1.- L’encadrement juridique du port, par les élèves, de signes religieux dans les établissements scolaires

En 1989, ont éclaté dans les établissements scolaires des incidents liés à la volonté de jeunes filles de porter le foulard en classe, en tant que signe d’appartenance religieuse.

Le 6 novembre 1989, au nom du gouvernement, le ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports a saisi le vice-président du Conseil d’État d’une demande d’avis sur la question de savoir :

  « si compte tenu des principes posés par la Constitution et les lois de la République et eu égard à l’ensemble des règles d’organisation et de fonctionnement de l’école publique, le port de signes d’appartenance religieuses est ou non compatible avec le principe de laïcité ;

  en cas de réponse affirmative, à quelles conditions des instructions du ministre, des dispositions du règlement intérieur des écoles, collèges et lycées, des décisions des directeurs d’école et chefs d’établissement pourraient l’admettre ;

  si l’inobservation d’une interdiction du port de tels signes ou des conditions prescrites pour celui-ci justifieraient le refus d’accueil dans l’établissement d’un nouvel élève, le refus d’accès opposé à un élève régulièrement inscrit, l’exclusion définitive de l’établissement ou du service public de l’éducation, et quelles procédures et quelles garanties devraient alors être mises en œuvre. »

Le Conseil d’État a, en premier lieu, rappelé que « le principe de laïcité de l’enseignement public, qui est un des éléments de la laïcité de l’État et de la neutralité de l’ensemble des services publics, impose que l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part de cette neutralité par les programmes et par les enseignants et d’autre part la liberté de conscience des élèves ».

Il a ensuite affirmé que « dans les établissements scolaires, le port, par les élèves, de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses ».

Néanmoins, il a assorti cette liberté d’un certain nombre de réserves, limitativement déterminées, pour lesquelles il admet une interdiction ponctuelle. Est ainsi prohibé, le port de signes religieux qui, soit par « leur nature », soit par « les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif » :

  « constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande » ;

  « porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative » ;

  « compromettraient gravement leur santé ou leur sécurité » ;

  « perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatifs des enseignants » ;

  « troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement du service public ».

Le Conseil d’État a aussi précisé qu’il est possible, en cas de besoin, de réglementer les modalités d’application de ces principes. Cependant, cette réglementation ne doit pas être édictée au niveau national, mais figurer dans les règlements intérieurs, adoptés par les conseils d’administration des collèges et des lycées. Les procédures disciplinaires incombent aux directeurs et chefs d’établissement : ainsi, des sanctions disciplinaires, comme l’exclusion des élèves, peuvent être prises, sous le contrôle du juge administratif.

Il ressort de cet avis que l’autorisation du port, par un élève, d’un signe religieux à l’école est la règle et son interdiction, l’exception. Le Conseil d’État s’inscrit donc dans la logique de sa jurisprudence classique selon laquelle sont censurées les interdictions générales et absolues.

Il convient de souligner, en premier lieu, que dans cette affaire, le juge a été confronté à la question de la signification du signe religieux, et notamment au problème de la signification du port du foulard au regard des droits de la femme. Comme l’a souligné M. Rémy Schwartz [1], maître des requêtes au Conseil d’État, lors de son audition par la mission :

« Cette question a été la plus difficile pour le juge puisqu’il a affirmé le nécessaire respect de l’égalité entre les sexes, ce qui est vraiment consubstantiel au principe de laïcité et même consubstantiel à la conception républicaine de la société. Mais il s’est heurté en même temps à une grande difficulté qui est d’interpréter les signes religieux et d’interpréter le sens donné par des religions à des signes. Or, le juge dans un Etat laïque est, d’une façon plus générale, démuni lorsqu’il doit définir ce qu’est une religion et ce qu’est un fait religieux. (...) Le juge, même s’il avait conscience que certains foulards révélaient une situation d’inégalité de la femme sans doute peu acceptable dans la République, s’est heurté aux limites de son rôle en estimant qu’il ne pouvait donner une signification aux signes religieux. »

En second lieu, le Conseil d’État établit une distinction très claire entre « un signe religieux ostentatoire » et « le port ostentatoire d’un signe religieux ». Le juge refuse en effet de considérer qu’un signe est, en lui-même, ostentatoire : ce n’est pas le signe qui est ou peut être ostentatoire, mais bien son port et donc le comportement qui en résulte.

Le Conseil d’État a été amené, dans sa jurisprudence à réaffirmer cette position de principe, tout en précisant progressivement les circonstances dans lesquelles le port de signes religieux peut être interdit et sanctionné.

Ainsi dans un arrêt Kherouaa [2] du 2 novembre 1992, le Conseil d’État a annulé la disposition du règlement intérieur d’un collège portant interdiction générale du port de signes religieux et, en conséquence, la décision d’exclusion prononcée par le proviseur à l’encontre de trois jeunes filles qui avaient porté le voile. Comme le relève le commissaire du gouvernement M. Yann Aguila, cet arrêt « n’a jamais été un feu vert donné au port du foulard ». Il confirme que chaque cas est apprécié en fonction de circonstances concrètes : seules des modalités d’interdiction fondées sur les cas visés par l’avis du Conseil d’État sont recevables. Ainsi, dans un arrêt Yilmaz [3] du 14 mars 1994, le juge administratif a annulé une disposition du règlement intérieur d’un lycée d’Angers qui prévoyait qu’« aucun élève ne sera admis en salle de cours, en étude ou au réfectoire, la tête couverte ».

En revanche, dans un arrêt Aoukili [4] du 10 mars 1995, le juge a confirmé la décision d’exclusion de deux élèves ayant refusé d’enlever leur voile en cours de gymnastique. Outre l’argument de la sécurité et du bon déroulement des cours, l’arrêt retient que le père, en distribuant des tracts et en médiatisant l’affaire, a aggravé le trouble à l’ordre public. Dans le même sens, une décision Epoux Wisaadane [5] du 27 novembre 1996 valide la sanction d’absences répétées aux cours d’éducation physique. Dans un arrêt Ait Ahmad [6] du 20 octobre 1999, le juge a précisé que l’administration n’a pas à vérifier si, au cas par cas, la tenue vestimentaire de chaque élève est adéquate à une activité précise. Les décisions en la matière peuvent résulter de l’application de règles générales dans l’établissement, notamment dans le cas ou le port de signes religieux pose un problème de sécurité des élèves (cours de technologie, d’éducation physique ou de sciences de la vie et de la terre).

Dans les arrêts Ligue islamique du Nord [7], et Epoux Tlaouziti [8] du 27 novembre 1996, le Conseil d’État a relevé que la participation à des mouvements de protestation par des élèves a gravement troublé le fonctionnement normal de l’établissement et justifié leur exclusion.

Au vu de cette jurisprudence, votre Président souhaite nuancer l’affirmation selon laquelle le port de signes religieux à l’école a donné lieu à des jurisprudences contradictoires. Des analyses trop rapides ont conduit certains commentateurs à conclure que l’arrêt Kherouaa était un feu vert donné au foulard, et l’arrêt Aoukili son interdiction. Comme le montrent ces différents arrêts, la jurisprudence du Conseil d’État, depuis 15 ans, a été parfaitement cohérente avec l’avis rendu en 1989.

Cependant sa mise en œuvre est complexe pour les chefs d’établissement qui doivent motiver suffisamment et correctement leurs décisions de renvoi. C’est ainsi que pour des faits identiques, le Conseil d’État a pu rendre des décisions contraires, en raison de simples différences dans les motivations des décisions de renvoi, ce qui a accru le sentiment d’incompréhension du système juridique actuel.

Une circulaire du ministre de l’éducation nationale a été prise le 12 décembre 1989 pour développer les conclusions de cet avis. Elle reprend la position de principe du Conseil d’État. Cependant, cette circulaire n’est pas dépourvue d’ambiguïté puisque, tout en admettant la possibilité du port, par les élèves, de signes religieux dans les écoles, elle indique qu’en cas de conflit « le dialogue doit être immédiatement engagé avec le jeune et ses parents afin que, dans l’intérêt de l’élève et le souci du bon fonctionnement de l’école, il soit renoncé au port de ces signes ». Par conséquent, les chefs d’établissement se trouvent dans la position délicate de devoir admettre le port de signes religieux dans les écoles, tout en faisant en sorte, qu’en pratique, il n’y en ait pas...

Pour répondre aux inquiétudes des chefs d’établissement, une seconde circulaire du 20 septembre 1994 a été prise. La position adoptée à l’égard du port de signes religieux est plus ferme que celle de 1989. En effet, elle établit tout d’abord une distinction entre signes ostentatoires et signes discrets, mais surtout, elle introduit l’idée que certains signes peuvent être ostentatoires en eux-mêmes en préconisant l’interdiction de « signes si ostentatoires que leur signification est précisément de séparer certains élèves des règles de la vie commune. » La position de cette circulaire inverse dès lors les solutions de 1989 : le principe est l’interdiction et l’on ouvre, ensuite, un espace de liberté aux seuls signes discrets.

Malgré cette interprétation plus ferme des principes, le Conseil d’État a considéré, dans un arrêt « association Un Sysiphe » du 10 juillet 1995, que le ministre de l’éducation nationale s’était borné à donner, dans la circulaire, son interprétation de la laïcité, sans qu’aucune de ses dispositions n’ait de valeur normative. Selon cet arrêt, la circulaire n’avait donc qu’une valeur interprétative, non susceptible de remettre en cause la position du Conseil d’État.

Lors de son audition, M. Claude Durand-Prinborgne [9] juriste de droit public, ancien responsable de l’enseignement scolaire et ancien recteur, spécialiste des aspects juridiques de la laïcité, a ainsi rappelé que la circulaire de 1994 n’avait pas modifié le régime juridique existant : « L’actuel vice-président du Conseil d’État, au moment de l’intervention de la circulaire Bayrou, en 1994, en a livré, au journal « La Croix », une critique assez sévère. Il y voyait une tentative pour glisser de la notion de « port ostentatoire » à celle de « signe ostentatoire ». Si le Conseil d’État n’a pas annulé, dans son arrêt suivant, cette circulaire c’est qu’il l’a considérée comme purement interprétative, comme non créatrice de droit et donc comme non illégale. Mais il ne l’en a pas moins écartée de sa jurisprudence postérieure ! Le Conseil d’État reste attaché à la notion de comportement. »

Par conséquent, il n’existe, en droit positif, aucune règle juridique encadrant le port, par les élèves, de signes religieux dans les écoles, autre que la jurisprudence administrative.

2.- L’élève, un individu titulaire de droits, soumis à des obligations spécifiques

Le problème juridique du port, par les élèves, de signes religieux s’inscrit dans le cadre d’une évolution du système normatif qui tend à faire de l’élève non plus un simple usager du service public mais véritablement un individu titulaire de droits et soumis à des obligations.

Cette évolution est tout d’abord perceptible dans la loi du 11 juillet 1975 dont l’article 13 prévoit, dans les établissements scolaires, la constitution d’une « communauté scolaire » regroupant les personnels, les parents et les élèves. Les droits et les devoirs des membres de cette communauté sont définis dans le règlement intérieur des établissements. Mais c’est surtout la loi d’orientation sur l’Education du 10 juillet 1989 et le décret n° 91-173 du 18 février 1991, relatif aux droits et obligations des élèves dans les établissements publics locaux d’enseignement du second degré, qui étendent aux collégiens et aux lycéens les libertés d’expression, d’information, de conscience, de réunion, d’association, et de publication, « dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité ».

Il convient de souligner que la loi n’évoque pas la liberté d’expression des convictions religieuses.

Témoigne aussi de cette évolution, l’abandon par le Conseil d’État de sa jurisprudence traditionnelle sur l’irrecevabilité des recours formés contre les règlements intérieurs des établissements scolaires, considérés, jusqu’alors, comme des mesures d’ordre intérieur, en vertu de l’adage « de minimis non curat praetor » [10]. En censurant un règlement dans l’arrêt Kherouaa du 2 novembre 1992, le juge témoigne de cette évolution qui tend à reconnaître la garantie des droits et libertés.

Cependant, ces droits doivent être conciliés avec certaines règles nécessaires au bon fonctionnement du service public de l’enseignement du second degré, qui peuvent être synthétisées dans la notion « d’ordre public scolaire » (neutralité, égalité, sécurité, assiduité....).

Ainsi, comment le problème de la compatibilité de l’obligation d’assiduité avec la liberté religieuse se pose-t-il ? Peut-on concilier « le temps de l’école et le temps de Dieu » [11] et accorder des autorisations d’absence pour la célébration de fêtes religieuses ?

Dans le passé, la difficulté a été résolue par des accommodements locaux, résultant de la bonne volonté des chefs d’établissement, qui ont autorisé des aménagements de l’emploi du temps, ou de celle des élèves eux-mêmes, qui ont accepté d’assister à des cours, sans prendre de notes. On a toutefois constaté des raidissements de positions, à la fois de la part des élèves et des chefs d’établissement, au cours des années récentes, qui ont conduit le Conseil d’État à se prononcer dans les arrêts Consistoire des israélites de France et autres et Koen [12] du 14 avril 1995, sur la possibilité de déroger systématiquement aux cours le samedi pour des motifs religieux. Le Conseil d’État a admis la possibilité d’octroyer des autorisations d’absence mais, d’une part, les dispenses doivent être nécessaires à l’exercice d’un culte ou la célébration d’une fête religieuse, et d’autre part, elles doivent être compatibles avec l’accomplissement des tâches inhérentes aux études par les élèves et avec le respect de l’ordre public dans l’établissement.

La liberté d’opinion et d’expression des élèves ne saurait donc remettre en cause l’obligation d’assiduité. L’ordre public scolaire impose, en effet, aux élèves des obligations qui peuvent limiter la liberté d’expression religieuse.

Cette situation ne signifie pas pour autant que l’emploi du temps scolaire « ignore » le fait religieux. En effet, l’article L. 141-3 du code de l’Education dispose que « les écoles élémentaires publiques vaquent un jour par semaine en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires. ». Il s’agissait de la journée du jeudi, puis de la journée du mercredi.

Concernant les dates d’examen, on constate une certaine souplesse dans l’application de la laïcité pour tenter de respecter les convictions des uns et des autres. Le service public prend en compte, notamment pour les dates d’examen importantes telles que le baccalauréat, les fêtes religieuses, qu’elles soient catholiques, juives et musulmanes.

Dans l’application des principes, une distinction est donc faite entre l’autorisation ponctuelle d’absence ou la prise en compte des fêtes religieuses pour fixer des dates d’examen, qui relèvent de la souplesse de la pratique administrative, et une atteinte systématique à l’obligation d’assiduité, qui s’oppose aux obligations scolaires de l’élève.


Source : Assemblée nationale française

[1Audition du 11 juin 2003

[2Conseil d’Etat, 2 novembre 1992, M. Kherouaa et Mme Kachour, M. Balo et Mme Kizic

[3Conseil d’Etat, 14 mars 1994, Yilmaz

[4Conseil d’Etat, 10 mars 1995, M. et Mme Aoukili

[5Conseil d’Etat, 27 novembre 1996, M. et Mme Wissaadane et M. et Mme Hossein Chedouane

[6Conseil d’Etat, 20 octobre 1999, ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie c/ M. et Mme Ait Ahmad

[7Conseil d’Etat, 27 novembre 1996, Ligue islamique du Nord

[8Conseil d’Etat, 27 novembre 1996, M. et Mme Tlaouziti

[9Audition du 7 octobre 2003

[10« Le juge ne se préoccupe pas des petites affaires »

[11M. Yann Aguila, commissaire du gouvernement : conclusions sur les arrêts du 14 avril 1995, Consistoire des israélites de France et autres, et Koen

[12Conseil d’Etat, Assemblée, 14 avril 1995, Consistoire des israélites de France et autres, et Koen