(procès-verbal de la séance du jeudi 5 décembre 2002)

Le président Pascal CLÉMENT : Quel jugement portez-vous sur le projet de fusionner la cob et le cmf, c’est-à-dire deux entités au statut, voire à la culture différente (autorité administrative indépendante et autorité professionnelle dotée de la personnalité morale) ? S’agissant de la composition de la future amf, certains s’inquiètent d’y voir une prépondérance des émetteurs (comme c’est le cas pour la cob), c’est-à-dire du sell-side, au détriment du buy-side, c’est-à-dire des représentants des investisseurs. Quelle est votre position sur le sujet ? Comment voyez-vous le rôle de la future amf : régulateur ou policier (au risque de se couper du monde des affaires), rôle prudentiel de prévention du risque systémique ou contrôle de la bonne conduite des acteurs du marché ? Que pensez-vous des propositions émises par certains de voir la future autorité fusionner avec d’autres régulateurs, tels que la commission bancaire ou comité des établissements de crédit et d’entreprises d’investissement ?

N’y a-t-il pas quelque paradoxe à mettre en place en France un organisme qui, dans sa philosophie, évoque la sec américaine, au moment même où celle-ci n’a jamais été aussi discréditée ? Pensez-vous qu’il faille un régulateur européen des marchés financiers, qui puisse éventuellement peser sur l’extra-territorialité de la loi Sarbanes-Oxley ? Faut-il au contraire favoriser la constitution d’un réseau de régulateurs européens en dépit des missions et des statuts variés qui sont les leurs ?

Faut-il contrôler les agences de notation, comme l’a évoqué récemment le ministre de l’Economie ? Comment concilier ce projet avec le monopole qui leur est reconnu par la sec, seule à même de leur délivrer le nrsro ? L’Europe doit-elle délivrer son propre « agrément » alors que, comme on l’a vu, la sec voit son autorité sérieusement ébranlée ? La même question se pose sur les analystes qui, pour le coup, sont encore moins contrôlées que les agences de notation, aux mains des émetteurs qui plus est, c’est-à-dire ne prenant en compte que les intérêts du « sell-side » au détriment du « buy-side ». Comment contourner le problème de la surrémunération de ces analystes ? Je souhaiterais, enfin, vous poser la même question enfin sur les banques d’affaires. À l’heure où le législateur s’apprête à prévenir les conflits d’intérêts pour les commissaires aux comptes par exemple, n’y a-t-il pas quelque paradoxe à laisser les banques d’affaires en situation manifeste de conflits d’intérêts ? Doit-on s’en remettre au seul droit commun de la responsabilité ?

Il est généralement dit que les deux rapports établis sous l’autorité de M. Marc Viénot, pionniers en matière de gouvernement d’entreprise en France, ont considérablement amélioré la situation des entreprises françaises en matière de gouvernance et de transparence. Qu’en pense l’administrateur de sociétés qui comptent parmi les plus grosses sociétés françaises ? Pourquoi un rapport Bouton, voire « Bouton I », ce qui en laisse supposer un second ? Le seul fait qu’il s’agisse du troisième du genre après « Viénot I » en 1995 et « Viénot II » en 1999, ne montre-t-il pas que les bonnes pratiques tardent à s’introduire dans les faits ? Pourquoi, dans ces conditions, l’étude faite par l’institut Deminor, montrant que les sociétés françaises sont parmi les moins transparentes en Europe ? Pourquoi enfin l’étude du cabinet Korn Ferry (La Tribune, 3 décembre 2002), qui démontre que les traditions françaises demeurent et que les codes de bonne conduite se multiplient sans que les réalités n’évoluent vraiment ? Que pensez-vous de la notion d’administrateur indépendant ? Faut-il introduire dans notre droit un mécanisme de class action à la française ?

Paul Volcker, ancien directeur de la réserve fédérale américaine, va jusqu’à dire (Les Échos, 16 octobre 2002) qu’« il faut supprimer purement et simplement les stocks options », responsables selon lui, dans les années 1990, de la suspension de la distribution des dividendes aux actionnaires. Dans le même ordre d’idées, le Financial Times rappelait récemment que les dirigeants des 25 plus grosses sociétés qui ont fait faillite depuis le début de l’année avaient, entre 1999 et 2001, perçu 3,3 milliards de dollars en salaire, bonus et stocks-options, vendues avant que les cours ne s’effondrent... Quel est votre jugement sur le sujet ?

M. Michel PÉBEREAU : La création d’une autorité unique des marchés financiers serait une bonne réforme dans son principe. L’existence d’une autorité unique permettrait à toutes les parties prenantes de savoir à qui s’adresser en cas de besoin. Les acteurs étrangers qui s’intéressent à notre pays éprouvent de grandes difficultés en raison du foisonnement et de la complexité de nos réglementations. Ce serait pour eux un grand progrès que d’avoir un interlocuteur unique.

Il est très important que la fusion de la cob et du cmf n’aboutisse pas à créer une autorité déconnectée des marchés. Cette autorité doit être aussi proche des marchés que possible et, en conséquence, s’inspirer plutôt de la culture du cmf que de celle de la cob. Pour ce faire, il est peut-être utile de la doter de la personnalité morale. Surtout, il est essentiel que l’instance de décision de cette autorité soit majoritairement composée de professionnels. C’est ce qui se passe sur les marchés les plus dynamiques dans les pays étrangers. Il faut éviter une composition qui ferait une trop large place aux habitudes françaises, enclines à la représentation systématique de grands corps de l’État qui ont, par nature, peu de liens avec les marchés. Avoir un professionnel à la tête de la nouvelle entité serait une bonne idée. Le cmf a été très efficace.

S’agissant de la distinction entre pouvoir de sanction et pouvoir de régulation, je pense assez judicieux que le projet de texte prévoie, au sein de l’amf, une instance autonome pour assurer la fonction policière et juridictionnelle. Cette solution permet de traiter un problème réel de droit tout en assurant l’unité de l’autorité.

Ma conviction est qu’il serait souhaitable d’avoir une autorité européenne plutôt que des autorités nationales. Cela ferait avancer, de manière efficace, l’intégration du marché européen. Face aux marchés américains, il faut assurer la puissance et donc l’unité du marché financier européen. Tout ce qui y contribue va dans la bonne. Il est cependant sage de procéder par étapes. On peut commencer par mettre en place un système de coordination entre les régulateurs, sur le modèle du système européen de banques centrales. À condition que ce ne soit qu’une étape. Il faut la concevoir comme telle et penser dès maintenant à l’étape ultérieure, c’est-à-dire à la création d’une véritable autorité européenne et, parallèlement, à la mise en place de réglementations européennes. L’unification des marchés des capitaux est un élément important et structurant de la construction européenne ; l’évolution des autorités de marché vers une autorité européenne faciliterait sa réalisation.

La création de l’amf est donc pour les professionnels une bonne décision. Mais il nous paraît indispensable de compléter cette réforme. Dans ce secteur comme dans les autres, l’appareil public est trop lourd, trop compliqué ; les législations et les réglementations sont trop nombreuses, trop détaillées. Tout cela a un coût élevé qui pèse sur l’économie. Tout ce qui peut permettre de rationaliser et de simplifier ce dispositif va dans la bonne direction. Dans notre pays, au cours des vingt dernières années, le secteur privé s’est en permanence adapté, ajusté, alors que, dans le même temps, le secteur des administrations publiques est resté figé. Le principal mouvement a consisté à créer de nouvelles institutions, de nouvelles réglementations, qui se sont surajoutées à l’existant. Entre le moment où je suis entré à la BNP, en 1993, et aujourd’hui, en dix ans, toute l’organisation de la banque a changé, chacun de ses éléments s’est réformé, s’est adapté pour améliorer son efficacité, sa productivité. Je crains que, si je revenais aujourd’hui dans la fonction publique, je retrouverais l’essentiel des structures qui existaient en 1982 quand je l’ai quittée, plus quelques autres qui se sont surajoutées. Il faut adapter les structures du secteur public aux problèmes actuels, les moderniser, les simplifier, les alléger.

J’en viens à l’unification des systèmes de contrôle des banques et des sociétés d’assurance. Dans notre pays, la plupart des grands groupes bancaires vendent des produits d’assurances, ont des filiales d’assurance. Et, symétriquement, plusieurs groupes d’assurances proposent des produits bancaires. Unifier les structures de régulation (de la banque et de l’assurance) est donc, de notre point de vue, une bonne idée pour des raisons de simplicité. De très nombreux problèmes comptables et certains problèmes de provisionnement sont communs à la banque et à l’assurance : il est logique que tout un pan de normes prudentielles soit commun à ces deux secteurs industriels.

En ce qui concerne les agences de notation, ce sont des produits du marché. Elles sont nécessaires pour évaluer la solidité, la capacité de remboursement des entités qui émettent sur les marchés : elles assurent l’information des investisseurs qui ne sont pas forcément des professionnels ou qui n’ont pas la capacité d’apprécier la solidité de l’entité avec laquelle ils opèrent, les risques qu’ils prennent en lui faisant crédit. Ces agences répondent donc à un vrai besoin. Jusqu’à une période récente, personne ne contestait leur professionnalisme. On a commencé à les contester lorsqu’elles ont attribué des notes qui ont déplu : le ralentissement de la croissance économique a effectivement détérioré la situation de certaines entreprises. On les conteste plus encore lorsque le changement brutal de situation de certaines entreprises rend inévitables des changements rapides et de grande ampleur des notations.

Le président Pascal CLÉMENT : Sont-elles indépendantes ?

M. Michel PÉBEREAU : Rien ne me permet de douter aujourd’hui de l’indépendance des trois grandes agences de notation avec lesquelles nous travaillons dans le secteur financier. Je ne vois d’ailleurs pas vis-à-vis de qui elles se trouveraient dans une relation de dépendance qui serait de nature à affecter leur mission.

Le rôle qui est le leur les conduit à abaisser la note des entreprises dont la situation se détériore et aussi à accélérer les difficultés de celles-ci. Cela ne fait pas de doute. Elles informent tout le marché des difficultés que connaissent certaines entreprises ou certains États, et qui n’étaient parfois connues que de quelques personnes jusqu’à leur intervention. Elles ont donc un effet amplificateur. Mais, il est nécessaire que toutes les parties concernées soient informées de la situation réelle des entreprises ou des collectivités publiques. Ces agences ont donc un rôle économique utile ; elles contribuent à l’amélioration de la transparence.

Faut-il exercer sur elles certaines formes de régulation ? Sûrement, car elles peuvent commettre des erreurs comme tout le monde. Il faut que quelqu’un note les agences de notation. Il faut pouvoir les contrôler : les agences pourraient relever d’organismes déontologiques qui, périodiquement, donneraient un avis sur leurs performances. On peut imaginer qu’en Europe d’une part, et aux États-Unis, d’autre part, un organisme indépendant de l’ensemble des acteurs du marché soit mis en place, pour ce faire. Il pourrait être financé par une redevance prélevée sur les agences de notation.

Le président Pascal CLÉMENT : Est-il bon que les agences de notation autofinancent leur régulateur ? Dans ces conditions, comment les petits actionnaires pourraient-ils retrouver la confiance ?

M. Michel PÉBEREAU : La redevance ne doit pas créer de dépendance vis-à-vis de ceux qui la payent. L’autorité déontologique doit être indépendante, composée de personnalités incontestables qui connaissent bien les marchés financiers, à l’exemple d’un Paul Volcker aux États-Unis ou d’un Jacques de Larosière en Europe.

En ce qui concerne les analystes financiers, je souhaiterais revenir sur la crise de confiance actuelle. C’est une crise qui concerne le marché américain. C’est aux États-Unis que se sont produits certains évènements qui ont affecté la confiance du public dans l’indépendance de certains analystes financiers. Les États-Unis sont en train de régler leurs problèmes avec leurs méthodes. Rien ne permet de penser que nous ayons les mêmes problèmes en Europe. Donc nous n’avons aucune raison de nous culpabiliser sans raison, ni a fortiori d’appliquer des remèdes adaptés aux problèmes américains, de perturber le bon fonctionnement de notre propre marché par des règles qui ne lui sont pas adaptées.

Par exemple, jusqu’à présent, les murailles de Chine entre analyse financière et activités commerciales des banques européennes ont bien fonctionné. Personne n’a relevé des situations comparables à celles qui ont été relevées et condamnées à juste titre aux États-Unis, où certains analystes se voyaient recommander par leurs responsables ou les services commerciaux de leur banque une orientation de leur jugement pour des raisons purement commerciales. Au contraire, en France, certains responsables d’entreprises s’inquiètent de l’indépendance excessive de nos analystes, s’interrogent sur la compatibilité de leurs appréciations négatives avec les relations commerciales que leur entreprise peut avoir avec nos banques. Il m’est arrivé d’être appelé au téléphone par le responsable d’une grande entreprise cliente qui était perturbé par le jugement sévère qu’un analyste de la banque portait sur sa politique. J’ai toujours apporté la même réponse : nos analystes sont des professionnels indépendants ; je ne peux en rien influencer leur jugement. Comme tout le monde, ils peuvent se tromper : ils le reconnaîtront puisqu’ils sont professionnels. Il appartient aux entreprises qu’ils suivent de bien les informer puisque leur jugement est fondé sur des faits ; cela permet d’améliorer ce jugement. Je dois dire qu’en général, les responsables d’entreprises comprennent bien cela. Chacun s’efforce d’informer au mieux les analystes et le marché sur la politique qu’il conduit et les résultats qu’il obtient.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire au niveau de l’analyse financière. Notre système fonctionne bien, en France, grâce à un ensemble de règles déontologiques internes que les banques ont mis en place progressivement. Il nous faut en permanence évaluer ce système et l’adapter pour l’améliorer. En revanche, légiférer sur la déontologie me paraît irrationnel pour les analystes comme pour les membres du conseil d’administration de sociétés. L’éthique comme l’intégrité ne se décrète pas. Ce n’est pas en définissant des critères formels d’indépendance qu’on définit l’indépendance. La vraie indépendance, c’est l’intégrité du comportement. Si elle fait défaut, il faut sanctionner les comportements déviants par le droit commun civil (et non pas le droit pénal), en fonction des caractéristiques de la faute commise. Il est plus sage d’affirmer la nécessité de l’intégrité des analystes et des administrateurs que de définir des règles formelles d’indépendance, de même qu’il est plus sage de laisser aux entreprises le soin d’assurer cette intégrité.

Le président Pascal CLÉMENT : Il reste que le petit actionnaire est impatient de voir les autorités agir dans ce secteur et clarifier les compétences de chacun. Il souhaite pouvoir être sûr que les placements qu’il fait, notamment en vue de sa retraite, soient garantis.

M. Michel PÉBEREAU : Il faut laisser la concurrence faire son œuvre. J’ai été agacé de constater que le succès de certains de nos concurrents américains pouvait ne pas être sans rapport avec des pratiques que la morale réprouve. Ma conviction est que, sur une longue période, ce sont ceux qui, comme BNP Paribas, sont scrupuleux en matière de déontologie qui sont gagnants. La France possède tout un arsenal de protection du petit épargnant et c’est normal : la protection de l’épargne est indispensable a fortiori en ce qui concerne l’épargne en vue de la retraite. Mais, il existe toujours des épargnants qui cherchent des possibilités de gains plus élevés et qui sont prêts, pour cela, à prendre plus de risques pour obtenir plus de gains. Il y a bien des façons de prendre plus de risques : chaque banque propose des produits plus ou moins risqués aux épargnants ; ceux-ci choisissent en connaissance de cause. Une façon de prendre des risques, c’est de ne pas s’informer de la réputation de l’établissement auquel on confie son épargne. Chacun doit être libre de sa décision mais en en acceptant les conséquences : c’est le fondement même de la liberté individuelle, qui est indissociable de la responsabilité.

Vous avez posé la question de la surrémunération des analystes. C’est vrai que nos spécialistes sont bien payés, trop parfois du point de vue de l’employeur que je suis. Mais ils ont une valeur de marché. Il faut l’accepter. Pour tout ce qui concerne la rémunération du talent d’un professionnel, il faut laisser le marché fonctionner, dans ce domaine comme dans d’autres. Tôt ou tard, le prix des analystes baissera, compte tenu de l’arrivée sur le marché de candidats à cette profession, qui sont de plus en plus nombreux précisément parce que les rémunérations y sont élevées ; ce mouvement est déjà engagé. Il n’y a pas de possibilité de régulation a priori. Mais, il ne faudrait pas que les rémunérations soient liées à des comportements déontologiques déviants. Il ne faut pas que la rémunération soit liée à la corruption du jugement.

Le président Pascal CLÉMENT : Que pensez-vous de l’indépendance des banques d’affaires ?

M. Michel PÉBEREAU : C’est, là aussi, un problème beaucoup plus aigu aux États-Unis qu’en Europe. Au cours des dernières années, les brokers de Wall Street sont devenus très rapidement de grandes banques d’investissement, opérant à l’échelle mondiale : ils font du conseil fusion-acquisition, interviennent sur les marchés primaires et secondaires des actions et des obligations, ils ont aussi désormais des activités de banque commerciale. Ils sont devenus des banquiers à part entière. Ce développement s’est fait très rapidement et au niveau mondial. Ces établissements ne sont pas soumis aux mêmes types de régulation et ne relèvent pas du même type d’autorité de contrôle et de régulation bancaire que les grandes banques européennes avec lesquelles ils sont en concurrence. Certains d’entre eux ont été très affectés par les problèmes qui sont apparus aux États-Unis à la suite de l’affaire Enron. Ils se défendent, comme c’est normal, et adaptent leurs pratiques. Il n’y a aucune raison de les condamner en bloc parce que certains comportements ont été contestables. Mais il serait encore plus irrationnel de mettre en cause la façon dont leurs Européens font en Europe de la banque d’affaire parce que de anoimalies sont apparues dans les pratiques américaines. Ne mettons pas en cause le modèle européen de banque de financement et d’investissement parce que le modèle américain d’investment bank a failli dans tel ou tel établissement.

Les problèmes de conflits d’intérêts au sein de nos banques sont traités. BNP-Paribas a créé un comité spécial qui se réunit régulièrement lorsqu’un tel problème risque d’apparaître. L’activité de conseil est une activité de très grande proximité, de très grande intimité entre le conseiller et le client, pendant la période où elle s’exerce. Si un ou deux ans après une opération réalisée avec un client, sa banque conseil se place aux côtés d’un de ses concurrents pour une autre opération d’envergure, alors le client peut éprouver le même sentiment de trahison que dans un couple qui se sépare. Je ne sais pas comment ce problème peut être traité, de la même façon que je ne sais pas comment il peut l’être dans un couple. On ne peut empêcher une banque d’affaires de passer d’un client à un autre. C’est d’abord un problème commercial. Certains établissements se fixent des règles strictes, les clients le savent.

Le président Pascal CLÉMENT : Les avocats ont une déontologie officielle, affichée. Pourquoi les banquiers n’en ont-ils pas ?

M. Philippe HOUILLON : Dans la profession d’avocat, ces questions sont traitées de manière claire. Il faut distinguer à cet égard deux notions fondamentales. La première est celle de délicatesse. C’est une notion large qui impose un comportement honorable. Le non-respect de cette obligation constitue un manquement aux règles déontologiques, qui, comme tel, peut aboutir à la mise en jeu d’une sanction disciplinaire par les voies ordinales. Le fait d’occuper contre son client, même si ce n’est pas la même affaire, constitue un manquement à la délicatesse, mais également à la liberté. La deuxième notion est l’interdiction faite à un avocat d’occuper contre un client pour lequel on a travaillé, ce qui l’a mis en situation de prendre connaissance, au moment d’une affaire précédente, d’éléments qui peuvent indirectement ou directement servir pour une autre affaire.

M. Michel PÉBEREAU : Je ne connais pas bien les règles des cabinets d’avocats. Je ne peux parler que de mon expérience. Lors des opérations boursières qui ont donné naissance à bnp Paribas en 1999, chacune des trois banques concernées a fait appel à certains cabinets. Depuis lors, certains de ces cabinets ont servi à d’autres clients bancaires. Il me paraît difficile de contrôler ces mouvements. En revanche, au sein du même cabinet, ce sont des personnes différentes qui traitent avec tel ou tel client. La multiplicité des personnes au sein des cabinets d’affaires permet de régler la question, me semble-t-il.

M. Philippe HOUILLON : Je ne suis pas d’accord avec vous.

M. Michel PÉBEREAU : Je vais vous donner un exemple précis. Nous sommes en France en 1999. Il y a sept ou huit grands groupes bancaires : Paribas, le Crédit agricole, bnp, le Crédit Lyonnais, la Société générale, les banques populaires, les caisses d’épargne, le Crédit mutuel cic. Inévitablement, les cabinets qui travaillent pour telle ou telle banque seront appelés ultérieurement à travailler pour d’autres banques. Lorsque des rapprochements s’opèrent, immanquablement, certains conseils peuvent se trouver en situation de conflit d’intérêts. Ma banque a connu cette situation dans les opérations qui ont été engagées avec la Société générale et avec Paribas, et, enfin, dans un deuxième temps, avec le Crédit Lyonnais. Certains de nos conseils de la première opérations n’ont pu nous suivre dans la deuxième, parce qu’ils étaient engagés avec d’autres.

M. Philippe HOUILLON : Il est impossible, d’un point de vue déontologique, de défendre des intérêts contradictoires. Un cabinet peut intervenir pour un client A contre un client B et, en cours de route, il peut s’apercevoir que cela met en cause quelqu’un d’autre. Alors il doit se déporter.

Le président Pascal CLÉMENT : Nous sommes forcément en situation d’intérêts contradictoires.

M. Michel PÉBEREAU : Cela signifierait qu’un cabinet doit travailler pour l’éternité pour une seule société. Le même problème peut se poser pour les banques d’affaires.

M. Philippe HOUILLON : Il n’y a pas de règles déontologiques pour les banques d’affaires. Depuis des années et des années, les cabinets d’affaires essayent d’avoir un bâtonnier. Cela vient de se produire seulement maintenant avec le dauphinat de M. Burguburu. Leur tentative est ancienne. Cela avait toujours échoué, parce que les pratiques quotidiennes des avocats d’affaires étaient éloignées de la déontologie du Barreau.

M. Michel PÉBEREAU : Le dommage causé au client est maximum, s’il n’a plus la possibilité d’être conseillé par un cabinet compétent. Les conflits d’intérêts sont réglés par le fait que la personne qui s’occupait du dossier précédent ne n’occupe pas du nouveau dossier.

M. Philippe HOUILLON : La déontologie prend en considération l’entité cabinet.

M. Michel PÉBEREAU : Normalement, dans les cas que j’ai évoqués, cela signifie que les clients ne pourraient plus recourir aux grands cabinets français et seraient contraints de faire appel à des cabinets étrangers.

M. Philippe HOUILLON : Pour que la règle déontologique soit sanctionnée, il faut que quelqu’un mette en œuvre la procédure. Si tout le monde est d’accord pour ne rien faire, le système perdure et les dérapages ne sont pas sanctionnés. Il est bien évident que tel cabinet conseil de tel groupe, d’une manière générale, est attaché dans cette prestation de service et doit s’interdire, même moralement, indépendamment des règles déontologiques, de prendre en charge des intérêts qui, de près ou de loin, mettent en jeu une contradiction d’intérêts ou obèrent cette relation de confiance.

Le président Pascal CLÉMENT : Certains s’en exonèrent. Dans les banques d’affaires, j’insiste, il n’existe pas de déontologie publique.

M. Michel PÉBEREAU : Si vous vous estimez trahis par un cabinet, vous ne travaillerez plus avec lui. La même chose se produit pour la banque d’affaires. Il y a donc une régulation par le client, par le marché.

Le président Pascal CLÉMENT : C’est vrai. Mais, lorsqu’un entrepreneur familial est victime des agissements de sa banque d’affaires qui le trahit, il risque d’être ruiné, alors qu’il est bien rare que la banque en subisse les conséquences.

M. Michel PÉBEREAU : Dès lors que vous estimez que votre banque vous a trompé et a sous-évalué votre affaire pour la vendre à un concurrent, vous la poursuivez. Ce n’est plus un problème de règles déontologiques. Les banques qui opèrent à l’échelle internationale n’ont rien de plus précieux que leur réputation. Le moindre accroc coûte très cher. Il appartient à chaque banque d’établir des règles qui lui évitent au maximum de tels risques. Et si un collaborateur de la banque s’écarte des règles, il appartient à l’établissement concerné de punir et de réparer. Je ne crois pas que des normes législatives nationales soient des garanties, parce que notre activité et nos normes sont mondiales. La réputation d’une grande banque se situe à l’échelle mondiale. La valeur de la marque est sans commune mesure avec l’enjeu financier d’une opération commerciale. On ne risque pas la réputation d’une grande banque internationale pour un mandat de conseil de banque d’affaires.

Le président Pascal CLÉMENT : Que pensez-vous de l’évolution du gouvernement d’entreprise et du rôle des rapports Viénot et Bouton dans cette évolution ? Une étude publiée récemment par le cabinet Korn Ferry estime qu’elle a été insuffisante.

M. Michel PÉBEREAU : Les choses ont beaucoup changé et bien évolué dans ce domaine au cours des dernières années. Dans les grandes sociétés cotées que je connais, les informations données au conseil d’administration et les débats en conseil se sont très substantiellement améliorés depuis vingt ans. Les conseils ont pris conscience de leurs responsabilités et les administrateurs sont plus actifs qu’auparavant. Les rapports que vous évoquez y ont contribué. Mais ce qui est le plus important, c’est le jugement que portent les actionnaires, et notamment les grands investisseurs institutionnels qui se préoccupent de la manière dont les sociétés sont gérées. Leurs questions, leur attention ont fait évoluer la perception que les administrateurs ont de leur rôle, et que les managements ont du rôle du Conseil

Je crois que le cabinet que vous citez a entre autres pour métier de proposer des administrateurs indépendants aux sociétés qui sont ses clientes. Il n’est pas surprenant qu’il estime que le système français ne recrute pas assez d’administrateurs indépendants au sens où il l’entend. Il faut bien comprendre ce que l’on attend d’un administrateur dit indépendant : on souhaite qu’il ait une indépendance de jugement par rapport au management de l’entreprise et qu’il prenne clairement position sur les grands problèmes de l’entreprise en fonction de ce jugement. Ce qui importe, c’est donc sa capacité à comprendre la problématique de l’entreprise, c’est son intégrité. Ce sont la compétence et l’intégrité qui fondent l’indépendance, et non tel ou tel critère formel. Les dirigeants de grandes entreprises sont le plus souvent d’excellents administrateurs pour d’autres entreprises, même lorsque celles-ci sont en relation d’affaires avec eux. Inversement, dans les années 1960-1970, certains conseils comprenaient un grand nombre de personnes qui n’étaient pas des chefs d’entreprise, mais des relations personnelles du pdg. Sur le papier, c’étaient des personnes indépendantes au sens des critères formels. L’étaient-elles vraiment ? Qui est l’administrateur le plus indépendant ? Le chef d’entreprise en relation d’affaires avec la société dont il est administrateur ou l’ami personnel du pdg ?

Le président Pascal CLÉMENT : En France, ces deux qualités se cumulent souvent.

M. Michel PÉBEREAU : À mon avis, l’administrateur indépendant est ce-lui qui dispose d’une intégrité personnelle, dont sa vie professionnelle peut témoigner, ainsi que de la compétence nécessaire pour bien comprendre les implications des décisions que le management lui propose. Lorsque le conseil de la bnp doit décider de lancer ou non une double offre publique sur la Société générale et Paribas, peu de personnes sont susceptibles de se rendre compte de l’ampleur du risque pris, des avantages et des inconvénients de l’opération proposée : les présidents d’Air Liquide, de Saint-Gobain, de Renault ou de L’Oréal qui siègent à ce conseil, ont de bonnes chances d’avoir un avis éclairé. Si le conseil est composé de personnes choisies sur la base de critères qui sont qu’elles ne sont ni clientes, ni fournisseurs de la société, qu’elles n’ont jamais rencontré le président et qu’elles ont été sélectionnées par un cabinet spécialisé, ces personnes seront peut-être formellement indépendantes, mais en pratique beaucoup plus dépendantes du jugement du Président que des responsables de groupes internationaux confrontés dans leur vie professionnelle aux mêmes types de problème que lui. En effet, la différence, c’est la compétence. Et puis il faut des personnalités fortes, capables de soutenir la discussion avec le chef d’entreprise. Prenez l’exemple de Claude Bébéar. axa et bnp Paribas ont des participations croisées ; il siège au conseil de bnp Paribas et je participe au conseil de surveillance d’axa. Nous avons des relations professionnelles étroites et nous nous connaissons personnellement très bien. Sur le papier, il n’est pas indépendant à plus d’un titre. Or, il serait le premier à rappeler les règles de gouvernement d’entreprise au conseil de bnp Paribas si l’on s’en écartait. Personne ne peut en douter. Il l’a d’ailleurs déjà prouvé ailleurs dans des conditions analogues. La seule notion formelle d’indépendance, c’est celle qui a été définie, à l’origine, au Royaume-Uni, où les conseils ont, pendant très longtemps, été composés des managers de l’entreprise, les executive directors. Il a été conseillé de faire entrer dans les conseils des non-executive directors. De manière maladroite, on a traduit en français cette notion par « administrateurs indépendants ».

M. Philippe HOUILLON : La responsabilité est plus importante que l’indépendance.

Le président Pascal CLÉMENT : Que pensez-vous de l’introduction en France d’une forme de class action ?

M. Michel PÉBEREAU : Ce n’est pas une mauvaise idée en soi, mais la question est de savoir si on peut l’organiser de manière satisfaisante. Aux États-Unis, la procédure a dérapé : elle a débouché sur certains excès, voire sur certains abus, notamment en raison de la pratique de rémunération d’avocats, en pourcentage des indemnités obtenues. On l’a vu ces dernières années avec le foisonnement des poursuites sur le problème de l’amiante, engagés au nom de groupes de personnes dont certaines n’ont jamais été malades de ce fait, mais avec lesquels les sociétés poursuivies préfèrent transiger pour éviter d’aller au tribunal. L’expérience américaine montre que la sagesse est de réfléchir à deux fois avant de s’engager dans la voie de la class action. Sans doute serait-il préférable de s’interroger sur le problème que l’on souhaite traiter pour définir une solution plutôt inspirée par la culture et l’histoire de notre pays que par un mécanisme juridique américain qui fait problème aux États-Unis.

Le président Pascal CLÉMENT : Pourquoi les banques françaises ont-elles la réputation de ne pas prendre de risque ?

M. Michel PÉBEREAU : C’est une réputation qui doit être relativisée. Dans les périodes de basse conjoncture, comme en 1993-95, quand les banques doivent provisionner lourdement les « mauvais risques », on a tendance à leur reprocher d’avoir pris trop de risques. Cela dit, objectivement la prise de risque dépend de deux facteurs : la rémunération du risque d’abord, la protection des droits du créancier ensuite.

En ce qui concerne la rémunération des risques, elle est traditionnellement insuffisante en France : nous avons une tradition de marges de crédit faibles, et surtout peu différentiées en fonction du risque pris ; l’écart de marges, en particulier entre petites et grandes entreprises, est faible par rapport aux pratiques des autres pays. Pendant longtemps, cette pratique résultait d’une mutualisation des risques par les banques, entre grandes et petites entreprises : on appliquait des taux plus élevés que nécessaire pour les crédits les moins risqués, ce qui permettait de pratiquer des taux moins élevés que nécessaire pour les plus risqués. Cette pratique était rendue possible par l’existence d’une réglementation du crédit, d’un encadrement du crédit : le rationnement du crédit empêchait ceux que la mutualisation pénalisait de faire jouer la concurrence pour abaisser le prix. Aujourd’hui, l’encadrement du crédit a disparu, il n’y a plus de ticket de rationnement, et donc la mutualisation a disparu. Mais les entreprises, notamment les petites et moyennes, ne sont pas prêtes à accepter des marges très décalées par rapport aux plus grandes et la loi sur l’usure empêche une différenciation suffisante des marges en fonction du risque. Alors faute d’une rémunération adaptée, certains crédits risqués ne sont pas consentis.

En deuxième lieu, la loi française ne protège pas suffisamment les créanciers. En cas de malheur, c’est-à-dire de procédure collective, les créanciers de l’entreprise sont véritablement spoliés. Le contraste est grand à cet égard entre les États-Unis et la France : en Californie où nous avons une filiale qui prête aux entreprises, les taux de récupération des créances, en cas de malheur, sont supérieurs à 50 % en moyenne ; en France, ils se situent entre 10 et 20 %. Quand la loi sur les faillites protège mal les créanciers, il est normal que ceux-ci soient plus restrictifs dans la prise de risques.

Pour changer cet état de fait, il faut réformer nos lois et nos pratiques en matière de procédures collectives pour protéger les droits des créanciers privés. En France, la loi pénalise fournisseurs et banquiers. Ils sont en premier lieu pénalisés par l’existence des privilèges du Trésor et des organismes sociaux, ce qui n’est pas le cas dans les autres grands pays industrialisés. En deuxième lieu, la loi demande aux tribunaux de donner la priorité aux problèmes de l’emploi. Cela introduit dans le règlement des procédures collectives un facteur qui lui est étranger. Dans une faillite, l’objectif est normalement de solder au mieux le passif de l’entreprise en utilisant son actif : il s’agit de protéger les créanciers, le contrat commercial. Or le législateur français a introduit dans ce droit commercial un élément qui lui est étranger : au moment où il doit régler le passif d’une entreprise en utilisant son actif, le juge doit prendre en compte des intérêts étrangers à l’équilibre actif-passif, à savoir les intérêts des travailleurs considérés, non pas comme créanciers (ce qui est légitime), mais du point de vue de leur emploi ultérieur. Cette dérive est parfois exploitée par des « entrepreneurs » peu scrupuleux qui prennent des « engagements » de sauvegarde de l’emploi en contrepartie d’une cession à un prix dérisoire des actifs de l’entreprise au détriment des créanciers. Quelques années, voire quelques mois après, les engagements relatifs à la sauvegarde de l’emploi dans certains cas sont oubliés et le repreneur s’est enrichi en exploitant ou en revendant les actifs acquis à un prix de braderie. C’est une pratique que j’avais déjà constatée et dénoncée lorsque j’étais dans l’administration, quand j’ai mis en place en 1975 le Comité interministériel d’aménagement des structures industrielles, le ciasi, qui a pris depuis le nom de Comité interministériel de restructuration industriel (ciri). Comme banquier, je suis confronté depuis vingt ans au même problème. Notre loi sur les faillites est la source de nombreux enrichissements indus et elle sauve en définitive assez peu d’emplois de façon durable. Avec le temps, la dérive s’est plutôt accentuée. Il faut corriger ce système. Il faut réformer la loi et la ramener à son objet : la protection des droits des créanciers. Enfin, il faut que les créanciers puissent véritablement défendre leurs intérêts : ils doivent pouvoir faire appel d’une décision contraire à leurs intérêts, par exemple la cession d’un élément d’actif à un prix notoirement inférieur à sa valeur, en contrepartie d’un engagement d’emploi.

M. Jérôme BIGNON : C’est la poursuite du mythe de la préservation de l’emploi. Je souhaiterais vous interroger sur le problème des sûretés. Les banques françaises semblent très pénalisées à cet égard. Notre droit des sûretés serait ringard. On ne pourrait pas faire une vraie opération de financement sans y recourir. Cela pénalise la place de Paris.

M. Philippe HOUILLON : Vous n’avez pas évoqué le réflexe des banques françaises qui prennent systématiquement des cautions personnelles sur les dirigeants, notamment des hypothèques.

M. Michel PÉBEREAU : Nous pourrions travailler ensemble à une réforme du droit des sûretés. Le système français est archaïque, trop lourd, trop onéreux pour nos clients. Une réforme est souhaitable. De grands progrès sont nécessaires dans ce domaine.

À propos de la prise de garanties personnelles, toute limitation législative viendrait mettre en cause la liberté d’entreprendre, et même la liberté tout court. Je pourrais vous en donner de multiples exemples que j’ai vécus comme banquier. Mais restons-en à une approche plus globale : lorsqu’une banque demande une caution personnelle ou une hypothèque à un dirigeant, c’est en général qu’elle estime qu’elle ne peut pas lui consentir le crédit sur la seule base de la structure financière de l’entreprise, parce que les fonds propres de celle-ci sont insuffisants, mais que le chef d’entreprise dispose de moyens extérieurs à son entreprise. Il y aurait une alternative à la caution : le renforcement des fonds propres. C’est le choix du chef d’entreprise que de donner une garantie personnelle plutôt que de renforcer ses fonds propres. Pourquoi vouloir limiter ou supprimer ce choix ? Supprimer la possibilité de caution, c’est limiter la liberté d’entreprendre.


Source : Assemblée nationale française