, reviendrait à renforcer les écoles coraniques ou musulmanes, en renvoyant les jeunes filles dans ces écoles, hors de l’école de la République. Le pensez-vous vraiment, alors qu’il n’y a encore que très peu d’écoles musulmanes ? Après tout, comme pour les catholiques, les protestants, les juifs, il y a, d’un côté, l’école de la République qui est aussi l’école de la tolérance et de l’apprentissage, qui respecte la liberté de conscience de chacun, y compris des non-croyants. De l’autre, il y a les familles qui font le choix d’envoyer leurs enfants dans les écoles privées, religieuses ou non. Depuis la loi de 1905 sur la séparation de l’église et de l’Etat, ce clivage revêt une certaine importance en France. D’où vient la crainte que vous manifestez ? Opposer l’argument que la loi renverra les jeunes filles vers les écoles islamiques est quelque peu fallacieux.

M. Mohamed BECHARI : Par l’acte de légiférer, vous rendez service aux citoyens, à la République. En tant que président d’une fédération musulmane, je vous dis qu’une école privée musulmane n’est pas la solution, car je sais que notre communauté « religieuse » traversée par une multitude de courants de pensée n’est pas encore arrivée à l’âge d’assumer pleinement sa responsabilité.

Il existe en France deux écoles privées musulmanes : leur financement n’est pas franco-français ; il vient de l’extérieur. On verra alors s’installer en France des écoles privées comme nous avons vu s’ériger des mosquées d’obédience saoudienne ou du pays du golfe. La première victime du terrorisme ou de l’intégrisme musulman c’est la communauté musulmane. Je ne veux pas aujourd’hui voir fleurir des écoles privées musulmanes sans contrôle. Il en existe une à Aubervilliers, l’autre à Lille. Leur financement est douteux. Elle ouvre une vraie discussion sur le programme comme sur le contenu. Si vous voulez l’intégration des jeunes filles dans des écoles privées musulmanes, l’intégration ne sera réalisera pas, voire nous assisterons à un communautarisme plus aigu. La seule chance pour nos filles et nos jeunes, c’est l’école de la République.

En 1999, nous enregistrions 1 450 cas de port du voile contre 134 cas aujourd’hui posant problème. Après 15 ans, on note que les décisions du Conseil d’Etat et des tribunaux administratifs n’ont pas toutes directement porté sur le voile. On peut en tirer une conclusion : chaque fois que le voile se transforme en outil de propagande, ostentatoire, un outil empêchant une jeune fille de se développer et qui, en outre, gêne sa voisine ou est un instrument qui l’empêche d’assister aux autres cours, le tribunal tranche en faveur de la neutralité et en faveur de l’école.

M. Eric RAOULT, Président : Au sein du CFCM, vous vous placez dans une logique de représentation pour peser d’un poids de plus en plus important. Ne pensez-vous pas qu’une attitude trop figée de votre fédération remettra en question l’image que le CFCM essaye de construire de l’islam de France ? Une grande aventure est en train de se jouer au sein de ce conseil.

Je rebondis sur ce que vous indiquiez sur le travail interne du CFCM : le voile dans la rue, oui, le voile dans l’école, non. On peut porter le voile, dès lors que l’on a acquis une liberté de jugement après la puberté, mais voir des petites jeunes filles s’en revêtir comme des automates, plus au titre de la provocation que de la liberté religieuse, cela crispe plutôt que cela ne fait avancer le dossier ! Je pense au cas d’Aubervilliers.

M. Mohamed BECHARI : Je suis tout à fait d’accord avec vous, M. le Président.

Cette question a été l’occasion pour la première fois d’une autocritique au sein de la communauté musulmane sur la nature de certains foulards, qui relèvent de la provocation. Nous avons discuté de la longueur, de la couleur, de l’origine iranienne... Des débats ont donc déjà eu lieu entre nous. C’est pourquoi j’avance l’idée qu’il existe une chance aujourd’hui d’engager un vrai débat au sein du CFCM sur la question des différents foulards.

Vous parlez de petites filles n’ayant pas atteint l’âge de la puberté. Je puis vous citer d’autres cas, où il s’agissait d’étudiantes à l’université, comme lors de l’affaire de l’université de Lille II. L’âge ou la pression de la famille n’est pas la question centrale. Jusqu’à quel degré les institutions de la République peuvent-elles « accepter » l’intégration de l’islam qui est une religion jeune, qui vient de se doter d’un conseil encore boiteux, et qui doit régler pour première question un véritable poison : le foulard ?

Nous sommes conscients de la difficulté du sujet comme nous savons que nous ne pouvons le régler. Nous aimerions pouvoir le régler, mais des contraintes subsistent. D’un côté, la base, qui ne forme pas une communauté sortant de l’université de Harvard ou de la Sorbonne ; il s’agit d’un islam familial, plus traditionnel. De l’autre, il y a la tentation d’un islam plus populiste, très actif dans certaines banlieues. Or, nous ne nous reconnaissons ni dans cette logique ni dans le discours qu’il véhicule. Et puis, il y a nous qui voulons absolument essayer de marier les fondements de la religion et le contexte, autrement que fais-je au sein du CFCM si je ne suis pas musulman, si je ne défends pas la dignité de la pratique cultuelle ? Nous voulons donc marier les fondements de la religion, en même temps que nous disons non à la tentation d’un intégrisme. Nous sommes de plus en plus français, nous sommes la deuxième, troisième, quatrième génération. De vraies occasions se présentent. Je crois que nous nous acheminons vers une véritable intégration de l’islam de France.

Un travail fort intéressant a été réalisé par le Sénat en 1997 sur la question du port du voile dans les pays européens. Il fait apparaître la singularité franco-française. Le dernier cas jugé le fut en Allemagne. Dans les autres pays d’Europe, la liberté donnée aux jeunes filles musulmanes de porter ou non le voile est plus grande. La France sera mal jugée. Je me suis rendu en Bosnie la semaine dernière pour assister à une réunion du Conseil européen des leaders des religions. Lorsque les protestants, les catholiques, les orthodoxes ont entendu qu’une problématique sur le port du voile islamique était ouverte en France, ils se sont tous étonnés. Je ne veux pas que mon pays soit accusé de voter des lois « anti-musulmans » car c’est ainsi que cela sera perçu. Nos adversaires et ceux qui veulent donner une image négative de la France sont nombreux. Nous avons toujours été du côté de la politique pro-musulmane, pro-arabe, multipliant les contacts, les relations entre la France et les pays arabes. Je ne veux pas que demain mon pays soit considéré, à tort ou à raison, comme un pays où les musulmans n’ont pas le droit d’exercer leur culte.

M. Eric RAOULT : M. le Président, imaginez-vous lycéen coiffé d’une casquette retournée. Si le professeur vous demande de l’enlever, la gardez-vous ou la retirez-vous ?

M. Mohamed BECHARI : Je la retire.

M. Eric RAOULT : Oui, parce qu’il y a un endroit où la règle, au-delà de la religion ou de toute autre considération, consiste à retirer sa casquette en entrant dans une classe.

M. Mohamed BECHARI : Je pense qu’il convient de considérer les choses différemment, car la question du voile n’est pas de même nature que le port d’une casquette. Le port du foulard est vécu comme une obligation religieuse chez beaucoup.

M. Jean-Pierre BLAZY : Ce n’était pas le cas il y a 30 ans.

M. Mohamed BECHARI : Oui, je l’ai souligné, l’islam d’aujourd’hui n’est plus l’islam familial. Il a changé. Accompagnera-t-on ce changement par des lois ou avec plus de médiation - que nous avons toujours pratiquée ? Souvenez-vous, c’est ce que nous avons fait à Mantes-la-Jolie, comme en bien d’autres lieux.

M. Eric RAOULT : C’est pourquoi je vous pose la question. Je sais ce que vous savez faire. La particularité c’est que vous ne le faites plus aujourd’hui, parce que - pardonnez-moi et ne vous méprenez pas sur ce que je vais dire - tout le monde a plutôt tendance à s’aligner sur ceux qui affirment que c’est une identification à l’islam. Or, cela peut ne pas être une identification. Dans le cadre de la réglementation d’une classe d’école, tout le monde retire son couvre-chef. Ce qui est ennuyeux, c’est que, dans un certain nombre de pays, le port du voile revêt une signification qui désormais n’est plus religieuse, mais politique.

M. Mohamed BECHARI : Je ne veux pas qu’une loi anti-foulard soit vécue comme un combat car cela engendrera une réaction très négative. Il ne faut pas s’attendre à ce que tout le monde applaudisse. Ce n’est pas un combat.

J’ai des enfants. En tant que père, j’interdis à ma fille de 9 ans de porter un voile, parce qu’elle n’a pas l’âge. Lorsqu’elle aura grandi, elle sera libre de choisir de le porter ou non. Lorsque nous avons été confrontés au cas d’une petite-fille de 8 ans, j’ai été le premier à dire en public que nous ne la soutiendrions pas, car il est impossible qu’une fille de 8 ans déclare qu’elle porte le voile par conviction religieuse.

Je viens de provoquer la création d’une commission. Pour la première fois, un débat contradictoire se tiendra au sein de la communauté musulmane. Je voudrais que nous soyons conscients aujourd’hui de cette nouvelle situation. C’est la première fois dans son histoire que l’islam vit une situation de religion minoritaire. Cela lui pose beaucoup de problèmes, lui impose beaucoup de défis, qu’il doit relever. Pour ce faire, deux options se présentent au musulman : soit il reste chez lui dans la famille musulmane, en retrait de la société. Je ne crois nullement que ce soit le modèle franco-français ni ce que nous voulons en tant que leaders de la communauté musulmane. Soit, il a la volonté de marier le texte et le contexte. C’est un chemin difficile, qui nécessite un travail intellectuel, en cours au sein de la communauté musulmane. En même temps, c’est un travail qui nécessite davantage de médiation, de dialogue, de contacts, avec l’ensemble de la société civile, que ce soit les politiques, les religions, les autres institutions de la République.

M. Jean-Pierre BLAZY : Marier le texte et le contexte : je crois que les catholiques, les juifs, les protestants acceptent l’école laïque, qui est l’école de la République. En revanche, nous avons échoué en matière d’intégration, de lutte contre les discriminations. Même si l’islam des jeunes s’appuie sur des aspects géopolitiques, extérieurs à la France, il est aussi le fruit d’une contestation, d’un réflexe identitaire, car sans doute n’avons-nous pas su, nous tous, régler certains problèmes d’intégration, favoriser la réussite de tous les jeunes, notamment de la communauté musulmane. Il ne s’agit pas de voter une loi anti-foulard, mais de faire en sorte que la laïcité, au début du XXIème siècle, revête encore une signification en France. Je ne pense que ce soit une exception française. Dans un sens peut-être, mais pour revenir à la décision de la cour de Karlsruhe, il nous a été expliqué hier qu’il s’agissait d’un refus de légiférer car, en Allemagne, il appartient aux Länder de légiférer en matière d’éducation. Telle est la signification de la décision de la cour de Karlsruhe. Il ne faut pas lui en donner une autre.

M. Mohamed BECHARI : On peut avoir plusieurs lectures. Il y a 16 Länder. Le problème de l’Allemagne est compliqué.

M. Jean-Pierre BLAZY : C’est un Etat fédéral.

M. Mohamed BECHARI : S’il faut une loi, il en faut 16.

M. Jean-Pierre BLAZY : C’est vrai. Il en va différemment pour la France. Selon moi, il y a autre chose à faire. S’il devait y avoir une loi, ce ne serait pas une loi anti-foulard, mais je pense que nous n’avons pas tout à fait réussi sur le thème de l’intégration. L’attente des jeunes et de leurs familles porte sans doute aussi sur ce sujet.

M. Mohamed BECHARI : La FNMF comprend le souci de la mission d’information, mais elle pose une réserve sur une loi « anti-foulard » - on peut l’appeler comme on veut. Cette loi aura des conséquences néfastes. Une loi nous placerait demain dans une situation très difficile, dans la mesure où il conviendrait d’en gérer les conséquences.

La FNMF est pour l’ouverture, le dialogue et la médiation. Nous reconnaissons que nous avons peut-être échoué dans cette mission de médiation, par absence de ce travail en commun.

Au moment de la constitution européenne, il faudra se pencher sur le plan européen et ne pas nous placer dans l’exception européenne. A l’heure où je vous parle, nous sommes dans l’exception.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition conjointe de
M. Mohsen ISMAÏL, théologien et sociologue de l’islam,
et M. Haydar DEMIRYUREK, secrétaire général du Conseil français du culte musulman (CFCM) et responsable du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF)

(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Messieurs, merci d’avoir répondu à notre invitation et d’accepter d’être auditionnés ensemble.

Dans le cadre de notre mission qui porte sur la question des signes religieux à l’école, je vous pose d’emblée la question de savoir si le port du voile est une obligation du Coran. Par ailleurs, le port du voile à l’école doit-il, selon vous, être interdit en France par un texte de loi ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je me présenterai avant de brosser un rapide tableau de la situation, à partir de quoi j’essayerai de répondre à vos questions.

Docteur en sciences islamiques, j’ai procédé à une approche historique de l’islam et je suis actuellement enseignant de langue et civilisation arabes à Rennes II.

Je m’attacherai plus particulièrement à quatre points. D’abord, le foulard et les qualificatifs qui s’y rapportent. D’aucuns parlent du foulard islamique ; d’autres du costume légal, le charai. Dans les deux connotations, islamique ou légale, prévaut une démarche, soit défensive, soit offensive. A mon sens, l’islam est une religion sans signe, elle ne reconnaît pas les signes, ni le croissant, ni l’étoile à cinq branches, ni le foulard...

Que veut donc dire une jeune fille « voilée » ?

Selon moi, on ne doit pas toujours renvoyer au religieux pour donner des avis religieux. Si l’on étudie une question en se fondant sur les textes coraniques, lesquels, comme tous textes religieux peuvent être interprétés, on peut conclure à une chose et à son contraire. Si l’on ouvre la porte de l’interprétation des textes pour savoir si le port du voile est une obligation religieuse, certains répondent « oui » en se référant à des versets coraniques qui appellent les musulmanes à se couvrir la tête. D’autres lectures suivent le mouvement du texte dans l’histoire. S’il en ressort que c’est une obligation, celle-ci n’a toutefois pas la même force que l’obligation de la prière et du jeûne du mois du ramadan. Je suis plutôt favorable à la seconde thèse : il s’agit d’une obligation, soit ! Mais ce n’est pas une obligation aussi forte que celle du jeûne ou de la prière.

M. Eric RAOULT, Président : Les personnes auditionnées auparavant ont parlé à ce titre de « prescription ». Etes-vous d’accord avec l’idée qu’il s’agit non pas d’une obligation, mais d’une prescription ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je vous répondrai en abordant le deuxième point de mon exposé : doit-on toujours faire appel à des explications religieuses pour éclairer des faits de société ?

Pour moi, prescription ou obligation revêtent le même sens : c’est un jeu de mots, relevant du conceptuel. Si on laisse la porte ouverte et si l’on demande aux imams, aux religieux, aux théologiens de se prononcer, la liste s’allonge. On pourra ainsi, un jour, nous imposer la polygamie en s’appuyant sur des textes. Je viens de Tunisie qui est un pays monogame. J’ai découvert la polygamie en France. Les polygames sont couverts par la loi française qui n’interdit pas d’avoir des enfants tout en étant célibataires, c’est le concubinage. De grands imams, de renommée, voire progressistes, contractent avec une femme, puis par une ruse juridique, récitent la première sourate du Coran et la deuxième femme devient légitime ! Si l’on fait appel à des explications religieuses pour des décisions politiques ou pour des faits sociaux, on ne s’en sort pas car, alors, on portera la polygamie ou le mois du ramadan au rang de la normalité, en cherchant des solutions fondées sur le Coran. Cela nourrira l’idée actuellement en vogue de la « charia des minorités ».

Des personnes théorisent sur le sujet. On défend la charia des minorités : puisque les musulmans sont minoritaires, il leur faut une législation. Cette idée, selon moi, est plus grave que les idées de ceux qui appellent à un Etat islamique. Tout d’abord, parce qu’une ambiguïté porte sur le terme de « minorité ». Par ailleurs, le hidjab ou le voile feront l’objet de dérogations données à ceux qui appellent pour la charia des minorités. L’interprétation est toujours présente. Ces mêmes partisans de la charia des minorités avancent l’idée que c’est prescrit, obligatoire. Ils ne se placent pas dans l’idée d’une lecture ouverte du Coran. C’est le danger de tout inscrire dans le cadre religieux.

L’un des plus zélé pour l’élaboration d’une la charia des minorités écrit dans son livre « Loi d’Allah, loi des hommes » que si une loi venait à être votée, il faudrait s’incliner. Mais c’est un piège car on ne peut entrer dans le cœur des gens. Que prescrit l’islam au sujet du foulard dit « islamique » ou « légal » ? Pour ma part, je n’emploie pas ces termes pour le qualifier, c’est un foulard, c’est tout. Que prescrit donc l’islam ? La pudeur. Sur le plan vestimentaire, les habits ne doivent être ni moulants ni transparents. Le reste relève d’un travail de l’homme. On parle du tchador ou de cet uniforme. Dans les pays de tradition musulmane, les femmes portent d’autres vêtements qui y ressemblent ; l’essentiel, c’est qu’elles suivent ce qui est prescrit. Pour autant, les filles non voilées ne sont pas moins pudiques que les filles voilées.

Oui ou non à une législation interdisant le port du voile ? Une loi présente des dangers. Des personnes se sentiront victimes et martyrisées. Cela s’accompagnera d’un attachement viscéral, parce que tout interdit est voulu. Enfin, on créera et consolidera l’idée de la femme au foyer. Certaines, trop zélées, accepteront de rester à la maison au lieu de travailler ou d’étudier. D’où ma proposition de ne pas juger le signe en tant que tel, par exemple, à l’école, mais de juger le comportement. Une fille qui refuse de passer un oral avec un professeur en l’absence d’une tierce personne a un comportement d’insolence qui n’est pas motivé par la pudeur. Elle sera jugée, selon le règlement intérieur de l’établissement, sur le fait qu’elle a refusé de passer une matière. L’islam n’interdit l’étude d’aucune discipline par les femmes. Refuser d’assister aux cours de sciences naturelles ou à d’autres cours ne relève pas de l’islam mais d’un excès de zèle religieux.

Je n’ai pas de solutions, si ce n’est quelques propositions. Je proposerai de légiférer en faveur d’un uniforme scolaire. Je suis pour le tablier pour les garçons, comme pour les filles. Lorsque je reçois des élèves qui portent des piercings un peu partout et les pantalons en vogue à l’heure actuelle, honnêtement, je me dis qu’ils n’ont nullement l’apparence d’élèves, pas plus que les jeunes filles qui portent le foulard. Nous sommes dans les extrêmes. Pour moi, le tablier donne à l’école son image la plus sobre, solennelle et sacrée.

M. Eric RAOULT, Président : M. Demiryurek, vous avez la parole, pour nous préciser la position des musulmans turcs de France sur ce dossier. Je rappelle que l’objet de notre mission ne porte pas sur toutes les facettes de la laïcité, mais sur les signes religieux à l’école.

M. Haydar DEMIRYUREK : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) représente 10 % de l’assemblée générale du Comité français du culte musulman (CFCM), où nous sommes représentés par 20 personnes.

La communauté turque, largement répartie sur l’ensemble du territoire, revêt une spécificité : son immigration est historiquement récente par rapport à celle des autres communautés.

Les enfants français d’origine turque ou les enfants turcs sont 73 000 à fréquenter autant les écoles publiques que privées. L’école républicaine est un facteur déterminant pour permettre l’intégration sociale de ces derniers. Par ailleurs, certains d’entre eux peuvent redécouvrir leur culture d’origine dans les centres culturels et cultuels.

Avant tout, je tiens à signaler mon profond attachement au principe de la laïcité à l’école qui permet à chaque élève de recevoir une éducation universelle, sans discrimination. Tout en conservant la culture d’origine, elle transmet les connaissances fondamentales et permet aux enfants musulmans de parfaire leur culture et surtout d’acquérir un esprit critique. Malheureusement, le contexte actuel ne permet pas de débattre sereinement de la question des signes religieux à l’école. Nous sommes pris dans un engrenage d’interprétations radicales et de dérives communautaristes du foulard à l’école, alors que celui-ci ne me semble pas incompatible avec la laïcité tant qu’il n’y a pas de troubles à l’ordre public ni à l’assiduité des cours. Ce sujet devrait continuer d’être analysé au cas par cas, ce qui ne peut être uniquement jugé par le chef d’établissement et l’équipe enseignante, conformément à l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989 et à la jurisprudence qui en a découlé. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de légiférer sur la question, même si l’on peut croire que les jeunes filles vont faire l’objet de pressions de la part de leurs parents qui voudront qu’elles prennent exemple sur celles qui ont décidé de se couvrir. Tel n’est pas mon point de vue, en partant du principe musulman « nulle contrainte en religion ». 

Le foulard n’exprime aucune revendication et ne cherche pas à faire passer un message. Il est l’aboutissement d’un cheminement personnel. Si l’on devait légiférer sans tenir compte de la position de ces jeunes filles, un certain nombre abandonnera l’école et s’exclura de la société. Cela aura pour conséquence de couper la communauté en deux : d’un côté, les musulmans laïques, de l’autre les réactionnaires. Dans ce cadre, notre instance, le CFCM se trouverait dans une situation très difficile. Je pense que c’est l’image de l’islam dans notre société et, plus particulièrement celle du foulard, qui doit être améliorée. Cette question figure parmi les points essentiels que devra examiner le CFCM, mais ce n’est pas la seule, car l’islam de France, qui vient tout juste de se doter d’une structure représentative depuis le mois de mai 2003, doit travailler pour répondre aux demandes les plus pressantes du culte musulman en France.

M. Eric RAOULT, Président : M. Ismaïl, vous avez évoqué la problématique de la loi. Un texte rappelant, dans ses différents points ou articles, le caractère sacré de la classe d’école serait-il ressenti différemment par les musulmans de France qu’un texte ad religionem ou ad nominem sur le voile ? En un mot, il s’agit pour le législateur, non de montrer du doigt ou de stigmatiser, mais de traiter de toutes formes de religion ou de mode. Vous aviez raison de souligner que de se trouver dans une classe avec une dizaine de jeunes affichant des piercings peut être ressenti comme une agression à l’égard de ceux qui ne les portent pas. Religion, mode, habitudes, l’interrogation sur ces signes religieux se pose. Nous en avons eu la démonstration ces dernières semaines à Aubervilliers, où des jeunes filles ont pris position en faveur du voile islamique, dans un contexte provocateur et pour affirmer un choix religieux.

Quelle est votre position ? Il ne s’agirait pas d’un texte contre les musulmans. Il s’agirait de considérer que dans la classe d’école, personne ne se distingue, tout comme le permettent les blouses dont on parlait tout à l’heure qui font que le fils de riche ou le fils de pauvre sont habillés de la même façon, et non les accoutrements de marque qu’il est aujourd’hui à la mode de porter.

Le texte ne porterait pas sur le voile à l’école, mais, à la suite du grand débat sur l’école, sur un certain nombre de points de réforme de l’Education nationale, parmi lesquels le problème spécifique de la classe d’école serait posé. C’est une des orientations du gouvernement.

M. Mohsen ISMAÏL : J’évoque un autre problème : la blouse ou le tablier peut nous mettre à l’aise face à des situations pareilles. Certaines élèves viennent en plein été voilées avec des gants noirs. Ce qui est rejeté, c’est l’excès. L’excès pourra être résolu par le tablier. Selon moi, si une circulaire devait être prise demandant aux élèves de venir la tête nue, les musulmans considéreraient cela comme une loi déguisée, ce qui accentuerait le malaise. En 1989, les deux jeunes filles présentées par les médias se sont perçues comme des héroïnes. D’autres adolescentes les suivront, résisteront, arguant du fait que certaines jeunes filles ont gagné leur cause devant les tribunaux. Je préconise la blouse et, s’agissant du couvre-chef, j’espère que l’on ne confondra pas celles qui portent le voile avec une arrière-pensée idéologique et celles qui le portent par tradition : le nœud, la couleur, ...

M. Jacques DESALLANGRE : Comment faites-vous la différence entre une jeune fille qui porte le voile de façon ostentatoire et une autre qui ne le porte pas de façon ostentatoire ? On ne voit toujours qu’un voile sur une tête.

M. Mohsen ISMAÏL : C’est pourquoi j’ai évoqué le comportement de l’élève à l’école. Un élève qui perturbe le cours ou qui refuse d’y assister, qui veut sortir de la classe pour prier ou une élève qui refuse d’être interrogée par un professeur masculin, tout cela relève de l’idéologie.

M. Jacques DESALLANGRE : Et pour les cours de natation ?

M. Mohsen ISMAÏL : Chaque discipline est une matière à enseigner. Chaque matière doit être suivie. C’est le professeur de la matière qui décide et de manière pédagogique. Un élève absent à un cours mérite zéro. Il passe devant le conseil de discipline. Pour moi, toute matière doit être respectée par les deux sexes. Il n’y a pas une matière obligatoire pour l’un et pas pour les autres.

M. Eric RAOULT, Président : M. Demiryurek, le recteur de Strasbourg nous a indiqué qu’il recensait environ 400 cas dans la limite de son rectorat qui compte une importante communauté turque. Nous avons été quelque peu surpris car les chiffres oscillent entre 130 et 200 cas à travers la France.

Par ailleurs, pour les jeunes femmes turques ou d’origine turque, n’y a-t-il pas une signification autre que religieuse qui est celle de la référence à la ruralité de leur pays, au respect des traditions ? Les familles turques n’ont-elles pas une représentation différente du voile, lequel est d’ailleurs davantage un fichu qu’un voile religieux ?

M. Haydar DEMIRYUREK : On peut aborder le voile autrement que sous la forme d’une prescription religieuse. Les instances religieuses en Turquie ont clairement indiqué qu’il s’agissait d’une prescription religieuse, mais de là à l’imposer au pouvoir politique, ils n’ont fait qu’émettre un avis.

Le foulard qui n’est pas un signe religieux, vous avez raison, fait partie, entre autre, de la tradition ; il a été porté par la grand-mère, l’arrière-grand-mère, depuis des générations et des générations. Il est devenu un élément de la tradition, de la culture même de ces femmes. Ne portant pas le voile, elles peuvent ne pas se sentir véritablement dans leur culture d’origine, pour certaines, pas pour toutes. Je ne suis pas sociologue et n’ai pas étudié le cheminement historique. Mais, incontestablement, il y a une continuité dans le respect des traditions et le foulard peut en constituer un exemple.

M. Eric RAOULT, Président : Quelle est aujourd’hui la situation en Turquie sur le port du voile dans les établissements scolaires ?

M. Haydar DEMIRYUREK : En Turquie, le voile est interdit par des circulaires dans les établissements scolaires, primaires, secondaires, y compris dans les facultés, même si aucune loi ne l’interdit. Dans les facultés, la décision d’autoriser ou non le port du voile appartient au recteur de l’établissement.

M. Jacques DESALLANGRE : Mais qui interdit le voile dans le primaire et le secondaire ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Une circulaire qu’appliquent tous les chefs d’établissement, sans exception. Tous les Turcs savent que c’est interdit, mais il n’y a pas de loi.

M. Eric RAOULT, Président : Cette circulaire est-elle récente ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Je ne connais pas la date exacte, mais elle est très ancienne. J’ai en ma possession une circulaire qui date de 1981, mais elle ne fait que confirmer ce qui se pratiquait auparavant.

Je ne connais pas très bien le système de fonctionnement de l’éducation en Turquie.

M. Eric RAOULT, Président : La question sera abordée au sein du CFCM avec des positions, semble-t-il, assez différenciées.

Votre organisation se place-t-elle en opposition complète à un texte de loi ou à une modification ou concevez-vous que, le problème se posant, le pays d’accueil d’un certain nombre de communautés musulmanes puisse être amené à légiférer sur ce point ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous nous devons de respecter les règles et les lois des pays dans lesquels nous vivons.

Le CFCM a tenu de très longs débats sur le sujet. Cela dit, en tant que secrétaire général, je pense que le problème du voile ne doit pas prendre toute la place dans nos travaux. Ce problème est, certes, important mais, pour une instance qui se crée, se focaliser sur la question et en débattre pendant des heures et des heures, sans aboutir, est stérile ; nous devons dépasser cela. L’islam de France attend beaucoup du CFCM. Onze commissions seront créées par le conseil d’administration ; elles devront étudier des sujets qui touchent directement à la pratique du culte musulman en France et qui doivent trouver une solution.

Selon nous, il ne faudrait pas légiférer pour ne pas créer un débat supplémentaire et pour éviter que le CFCM ne se divise. A ma connaissance, d’après les débats auxquels j’ai assisté, je pense qu’un accord est trouvé pour demander de ne pas légiférer.

M. Eric RAOULT, Président : A quelle période les travaux du CFCM devraient-ils conclure sur ce dossier du voile ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Il n’y a pas de commission qui s’occupera du voile.

M. Eric RAOULT, Président : M. Bechari a indiqué qu’il avait demandé qu’au sein du CFCM, un groupe de travail se penche et réfléchisse à ce dossier - sauf à avoir mal compris.

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous ne sommes pas une instance de théologie. J’ignore les déclarations des personnes auditionnées, mais j’avais cru comprendre qu’il y avait une unanimité pour s’opposer à une législation interdisant le voile à l’école.

Il est vrai que nous devons en débattre et rechercher une issue susceptible de satisfaire également les pouvoirs publics.

Mme Patricia ADAM : Nous ne sommes pas saisis du port du « voile » à l’école, mais du port de « signes religieux » à l’école.

M. Haydar DEMIRYUREK : Je me plaçais du point de vue du CFCM et de ce qui l’intéresse plus particulièrement, c’est-à-dire le voile à l’école.

Jusqu’à présent, personne n’a été désigné, aucune commission n’est chargée d’en débattre. Le CFCM n’est pas compétent pour définir le degré de prescription. Dans cette optique, je me vois mal débattre de la question au sein du CFCM. Des débats très longs ont, certes, eu lieu, les avis sont relativement convergents, mais aucun groupe de travail n’est désigné à ce sujet.

M. Eric RAOULT, Président : Les cas de jeunes filles arborant le voile, le fichu, le foulard, sont bien souvent identifiés comme provenant de certains pays, dont la Turquie fait partie. Il n’y en a quasiment pas d’origine africaine. Ainsi que M. Jean-Pierre Brard a eu l’occasion de le rappeler, voyez-vous une incidence liée à des pressions ou y a-t-il une relation de cause à effet ?

Dans le cadre du CFCM, des représentants sont issus de pays d’Afrique noire et représentent ces différentes communautés musulmanes. Le problème s’est-il posé dans les pays d’origine ? On vient d’évoquer la Turquie où le voile est interdit. En est-il de même au Mali, en Côte-d’Ivoire, dans les pays où l’islam, progressivement, a pris une importance qu’elle ne revêtait pas au cours de la période coloniale ou post-coloniale ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je suis très mal informé sur ce qui se passe en Afrique noire. Je puis citer l’exemple de la Tunisie dont la situation se rapproche de celle que connaît la Turquie. Cela remonte à une histoire lointaine, y compris sur la perception de la laïcité : les réflexions du Président Bourguiba et de Kemal Atatürk étaient parallèles. Le non-port du voile fut décrété par circulaire dans les lycées. Néanmoins, on rencontre parfois des jeunes filles portant le voile. Au lieu de porter l’uniforme blanc ou de couleur unie, elles portent un foulard, juste comme cela, les oreilles nues. Autre point : il est obligatoire pour tous d’avoir la tête nue sur les photos d’identité, y compris pour les hommes. Car la pièce d’identité, comme son nom l’indique, a pour fonction d’identifier une personne.

M. Jacques DESALLANGRE : Et pourquoi cela semble-t-il si difficilement transposable en France alors qu’en évoquant la Turquie et la Tunisie, vous avancez une référence similaire ? Dès que l’on parle de prendre la même disposition en France, vous semblez dire qu’il s’agit d’une difficulté insurmontable.

M. Mohsen ISMAÏL : Je ne parle pas de ma réaction personnelle, mais de celles qui portent le voile ou de ceux qui soutiennent le port du voile. Ils ramènent la question au champ de la liberté personnelle, à une certaine lecture de la laïcité.

M. Jacques DESSALANGRE : Ils retournent la laïcité contre elle-même.

M. Mohsen ISMAÏL : De même que pour les textes religieux : tout dépend de la lecture que l’on en fait. Un chercheur à l’Institut des hautes études scientifiques, qui a écrit un livre très important sur les oulima de Lazar, les gardiens de l’islam, montre bien comment les mêmes oulima ont prouvé que l’islam était socialiste à l’époque de Nasser et qu’il était pour la propriété privée sous Sadate. Les mêmes encore étaient pour la guerre contre Israël. Ils ont cité des versets coupés de leur contexte. Quand Sadate s’est rendu à Camp David pour conclure la paix avec Beghin, les mêmes oulima ont prononcé le verset : « et s’ils s’inclinent vers la paix, inclinez-vous vers la paix ». Il en va de même pour la lecture de la laïcité. Ils parlent de la neutralité de l’Etat. Ils essayent d’occulter. Je parle d’un constat, non de ma position personnelle, car je ne représente ni l’islam, ni une institution donnée...

M. Jacques DESALLANGRE : C’est assez inquiétant, parce que, avec l’exégèse, on fait tout ce que l’on veut ; quelle que soit la décision que l’on prendra, l’exégèse pourra faire avancer telle ou telle position.

M. Mohsen ISMAÏL : C’est pourquoi j’ai indiqué que l’on ne devait pas toujours chercher des réponses dans la religion, car on ne s’en sortirait pas. Une fois, une journaliste m’a appelé. Elle a commencé son propos en disant « Puisque vous avez étudié la théologie, est-ce que les musulmans doivent égorger cette année le mouton alors que sévit la fièvre aphteuse ? » Je lui ai répondu que ce n’était pas le théologien qui devait en décider, mais le vétérinaire, car le sujet relevait de la santé publique.

C’est pour cela que j’ai dit qu’il était grave et dangereux d’essayer de trouver des assises religieuses à telle ou telle question et de faire appel à un imam progressiste, à un imam orthodoxe... J’ai cité quelques exemples comme la polygamie, le ramadan ; dans les pays de tradition musulmane, on ne travaille que le matin en période de ramadan. Un jour peut-être en sera-t-il ainsi, puisque certains légifèrent pour une charia des minorités... Tout commence par de petites avancées. Un grand incendie débute par un mégot de cigarette. Je me place en tant que chercheur et c’est ma conscience citoyenne qui me fait dire ce que je dis.

M. Eric RAOULT, Président : La charia des minorités revient au fait que les musulmans de France revendiqueraient un droit qui ne serait pas celui des autres citoyens ?

M. Mohsen ISMAÏL : C’est ce que j’ai cru comprendre parmi les arguments des uns et des autres, pour ceux qui soutiennent la charia.

Je viens de publier un article sur la définition des concepts : il n’y a pas un droit qui s’appelle « le droit musulman ». Des réflexions juridiques se fondent sur les coutumes locales, là où l’islam s’est implanté. L’auteur qui appelle à la charia des minorités déclare que les musulmans ont toujours légiféré lorsqu’ils étaient majoritaires. L’histoire le dément : ils étaient toujours minoritaires du point de vue quantitatif. Je comprends les termes de « majorité » et « minorité », mais il y a un monde entre celui qui détient le pouvoir et les musulmans.

L’Afrique du nord a entrepris sept expéditions ; or l’islamisation des Berbères et l’arabisation ne sont intervenues qu’après des siècles. La législation est intervenue lorsque le pouvoir des kalifs a eu la mainmise sur certaines régions. Et les musulmans, du point de vue numérique, étaient minoritaires avant la conversion des autres. Là on part du principe que les musulmans étant minoritaires, certains points doivent être traités à part, en appelle au communautarisme, soit à une getthoïsation, et à un droit de protection. Ce que l’on appelle le « droit » - je ne dis pas le droit musulman ni la jurisprudence, mais la réflexion juridique - relève d’un travail humain et contextualisé, un ytihad humain. Ce n’est donc pas au théologien, uniquement à celui qui a fait des études religieuses, qu’il revient de décider. Les ytihad collectifs doivent fournir un effort collectif. Au sociologue, au médecin, au politicien, il appartient de trancher sur un sujet, parce qu’il n’y a plus d’érudit. Autrefois, il existait des gens comme Averroès, théologien, philosophe, médecin. Pour essayer de faire passer l’idéologie de la charia des minorités, certains acceptent des concessions, organisent des chantages. En qualité de chercheur, je mène un débat d’idées. J’ai écrit un article sur la coutume locale comme source de législation par excellence, qui va paraître au CNRS de Strasbourg dont je vous enverrai copie.

M. Eric RAOULT, Président : Nous parlons beaucoup des signes religieux à l’école. Ceux qui ne connaissent pas l’islam en parlent encore plus ! Les médias ne cessent d’évoquer la question dès que, à Aubervilliers ou au lycée de la Martinière-Duchère, des télévisions sont présentes à la sortie des écoles. N’avez-vous pas l’impression, connaissant bien tous les deux la communauté musulmane de France, que c’est vraiment le dernier des soucis d’un bon nombre de musulmans de France ? Ne sont-ils pas capables de dire à leur fille qu’il ne faut pas porter le voile à l’école ? La réponse donnée par la famille est tout aussi importante que celle des médias ou de l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Les cas de jeunes femmes voilées semblent limités, selon les chiffres disponibles. Sur une communauté musulmane très nombreuse, ceux qui nous disent de prendre garde aux conséquences d’une loi qui embraserait la communauté musulmane de France ne forment qu’un petit groupe de spécialistes ou de personnes particulièrement investies. Mais n’est-ce pas le dernier souci de beaucoup de musulmans plus concernés par les problèmes d’emploi, de violence, de santé, etc. ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous pensons qu’une éventuelle loi provoquerait autant de tensions, parce que nous tolérons la situation depuis 14 ans. On s’est fondé sur des libertés individuelles. Légiférer aujourd’hui reviendrait à susciter de lourdes tensions.

Quant à votre question, M. le Président, un énorme travail est à faire, non seulement au niveau de l’emploi, mais tel n’est pas notre but, ce n’est pas la raison pour laquelle nous nous sommes réunis et que cette instance a été créée ; elle a été constituée pour faire face au vide actuel en France relatif au culte musulman. Je vous ai parlé de la constitution des 11 commissions. Pour nous, le voile, dans la mesure où il n’est pas contraint et forcé auprès des filles, ne constitue pas l’élément essentiel de notre travail. Ainsi que vous l’avez souligné, les débats très passionnés, l’omniprésence des déclarations dans la presse sont des facteurs qui passionnent davantage encore les parents musulmans qui n’y comprennent plus rien. Pour eux, que leur fille soit voilée ou non ne pose pas un véritable problème dans leur âme et conscience, dans la mesure où personne ne le leur a imposé catégoriquement. Il n’y a pas de discours de mobilisation, de propagande. Il ne devrait pas y en avoir, puisqu’il s’agit d’un cheminement personnel.

C’est le fait de vouloir légiférer, de porter cela en première page des journaux qui crée un malaise au sein de la communauté, particulièrement au sein du CFCM, puisque cela empêche toute évolution et tout travail serein.

M. Eric RAOULT, Président : Messieurs, merci beaucoup. Si vous êtes les derniers ce jour à être auditionnés, vous n’en êtes pas moins parmi les premiers qui avez éclairés la mission sur un aspect non négligeable de la diversité des points de vue, M. Demiryurek pour la communauté turque de France et M. Ismaïl sur les différents aspects liés à la symbolique du port du voile.

Lorsque le CFCM se sera penché sur la question, nous aurons l’occasion - c’est une proposition que nous soumettrons à M. Debré - de nous revoir pour aborder le problème à la fin des travaux de la mission.


Source : Assemblée nationale française