(procès-verbal de la séance du jeudi 27 mars 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Si la profession notariale demeure associée au droit de la famille et de l’immobilier, il semble cependant que le notariat souhaite accroître la part de son activité consacrée au conseil aux chefs d’entreprise et mettre ainsi à profit la formation qui est la sienne en la matière, jusqu’alors quelque peu sous-utilisée. Je note à cet égard que le thème du dernier congrès des notaires de septembre 2002 était le « patrimoine professionnel ». C’est donc le praticien du droit des sociétés que nous souhaitons entendre aujourd’hui. Dans la mesure où notre mission porte sur l’ensemble du droit des sociétés, nous sommes intéressés par toutes les remarques et réflexions que vous porterez à notre connaissance sur les évolutions du droit des sociétés qu’il faudrait encourager ou bien, au contraire, décourager, qu’il s’agisse des formes sociales, des procédures collectives ou de la pénalisation du droit des sociétés.

Au-delà de ces éléments d’ordre général, nous sommes particulièrement intéressés par votre réflexion sur certains sujets tels que le développement de la sas. Faut-il y voir un élément de souplesse à préserver dans notre droit des sociétés parfois très rigides ou une source d’insécurité juridique pour les contractants ? Que pensez-vous de la complexité des règles régissant les modifications statutaires ? S’agissant des modes de décision sociale : que recommanderiez-vous pour réduire le formalisme de notre droit actuel, qui s’accorde parfois difficilement avec la réalité sociale ?

M. Jean-François HUMBERT : Le succès de la formule de la sas tient à la souplesse qu’elle introduit dans le fonctionnement des entreprises. Elle permet, au contraire de ce qui s’impose dans la formule juridique de la sa, de ne pas subir un lourd formalisme, qui conduit parfois à tenir de faux conseils d’administration ou de fausses assemblées générales. Dans un premier temps, cette nouvelle forme sociale a été accueillie avec une certaine timidité. Le montant minimum du capital social requis ayant été abaissé ces dernières années, la forme juridique de la sas connaît depuis un succès croissant. Il est certain que si ce seuil devait être de nouveau abaissé, la sas prendrait vraisemblablement le pas sur la sarl. En effet, l’adoption du statut de la sas ne connaîtrait plus qu’une seule contrainte, à savoir la nécessité de recourir à un commissaire aux comptes. Toutefois, cette nécessité ne s’impose aux sarl qu’à partir de certains seuils de chiffres d’affaires et de nombre de personnels salariés. L’on pourrait concevoir la transposition de ces seuils aux sas, et n’imposer la présence d’un commissaire aux comptes que dans les mêmes hypothèses qu’à ce jour dans la sarl. La sas n’est représentée que par un seul dirigeant, son président. Son cadre juridique est, en conséquence, parfaitement adapté à la structure des petites entreprises. Pour les structures importantes qui ont adopté la forme d’une sas, le dirigeant unique est au surplus entouré lorsqu’il en est besoin, d’organes collectifs de conseils. On pourrait donc appliquer sans difficulté cette forme aux petites entreprises.

La sas est un véritable contrat de société. En cas de difficulté, le juge ne peut se référer à la loi, qui ne prévoit aucune règle supplétive. Les statuts doivent donc être rédigés de manière extrêmement précise. Une telle rédaction, pour des opérations relativement simples comme pour des exploitations commerciales, peut se faire sans grande difficulté. Il faut en effet relativiser l’importance des statuts et ne pas leur accorder une portée que fréquemment ils n’ont pas. Nombre d’artisans ou de commerçants ignorent le contenu des statuts de leur société, qu’ils ne lisent pas. Il convient d’apporter en ce domaine une certaine souplesse pour permettre à chacun de recourir à la forme sociale de son choix, sans contrainte excessive.

Le président Pascal CLÉMENT : Les sas intéressent-elles les études des notaires ?

M. Jean-François HUMBERT : En l’état actuel du droit, la sas est utilisée pour des activités de taille importante. Les notaires sont donc plus familiers des sarl. La sa est empreinte d’un formalisme important, qui ne se conçoit que pour des structures dont le nombre d’actionnaires est élevé. Ce formalisme pose particulièrement problème dans le cas des entreprises familiales, car il ne s’avère pas utile. Les règles de publicité, d’insertions, sont justifiées lorsque l’actionnariat est anonyme. Or dans les sociétés familiales, l’anonymat n’existe pas, car l’actionnariat est par nature bien identifiée. La sas permettait ainsi d’assurer une gestion plus souple de ces entreprises.

Je souhaiterais évoquer trois points particuliers, qui tiennent à la constitution des sociétés, leur transmission, ainsi que la question des entreprises en difficulté.

En matière de constitution de société, nous constatons des difficultés de nature juridique, liées au fait qu’il existe une période d’incertitude entre la constitution et l’immatriculation, qui seule donne la personnalité juridique à la société. Durant la période intermédiaire, la société n’existe pas. Seule une indivision de personnes a été constituée. Les engagements souscrits par cette indivision le sont pour le compte des indivisaires. L’unanimité est donc requise, alors même que l’immatriculation emportera reprise rétroactive des engagements, et donc que la simple majorité aurait pu suffire. Ces règles conduisent ainsi dans le cas par exemple d’une acquisition d’un fonds de commerce par une sarl, aujourd’hui, à exiger que la constitution soit faite préalablement à l’opération. Or, et afin d’éviter des frais inutiles, la constitution de la société pourrait se faire concomitamment à l’acquisition du fonds. Néanmoins, afin de consentir un crédit bancaire, les banques exigent la production d’un extrait K bis pour accorder ce prêt assorti d’un nantissement du fonds acquis. L’incertitude juridique liée à la période d’immatriculation a conduit à une première avancée dans le projet de loi sur l’initiative économique actuellement en discussion : en effet, un récépissé de création d’entreprise (rce) pourra être accordé, sans pour autant qu’il s’agisse d’une immatriculation. Encore ce récépissé aura-t-il une durée de validité limitée. Ainsi une société disposera-t-elle dorénavant d’une personnalité juridique restreinte pendant quinze jours, qu’elle perdra ensuite, pour retrouver une personnalité juridique complète lorsqu’elle sera immatriculée. Il restera encore, entre l’établissement des statuts et la délivrance du rce, un délai pour l’enregistrement des statuts à la recette des impôts et pour l’insertion dans un journal d’annonces légales.

La directive du 9 mars 1968 a introduit la notion de surveillance des sociétés par les autorités administratives et juridiques (15). Cette tâche a été confiée aux greffiers des tribunaux de commerce. Cette surveillance est légitime lorsque la société résulte de la seule réunion d’associés. Mais, quand les statuts sont établis par acte authentique, la surveillance est assurée par l’officier public qu’est le notaire. La personnalité juridique devrait donc être accordée à la société sur le champ. L’officier public donne parfaite efficacité aux actes qu’il établit. Par exemple, en cas de vente immobilière, le transfert de propriété et l’entrée en jouissance sont immédiats, sans attendre la publication au bureau des hypothèques. De même, le privilège de prêteur de deniers conféré au banquier prend effet le jour de l’acte de prêt, et non à compter de l’inscription au même bureau des hypothèques. Il devrait en aller de même à l’occasion de la constitution des sociétés. La régularisation des statuts par acte authentique devrait emporter en même temps dévolution de la personnalité juridique.

Le second point qui appelle une clarification est celui des droits respectifs des usufruitiers et des nus-propriétaires. Les parts sociales sont fréquemment démembrées. En application de l’article 1844 du code civil, tous les associés, quelle que soit leur qualité, qu’ils soient usufruitiers ou nus-propriétaires, ont vocation à prendre part aux décisions collectives (16). Mais, les statuts peuvent attribuer librement aux nus-propriétaires ou aux usufruitiers le droit de vote. Des associés peuvent donc exiger de participer aux assemblées, sans pouvoir y voter. C’est la jurisprudence « château d’Yquem » (17). Il faut donc clarifier les droits de chacun, les démembrements se multipliant. Dans le cas de la transmission d’une entreprise dans un cadre familial, pour des raisons juridiques et financières, les parents qui consentent ces donations expriment le besoin de conserver l’usufruit, notamment pour disposer d’un droit de regard sur le devenir de la société et pour influer sur les décisions prises dans un premier temps.

Le président Pascal CLÉMENT : Le problème se pose notamment en cas de vente...

M. Jean-François HUMBERT : Tout à fait. Par exemple, on constate qu’en Allemagne et en Italie, 40 % des petites et moyennes et entreprise se transmettent dans un cadre familial. En France, cette proportion n’atteint que 14 %. La permanence de la présence des parents implique un démembrement du droit de propriété entre nue-propriété et usufruit. Outre le souhait de contrôler, au moins dans les premiers temps, les décisions importantes qui pourraient devoir être prises, se pose souvent un problème de revenus après la transmission des petites entreprises, des entreprises rurales, des fonds artisanaux... Les parents savent qu’ils vont avoir une faible retraite. Le schéma juridique alors retenu pour les entreprises individuelles ou les fonds artisanaux est la conclusion d’un contrat de location-gérance au profit d’une société d’exploitation entre les mains du fils ou de la fille, ce qui leur permettra de percevoir une redevance, suivie de la donation de la nue-propriété avec réserve de l’usufruit du fonds pour toucher des dividendes. Lorsque l’entreprise est exploitée sous forme sociale, la donation porte sur la nue-propriété des parts. Il faut constater qu’aujourd’hui, la loi paraît vouloir avantager fiscalement les seules donations en pleine propriété. Ceci ne nous paraît pas conforme à l’intérêt des pme. Si la donation se produit en nue-propriété, c’est pour les raisons rappelées. Dans de telles opérations, il y a bien transmission d’entreprises, même si les donations sont assorties d’une réserve d’usufruit. Et s’il y a donation, elle se fait souvent à la demande des enfants qui reprennent l’exploitation. Dans la plupart des cas, un seul enfant reprend l’exploitation et souhaite en devenir propriétaire à terme ; mais il sait qu’il devra indemniser ses frères et sœurs. Si la transmission est établie au moyen d’une donation-partage, l’entreprise lui revient tout de suite et il peut donc la développer sans que l’enrichissement dû à son activité ne soit ultérieurement partagé, à la liquidation de la succession, entre tous les enfants.

Le troisième sujet qui nous préoccupe est celui du traitement des entreprises en difficulté. Le notariat élabore des actes, auxquels il s’attache à conférer pleine sécurité juridique. Or, dans le droit actuel des procédures collectives, la question de la publicité des jugements d’ouverture des procédures collectives est cruciale, les tiers n’étant pas suffisamment informés. On arrive à connaître les difficultés d’un commerçant car il est enregistré. Mais ce n’est pas le cas pour les artisans et les agriculteurs. Le trésor public lui-même a été conduit à devoir s’abonner à une société privée pour lui fournir ces informations. Il faut donc centraliser la publicité des jugements d’ouverture, qui entraînent une incapacité juridique, et assurer l’efficacité de cette publicité par la mention des dirigeants de droit des sociétés concernées, au moyen, par exemple, du bodacc. La seconde difficulté tient à la date d’effet du jugement d’ouverture, et à la rétroactivité attachée aux actions en comblement de passif. Avant toute action en comblement du passif, un gérant de société, encore in bonis, peut procéder à la vente d’un bien immobilier personnel. Si, ultérieurement, l’entreprise dépose son bilan et si une action en comblement du passif est engagée à son encontre, le nouveau propriétaire peut se retrouver dans l’obligation de devoir rendre la maison qu’il a pourtant acquise dans des conditions parfaitement régulières. Encore cette dépossession ne le dispensera-t-elle pas de devoir continuer à rembourser le prêt sollicité pour réaliser son acquisition. Il faudrait, en conséquence, subordonner la remise en cause de la vente et la restitution du bien à l’existence d’une fraude susceptible de donner lieu à l’action paulienne.

Il existe enfin de nombreuses difficultés, dans l’exercice des procédures collectives, sur les actes de réalisation des biens. Les liquidations sont souvent très lentes. Les professionnels ne sont pas associés suffisamment en amont à ces procédures. Lorsque la décision est prise de réaliser les actifs, l’on découvre alors seulement que le bien dépend d’une indivision ou provient d’une donation, et qu’il faut donc requérir l’intervention des héritiers présomptifs. La procédure en est ralentie d’autant. Ces questions doivent être résolues en amont par l’association de professionnels, comme cela se pratique en matière de divorce en application du code de procédure civile. Le décret du 14 août 1996 a assoupli la procédure de distribution des deniers, en en faisant une procédure amiable. Il faut aller dans la même direction en matière de distribution de prix de cession de biens immobiliers pour accélérer la procédure de distribution.

En 2001, nous avons fait des observations sur les raisons pour lesquelles les procédures collectives se terminaient à 90 % par une liquidation. L’absence d’anticipation conduit à la clôture pour insuffisance d’actifs Pour une large part, la raison tient au fait que l’ouverture d’une procédure, alors que l’entreprise est en état de cessation de paiement, est trop tardive. Il convient de favoriser les déclarations effectuées de manière précoce, par exemple en ne faisant pas rétroagir la date d’effet de cessation de paiement à une date antérieure aux tentatives d’arbitrage, afin de préserver les droits des créanciers et d’assurer une véritable survie de l’entreprise.

Le président Pascal CLÉMENT : Cela risque de léser certains partenaires de l’entreprise.

M. Jean-François HUMBERT : Il faut privilégier la phase amiable, en particulier pour permettre des opérations de revente avant cessation des paiements. La phase amiable doit aboutir. Il faut imposer une déclaration et subordonner l’ouverture de la procédure collective, non à la cessation des paiements, mais à l’existence d’une situation qui conduit inexorablement à une cessation des paiements. C’est, il est vrai, une notion difficile à apprécier.

M. Sébastien HUYGHE : À vouloir protéger tout le monde, on risque de pénaliser tout le monde.


Source : Assemblée nationale française