1.- Les élèves ne sont pas de simples usagers du service public

Le régime juridique actuel crée une distinction regrettable entre la situation des élèves et celles des enseignants. Certes, les enseignants, en tant qu’agents de la fonction publique, doivent respecter certaines obligations. Mais les élèves font eux aussi partie de la « communauté éducative » et, surtout, ils font, à l’école, l’apprentissage de la citoyenneté et du « vivre ensemble ». Les élèves ne sont pas de simples usagers du service public, ils sont des individus en construction dans une institution dont la mission est de les former.

Lors de son audition par la mission, M. Michel Bouleau43, magistrat près du tribunal administratif de Paris a ainsi affirmé : « La position actuelle du Conseil d’État repose sur cette division, avec d’un côté l’usager, et de l’autre, les agents du service public. Personnellement, je trouve cette division trop simple, voire trop grossière, car elle oublie une autre catégorie : les collégiens et les lycéens. En effet, les élèves ne sont pas dans le même rapport avec le service public que les usagers de la Poste, par exemple. On attend des usagers dans un bureau de la Poste de respecter un certain silence, l’ordre d’arrivée et de ne pas fumer. (...) Par ailleurs, l’école n’est pas un espace public neutre comme peut l’être un bureau de poste. Elle s’inscrit dans un ordre public qui est celui de la République, et dans lequel certaines valeurs ont un caractère plus prégnant que dans la plupart des services publics. Cela peut justifier, à mon sens, que l’on donne, y compris s’agissant des élèves, une portée beaucoup plus contraignante au principe de laïcité, allant jusqu’à lui donner la signification d’une obligation absolue de cacher son appartenance religieuse, et pour les enseignants de faire l’effort de méconnaître l’appartenance religieuse des élèves. C’est cette approche qui suppose que l’appartenance religieuse des élèves ne soit pas immédiatement apparente. »

2.- En tant que membres de la communauté éducative, les élèves peuvent se voir imposer des obligations propres au service public de l’éducation nationale

Pourquoi dans le cadre spécifique que constitue l’école, l’élève ne devrait-il pas respecter une obligation de neutralité, permettant ainsi un apprentissage plus aisé du « vivre ensemble » ?

Certes, les élèves se sont vu reconnaître l’exercice de libertés fondamentales par la loi du 10 juillet 1989. Cependant, le système juridique actuel prévoit des limites : ces droits doivent être conciliés avec certaines règles nécessaires au bon fonctionnement du service public de l’enseignement, qui peuvent être synthétisées dans la notion « d’ordre public scolaire ».

Ainsi, l’obligation d’assiduité peut venir contraindre la liberté d’exercer son culte, comme l’a montré le Conseil d’État dans les arrêts Consistoire des israélites de France et autres et Koen [1] du 14 avril 1995. Or c’est bien l’exercice du culte lui-même qui était en cause (respect du commandement du repos le samedi), et qui a été limité.

On peut considérer que les justifications théoriques et juridiques de cette jurisprudence sont les suivantes [2] : l’obligation d’assiduité est une règle inhérente à la vie de la communauté éducative, y déroger comporte le risque de se voir développer des emplois du temps « à la carte ». Permettre des dérogations porte atteinte au bon fonctionnement du service public de l’éducation. L’obligation d’assiduité ne saurait donc s’accommoder d’une dérogation systématique.

Ne peut-on pas considérer que le bon fonctionnement des établissements scolaires et le principe la laïcité, principe de valeur constitutionnelle, puissent aussi justifier, comme l’obligation d’assiduité, une limitation de la liberté des élèves de manifester leurs convictions religieuses ?

Le Conseil d’État a déjà admis des limites à la libre expression des convictions par les élèves. Il a ainsi considéré, dans un arrêt Rudent du 8 novembre 1985, qu’était incompatible avec le principe de neutralité, l’organisation de réunions dans les lycées par des groupements politiques [3] Certes, cet arrêt est antérieur à la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 qui a réaffirmé la liberté d’expression des élèves. Cependant, le juge administratif n’a pas, pour l’instant, remis en cause cette jurisprudence. Les commentateurs de l’arrêt Rudent justifiaient ainsi cette jurisprudence [4] : « pour bien comprendre comment un principe général relatif au fonctionnement du service public peut, en l’espèce, affaiblir une liberté reconnue à des personnes - les élèves - qui sont des usagers et non pas des agents de ce service, il faut considérer deux points : d’une part, la présence des élèves dans l’établissement scolaire et les activités qui, de leur fait, s’y déroulent, ne peuvent pas être dissociées du fonctionnement de l’établissement, d’autre part, les élèves sont, en tout état de cause, directement associés au service public de l’enseignement, dès lors qu’ils appartiennent à la « communauté scolaire ».

La différence de traitement entre les manifestations de convictions religieuses et politiques est-elle tout à fait justifiée ? Peut-on encore réellement considérer, compte tenu du contexte nouveau de la laïcité et des nouvelles formes de revendications identitaires, que les manifestations d’appartenance religieuse ne sont pas des actes de prosélytisme ?

Dans la mesure où le port de signes religieux porte atteinte au principe de neutralité de l’espace scolaire, il apparaît légitime de considérer qu’un certain devoir de réserve soit imposé aux élèves, membres de la « communauté éducative », afin de permettre une garantie plus forte du principe de laïcité, c’est-à-dire du respect, par tous, des croyances de chacun.


Source : Assemblée nationale française

[1Conseil d’Etat, Assemblée, 14 avril 1995, Consistoire des israélites de France et autres, et Koen

[2On se reportera à cet égard aux conclusions du commissaire du gouvernement Yann Aguila sur les arrêts Conseil d’Etat, Assemblée, 14 avril 1995, Consistoire des israélites de France et autres, et Koen

[3Conseil d’Etat, 8 novembre 1985, Ministre de l’éducation nationale c/ Rudent

[4Mme Sylvie Hubac et M. Michel Azibert, maîtres des requêtes au Conseil d’Etat « Actualité juridique - Droit administratif », 20 décembre 1985