(procès-verbal de la séance du mercredi 20 novembre 2002)

M. Xavier de ROUX, président : Avant de nous présenter vos vues sur les améliorations à apporter aux principes français de gouvernement d’entreprise, sans doute serait-il souhaitable de rappeler brièvement votre rôle sur les marchés financierss.

M. Pierre BOLLON : Notre métier vient en soutien des investisseurs : c’est le buy-side, à distinguer du sell-side, qui regroupe les services aux émetteurs. Les épargnants sont nos mandants, ce qui nous crée des obligations dans l’organisation des marchés financiers et dans le gouvernement d’entreprise. Nous ne sommes pas les mandataires d’Euronext.

L’industrie française de la gestion financière a subi une très forte mutation ces dernières années. Elle gère 1 400 milliards d’euros. Paris est devenue une place internationale forte. Elle se situe au deuxième rang mondial pour les organismes de placement collectif en valeurs mobilières (opcvm), derrière les États-Unis, à égalité avec la place luxembourgeoise, et devant toutes les autres places. Si les mandats de gestion sont ajoutés aux opcvm, elle se place au quatrième rang mondial, après les États-unis, le Royaume-Uni et le Japon, mais devant la Suisse. Cette industrie a su se structurer de façon exemplaire, alors même que les entreprises françaises ne disposaient pas de la clientèle des fonds de pension. Cette structuration est intervenue avec la loi de modernisation des activités financières en 1996, qui a imposé la filialisation généralisée de la gestion pour compte de tiers. Cette loi s’est trouvée en convergence avec la volonté de l’industrie, marquée par la mise en œuvre d’Europlace, à la suite du rapport présenté par M. Gérard de La Martinière.

M. Alain LECLAIR : Notre métier est peu connu, parce que notre structuration est récente. La moitié des produits portant des garanties au Japon sont pourtant gérés par des Français. Au cours de ces dernières années, nous avons renforcé notre action dans le domaine du gouvernement d’entreprise. Mais cela impliquait que nous soyons fortement structurés. Notre préoccupation était la suivante : des lois existent, des rapports de place sont publiés ; mais il faut que les propositions entrent dans la vie des sociétés de manière réelle. Bien gérer, c’est aussi bien voter.

M. Jean-Pierre HELLEBUYCK : Notre commission sur le gouvernement d’entreprise existe depuis 1997. Elle a établi des recommandations en 1998, avec pour objectif d’inciter les sociétés de gestion à voter dans les assemblées générales.

M. Xavier de ROUX, président : Vous avez pris une position originale sur le rôle des assemblées générales en leur accordant un rôle privilégié en matière de croissance externe. Pouvez-vous préciser votre pensée sur cette question ? S’agit-il de soumettre aux assemblées générales la question du contenu de la stratégie de croissance externe ou bien seulement la question de son financement ? Par ailleurs, vous semble-t-il utile de faire agréer une charte de gouvernance par la future amf ? J’aimerai également connaître votre position sur la question du vote double, qui n’est pratiqué que par trois pays dans l’Union européenne. Enfin, quelle est votre position sur le projet de directive sur les services d’investissement ?

M. Jean-Pierre HELLEBUYCK : Un devoir de transparence s’impose aux dirigeants. L’assemblée générale est le premier endroit où celle-ci doit s’exercer. Pour nous, le gouvernement d’entreprise, ce n’est pas seulement le conseil d’administration, c’est aussi l’assemblée générale. En outre, nous sommes globalement opposés à tout ce qui enfreint la règle selon laquelle une action vaut une voix. Les actionnaires français n’utilisent pas assez leur pouvoir. Il faut observer qu’en Allemagne, le pouvoir de l’actionnaire est encore moins important qu’en France. Ces questions doivent se régler au niveau européen. Pour faciliter l’exercice du droit de vote, il conviendrait de lever, par la loi, le blocage des titres pendant les assemblées générales, qui est extrêmement gênant pour les gérants.

M. Alain LECLAIR : Lors d’opérations importantes, pouvant conduire à modifier l’objet social et l’activité d’une entreprise, il serait bon de soumettre ces changements d’orientation à l’assemblée générale. Il faut déterminer dans quelles limites. En effet, l’assemblée générale reste un instrument lourd de décision. De plus, la confidentialité de certains problèmes doit être respectée. Un autre moyen d’agir serait peut-être de transposer le système des autorisations données au conseil d’administration de lever des capitaux à l’encadrement des décisions d’endettement. L’endettement direct ou indirect peut dégrader la situation financière d’une entreprise, comme l’ont montré des exemples récents.

Lorsque France Télécom fait des acquisitions dans son domaine naturel d’activité, il faut laisser le conseil d’administration, surtout si l’on veut renforcer la gouvernance, décider. Lorsque Vivendi lance une opération qui modifie son cœur de métier, il faut soumettre la question à l’assemblée générale. Notre action en faveur de ce type de procédure a déjà eu des effets. Au moment de la fusion avec Universal, le président de Vivendi voulait faire passer, dans une seule résolution, l’ensemble des décisions de fusion, de nomination du nouveau conseil d’administration et de détermination des seuils de droit de vote. Nous avons eu des démêlés avec la société pour faire changer cette procédure. Si les convocations de l’assemblée générale étaient déjà lancées, nous avons néanmoins obtenu le vote de trois résolutions séparées. Le résultat fut qu’il y eut plus de votes négatifs que d’usage.

Nos codes de déontologie sont soumis à la cob. Ce schéma pourrait être élargi au fonctionnement des conseils d’administration. Il faut faire attention à ne pas rentrer dans le « confusionnisme » des organes dirigeants des entreprises. Si on veut clarifier le rôle du conseil d’administration, mais que, parallèlement, on convoque une assemblée générale à tout propos, la situation se traduira par une grande confusion et par la réticence des dirigeants à prendre toute décision. Un texte plus souple que la loi doit permettre de poser les frontières.

Nous sommes opposés au vote double. Notre pays est marquée une tare majeure : il a peu d’investisseurs individuels et institutionnels, à cause de l’absence de fonds de pension. Ce n’est pas une revendication, mais un fait. Beaucoup d’entreprises françaises, c’est le cas de sociétés familiales nouvelles en bourse, bénéficient d’une clause qui leur offre le temps de s’acclimater au marché, de bénéficier d’une période d’adaptation. Ce devrait être le seul cas de possibilité d’ouverture du vote double. Par ailleurs, des efforts ont été entrepris par les entreprises pour réduire la période de blocage des actions pendant les assemblées générales, période fixée de manière statutaire.

M. Pierre BOLLON : Nous ne réclamons pas l’interdiction pure et simple du vote double. Mais, si elle intervient, nous ne nous y opposerons pas. Comment faire pour faciliter l’exercice du droit de vote ? Nous pensons que le rôle de l’assemblée générale et la question de l’exercice du vote ont été sous-estimés dans le rapport Bouton. Il existe un moyen de sortir des difficultés causées par le blocage des titres en période d’assemblée générale. Comme aux États-Unis, nous pourrions instituer un système record date : la répartition des actions est fixée quelques jours avant la tenue de l’assemblée et cette répartition fait foi au moment des votes. Mais cela signifie que, si, entre le moment où est prise la photographie et celui où se tient l’assemblée générale, des actionnaires ont vendu des titres, ils pourront néanmoins voter.

M. Alain LECLAIR : Cela soulève un autre problème, qui n’a pas encore traité, celui des prêts de titres pendant les périodes d’assemblée générale. Le prêt constitue, pour l’investisseur, un moyen d’obtenir une rémunération supplémentaire. Les grands fonds de pension sont ainsi de grands prêteurs de titres. Avant d’interdire une « location » de titre en période d’assemblée générale, il faut bien réfléchir à la question. Le responsable de la gestion d’un portefeuille doit être aussi le responsable social. Le prêt de titres peut devenir, dans ce cadre, un obstacle au vote. Se pose, en outre, le problème des investisseurs étrangers, qui ne peuvent pas toujours voter.

M. Pierre BOLLON : En effet, l’exercice des procurations leur pose problème. Il ne fonctionne qu’au cas par cas, pour chaque assemblée, sans compter le fait que les informations leur parviennent souvent trop tard. Il faudrait pouvoir donner procuration à un autre actionnaire au-delà d’une seule assemblée générale. Là encore, le système américain de procuration générale (proxy) pourrait être utilement être transposé, à condition de ne pas permettre, comme c’est le cas aux États-Unis, de donner procuration à des professionnels spécialisés et de réserver la procédure aux seuls actionnaires.

M. Sébastien HUYGHE : La combinaison du système de record date et d’une procuration générale peut poser des problèmes importants, d’un point de vue pratique d’une part, au regard des principes du droit français d’autre part. Aussi peut-on imaginer un actionnaire qui donne procuration à un autre actionnaire au moment de la record date, mais qui se sépare de ses actions avant l’assemblée générale. Il a ainsi donné procuration à quelqu’un pour des titres qui ne lui appartiennent plus. Imaginons ensuite qu’il redevienne actionnaire. Que se passe-t-il pour lui si une assemblée extraordinaire est convoquée, compte tenu de la procuration générale qu’il a accordée ? À mon avis, la procuration générale initiale tombe et il doit, de nouveau, signer une procuration s’il ne peut se rendre à l’assemblée générale.

M. Alain LECLAIR : Il faudrait, en tout état de cause, modifier le deuxième alinéa de l’article L. 225-106 (8) du code de commerce et substituer aux mots « à une assemblée » les mots « à une ou plusieurs assemblées » et instituer une limite de validité pour la procuration. Je souhaiterais aborder une autre question, celle de la représentation des actionnaires minoritaires et de leur capacité à agir collectivement, directement ou par le biais des gestionnaires de titres, à l’occasion d’opérations financières particulières qui ne recueilleraient pas leur consentement. Si la class action américaine nous fait frémir, il ne nous semble pas inintéressant d’examiner le moyen de collectiviser certaines actions d’actionnaires gérés ou directs en essayant de limiter les possibilités de dérives constatées aux États-Unis.

M. Pierre BOLLON : La class action, telle qu’elle est pratiquée, a fait naître toute une catégories d’avocats qui sont spécialisés dans le recherche a priori de causes à défendre et d’actionnaires minoritaires à rassembler. Il faut bien évidemment éviter cela.

M. Xavier de ROUX, président : Je crois qu’il convient de bien distinguer deux choses : la class action recherche la responsabilité des administrateurs, ce n’est pas ce qui nous intéresse à ce stade de notre discussion ; en revanche, les actions de concert d’actionnaires minoritaires, dans le cas d’opérations précises, méritent d’être précisées.

M. Alain LECLAIR : En effet, il ne faut pas confondre class action et action concertée d’actionnaires minoritaires. Si l’on se concentre sur ce deuxième problème, on constate, aujourd’hui, que toute action concertée s’avère périlleuse. Si quatre sociétés d’investissement à capital variable (sicav) allaient voir ensemble la cob ou le cmf pour dire que le prix fixé par le régulateur pour l’action d’une entreprise qui fait l’objet d’une offre publique d’achat n’est pas satisfaisant, alors ces sociétés risqueraient fortement d’être accusées d’entente. Certaines actions collectives des actionnaires minoritaires sont formellement interdites, comme celle de mettre les pieds dans une data room au moment d’une offre publique d’achat. Est traqué tout ce qui peut conduire à une asymétrie d’informations.

M. Xavier de ROUX, président : La transparence du marché est essentielle pour l’exercice de votre métier. Quelle est la portée extra-territoriale du Sarbanes Oxley Act et notamment de l’obligation faite aux sociétés européennes cotées de se soumettre à la certification des comptes sous serment ? J’aimerai vous entendre, par ailleurs, sur le rôle des agences de notation. Comment concilier le contrôle éventuel, national, de ces agences avec le monopole qui leur est actuellement reconnu par la sec ?

M. Alain LECLAIR : En ce qui concerne la surveillance du marché et la mesure de la qualité des comportements, je souhaite attirer votre attention, comme vient de me le rappeler Jean-Pierre Hellebuyck, sur le fait que nous avons mis en place des cellules de veille des sociétés du SBF 120 et que tout écart d’une entreprise par rapport aux recommandations que nous avons faites est signalé sur notre site Internet aux gérants.

M. Pierre BOLLON : Trois agences sont reconnues officiellement par la sec. La question se pose de savoir si nous devons aller dans le même sens en Europe. La future amf devra, de conserve avec ses collègues européens, déterminer si elle vérifie ou non que les agences de notation mobilisent les moyens humains nécessaires à l’exercice professionnel de leur mission et comprennent notre système de manière satisfaisante. En échange de cette reconnaissance, se pose la question de savoir quels privilèges leur accorder. De notre côté, nous, gérants, devons entrer plus en discussion avec les agences de notation. Les décisions qu’elles prennent ont des conséquences pour les émetteurs, mais également chez les gérants.

M. Jean-Pierre HELLEBUYCK : Avec la mise en place de l’euro, le marché obligataire corporate a vu l’émergence de fonds qui s’engagent à avoir une certaine qualité de signature, d’où des effets d’escalier considérables lorsque la notation des entreprises dont les titres composent ces fonds diminue. Lorsque la situation d’une société se dégrade, ses obligations se dégradent, les fonds vendent : ces mouvements peuvent se traduire par des écarts de plusieurs centaines de poins de base en une seule journée.

M. Alain LECLAIR : Nous sommes dans un monde dans lequel, au moins pour ce qui concerne les produits de dette, il existe des agences de notation indépendantes, bien qu’elles soient payées par les émetteurs. En général, les agences constatent plutôt des faits réels. Dans certains domaines spécifiques, comme celui des investissements socialement responsables, des agences de notation particulières sont créées.

Or, du côté du marché des actions, nous nous trouvons face à un énorme problème : l’analyse financière est laissée totalement libre, entre des mains qui sont plutôt celles des émetteurs, c’est le sell-side. Les investment banks, comme l’ont révélé certains excès aux États-Unis, sont trop proches des émetteurs et très concentrées. Je préfère de loin le statut des agences de notation. Comment devons-nous financer l’analyse financière ? Si on veut couper le cordon de la rémunération des analystes financiers, il faut trouver une solution externe. Les Américains commencent à s’intéresser à cette question. Les investisseurs pourraient rémunérer de manière plus substantielle les analystes buy-side, mais cela va leur coûter très cher. Ira-t-on vers des agences d’analyse cofinancés par le sell et le buy-side ? La question est de savoir qui fabrique et diffuse l’information sur les marchés ?

M. Philippe HOUILLON : Si l’amf délivre aux agences de notation un agrément, je crains que cela n’ait que peu de portée. En effet, si elle donne son agrément à une agence autre que celles qui sont reconnues par la sec, il n’aura aucune valeur. Il faut agir au niveau européen. Comment voyez-vous la séparation des sociétés de bourse européennes ? Peut-on imaginer un régulateur pour le continent (Euronext) et un autre pour Londres ?

M. Alain LECLAIR : Nous sommes favorables à l’institution d’un régulateur européen. Le processus « Lamfallussy » nous paraît déjà un peu lent. On constate que, sur des points particuliers de la directive sur les services d’investissements, tels que la modification des ordres de bourse, les positions françaises sont mal acceptées par les partenaires.

M. Pierre BOLLON : Nous sommes résolument favorables, si ce n’est à un régulateur unique, du moins à un système européen de régulateurs. Mais, de nombreux problèmes se poseront. Certains pays refusent cette solution par peur de disparaître. D’autres veulent un marché européen, mais craignent, à l’exemple des Britanniques, qu’un régulateur européen se montre technocratique et trop interventionniste. La Banque centrale européenne n’en veut pas non plus, parce qu’elle souhaite logiquement garder son pouvoir. En résumé, personne ne se bat vraiment pour l’avènement d’un régulateur européen.

En conclusion et pour revenir aux problèmes de gouvernement d’entreprise, nous souhaitons que, plutôt que d’instituer une majorité d’administrateurs indépendants dans les conseils d’administration, tous les moyens leur soient donnés de faire leur métier. Je souhaite faire un parallèle, qui pourrait heurter nos partenaires du medef, avec les comités d’entreprise. Dans ces derniers, des moyens financiers sont accordés aux représentants de personnel pour qu’ils puissent pleinement remplir leur mission.

M. Xavier de ROUX, président : Les administrateurs ne disposent-ils pas, d’ores et déjà, des moyens d’exercer leur métier ?

M. Alain LECLAIR : Il faut leur attribuer un certain budget et inscrire dans la loi la possibilité, pour les administrateurs indépendants, de publier un rapport à l’occasion de l’assemblée générale. En revanche, nous ne sommes pas favorables à la présence obligatoire d’actionnaires minoritaires dans les conseils d’administration.

M. Philippe HOUILLON : Il convient être cohérent. Il ne faudrait pas que n’importe quel administrateur puisse aller consulter un avocat et demander des études particulières. Nous risquons d’introduire la confusion dans les conseils.

M. Pierre BOLLON : L’avant-projet de loi sur l’amf renvoie à des textes ultérieurs la détermination des membres du collège qui n’appartiendront pas à la sphère publique. Nous souhaiterions que les personnes issues du secteur privé soient bien réparties entre représentants des investisseurs et représentants des émetteurs. Ce n’est pas le cas aujourd’hui dans le collège de la cob, dans lequel il n’y a aucun gérant.

M. Alain LECLAIR : L’idée qui sous-tend cette proposition est toute simple. La surdomination des représentants du sell-side déséquilibre le marché. Pour une bonne régulation, il faut un équilibre entre émetteurs et investisseurs. En outre, je signale que nous avons beaucoup poussé depuis des années pour que soit adoptée une loi sur le démarchage. Il est indispensable qu’une déontologie soit mise en place dans ce domaine.


Source : Assemblée nationale française