(procès-verbal de la séance du jeudi 3 avril 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Dans la mesure où notre mission porte sur l’ensemble du droit des sociétés, nous sommes intéressés par toutes les remarques et réflexions que vous porterez à notre connaissance sur les évolutions du droit des sociétés qu’il faudrait encourager ou bien, au contraire, décourager, qu’il s’agisse des formes sociales, des procédures collectives ou de la pénalisation du droit des sociétés.

Au-delà de ces éléments d’ordre général, nous sommes particulièrement intéressés par votre réflexion sur certains sujets tels que l’évolution du débat sur le gouvernement d’entreprise. Vous êtes l’un des artisans du rapport Bouton, auquel nous avons d’ailleurs consacré notre première audition. Certaines de ses propositions ont suscité des débats riches, je pense notamment à la notion d’administrateur indépendant. De même, d’autres cercles de réflexion, à l’exemple de l’Institut Montaigne, ont depuis lors apporté leur contribution au débat. Que vous inspirent ces commentaires ? Le fait que le projet de loi sur la sécurité financière soit très modeste en matière de gouvernance ne montre-t-il pas que le rapport Bouton a néanmoins été entendu ? Par ailleurs, quelle serait, selon vous, la pertinence qu’il y aurait à mettre en place un système de class action à la française ? Quelle réflexion vous inspire le développement de la sas ? Faut-il y voir un élément de souplesse à préserver dans notre droit des sociétés parfois très rigide ou une source d’insécurité juridique pour les contractants ?

Enfin, le projet de loi sur la sécurité financière aborde, à la suite de l’intervention du Sénat, la question des analystes et agences de notation. Quelle est votre position sur ces sujets qui sont aujourd’hui au cœur d’un débat international ? Je considère qu’en France, il existe un vrai problème : les analystes bancaires, qui donnent des avis subjectifs, sont fortement influencés par la politique de l’institution à laquelle ils appartiennent. J’ai une plus grande confiance dans les agences de notation, dont la crédibilité et la fiabilité constituent leur raison d’être.

M. Bernard FIELD : En matière de gouvernance, je considère qu’il revient aux actionnaires de faire entendre leur voix. Il faut qu’ils soient présents, qu’ils soient actifs et qu’ils votent. Ce sont eux qui ont le pouvoir. Dans le cac 40, 45 % des actions sont détenus par les investisseurs étrangers. Si vous ajoutez 20 % d’investisseurs institutionnels, ces actionnaires dits « minoritaires » pourraient faire la pluie et le beau temps s’ils exerçaient effectivement leur droit de vote. Mais, pour prendre le seul exemple de Saint-Gobain, depuis dix ans, le taux de participation effectif, égal à la somme des votes par correspondance et des votes directs en assemblée, est resté continûment faible. Or, les actionnaires disposent de trois moyens pour s’exprimer : le vote direct, le vote par procuration et le vote par correspondance, qui sont exercés par le biais d’un bulletin normalisé qui comprend trois cases libellées comme suit : « je vote par correspondance », « je donne pouvoir au président de l’assemblée », « je mandate un autre actionnaire ».

Bien que ce matériel soit envoyé à grands frais en français et en anglais, bien des actionnaires ne s’expriment pas. Les envois comportent les résolutions et les pouvoirs. Les premières sont résumées, les résolutions intégrales n’étant pas toujours faciles à aborder. S’y ajoute une présentation par le conseil d’administration de ce qu’il souhaite faire avec ces résolutions. Ces documents sont parfaitement accessibles, notamment pour les investisseurs institutionnels. Chez Saint-Gobain, vous recevez cet ensemble de documents dès que vous possédez quatre-vingts actions, ce qui représente quelque 150 000 envois. Il est difficile de faire mieux.

Le président Pascal CLÉMENT : Qui possède Saint-Gobain ?

M. Bernard FIELD : Ce sont les investisseurs et les fonds de pension. Les investisseurs américains ont reçu des consignes du Department of Labour (ministère du travail) pour voter. C’est pourquoi ils votent dans les sociétés américaines. Mais, pour les sociétés non américaines, bien que des agences facilitent leur action, peu votent.

Le président Pascal CLÉMENT : N’y a-t-il pas d’arrière-pensée dans le non-vote des fonds de pension ?

M. Bernard FIELD : À ce stade, il convient de distinguer fonds de pension et mutual funds. Les premiers mènent une stratégie à moyen terme, jouent la plus-value. En revanche, les seconds et, plus encore, les hedge funds, entrent dans les sociétés, sortent, reviennent. Ils jouent le court terme et ont un intérêt limité dans la société. Aux États-Unis, un mouvement actuel demande aux fonds d’investissement de justifier des votes qu’ils émettent en assemblée générale. S’ils réclament certains comportements de la part des sociétés cotées, alors ils se doivent d’avoir les mêmes à l’égard de leurs propres actionnaires. Si les actionnaires voulaient s’exprimer, ils auraient le pouvoir. Faut-il les obliger à voter ? Non, car je ne vois pas comment rendre cette obligation effective.

Mme Joëlle SIMON : Nous disposons, en France, d’un des systèmes de vote le plus avancé. Dans beaucoup de pays de l’Union européenne, il n’existe pas de vote par correspondance ou de représentation, à l’exemple des Pays-Bas.

M. Xavier de ROUX : Revenons-en à la question de la class action. La class action poursuit la réparation d’un préjudice qui résulte du fait, non pas d’avoir été mal informé ou pas informé, mais d’avoir été faussement informé. On peut envoyer des informations inexactes qui peuvent fonder telle ou telle revendication des actionnaires. Les actionnaires ont une responsabilité lorsqu’ils ne votent pas. Cette question est couverte par votre argumentation. Mais celle-ci ne couvre pas le cas des fausses informations.

M. Bernard FIELD : C’est le problème de l’action en réparation pour le cas où il y a une faute de gestion, voire une tromperie ou une information biaisée. Nous disposons déjà d’un arsenal juridique qui n’est pas négligeable. L’expertise de gestion est, par exemple, une bonne voie, qui a été améliorée par la loi nre. Son seuil a été abaissé, la procédure a été ouverte aux cas des filiales et sous-filiales. Or, cette voie de recours n’est guère utilisée.

Mme Joëlle SIMON : De plus, un actionnaire minoritaire, qui n’atteint pas le seuil requis, peut demander au ministère public ou à la cob d’engager une action. Ainsi, la procédure peut être, de surcroît, gratuite.

M. Bernard FIELD : Je ne comprends pas pourquoi cette voie n’est pas plus utilisée. Il est également possible d’engager une action classique en responsabilité civile. Elle est ouverte aux associations d’investisseurs agréées et aux associations d’actionnaires. Le projet de loi de sécurité financière améliore encore le processus. J’ai du mal à comprendre pourquoi on veut aller chercher des procédures aux États-Unis, alors même qu’on dispose de procédures adéquates.

Le président Pascal CLÉMENT : On constate après l’affaire Enron, entreprise qui disposait de la plus grande crédibilité possible, que personne ne fait plus confiance à personne. Il faut donc s’intéresser aux moyens d’agir dont disposent les actionnaires.

M. Bernard FIELD : Faut-il multiplier les moyens d’action alors même que ceux qui existent ne sont pas utilisés ? Les class actions constituent souvent un prétexte à d’âpres négociations financières. Elles peuvent être utilisées comme un moyen de pression, voire comme un instrument de chantage. 40 % des dommages-intérêts sont réservés aux avocats, une partie est accaparée par les frais de justice. Cette procédure est dissuasive pour les sociétés, qui sont tentées de ne pas attendre le jugement final. Les lawyers constituent un lobby puissant. Ce sont généralement des cabinets d’avocats qui lancent les class actions.

Le président Pascal CLÉMENT : Il faut donner à l’actionnaire les moyens de se défendre. Mais le système américain est excessif, même si le juge constitue un filtre.

M. Xavier de ROUX : Il faudrait une modification profonde de notre système et passer outre la règle traditionnelle en vertu de laquelle, en France, « on ne plaide pas par procureur ».

M. Bernard FIELD : J’aborde à présent le deuxième point que vous avez soulevé, relatif à la sas. Cette forme sociale nous satisfait totalement. C’est le cnpf qui avait proposé ce système à l’origine. Sa mise en œuvre a été, à l’origine, relativement timide. Il s’agissait de faciliter la réalisation de partenariats dans le monde industriel. Pour les filiales de groupes, la sas présentait également un intérêt en permettant d’éliminer les formalités de la sa imposées par la loi de 1966. En 1999, la loi sur l’innovation et la recherche a assoupli les conditions de création des sas qui se sont alors multipliées.

Certains pensent qu’il n’y a pas besoin de réformer la sa, parce qu’il existe la sas. Cette idée me paraît fausse. En effet, la sas est un outil difficile, contractuel, qui implique des statuts très bien pensés, réalisés sur mesure. La sa fermée mériterait absolument une réforme ; elle doit pouvoir continuer d’exister à côté de la sas. Il y a environ 200 000 sa aujourd’hui contre quelques dizaines de milliers de sas. On passe à la sas, en général pour les filiales de groupes, et aussi parce que la loi nre a encore accru la complexité de la sa en imposant la publication des revenus et le corsetage du cumul des mandats. Au-delà de ce mouvement qui n’est pas pérenne, je ne pense pas que le passage de la sa à la sas se poursuive massivement.

Le président Pascal CLÉMENT : Êtes-vous favorables à la forme sociale unique britannique ?

M. Xavier de ROUX : Une réflexion doit porter sur la nature contractuelle de la société. Pourquoi conserverions-nous, d’un côté, une société contractuelle, et, de l’autre, une société institutionnelle ? Ne reste-t-on pas dans une certaine rigidité ? On finit par signer des statuts qu’on n’a pas lus.

M. Bernard FIELD : C’est la différence entre le sur-mesure et le prêt-à-porter. La sa qui se constitue ne va pas se lancer dans une savante réflexion sur l’équilibre des pouvoirs. La petite sa offre un cadre bien connu. Très souvent, c’est l’expert-comptable qui joue un rôle de conseil dans les petites et moyennes entreprises. Or, il ne va pas se lancer dans cette réflexion. La ligne de clivage est donc claire : les sociétés cotées doivent respecter des règles strictes ; les sociétés fermées, familiales, doivent bénéficier de certains assouplissements. Avoir un choix de formes de sociétés présente un avantage. Nous sommes favorables à la fluidité des formes sociales, entre la sa cotée, la sa classique allégée et la sas. Le conseil d’administration et l’assemblée générale, dans les sa fermées, pourraient par exemple fonctionner par voie de consultation écrite. Il serait sans doute illusoire de vouloir créer un « véhicule » universel.

Mme Joëlle SIMON : Mises à part les transformations en sas d’un certain nombre de petites sa afin d’échapper à certaines dispositions de la loi nre, les actionnaires minoritaires de petites sa n’ont pas nécessairement intérêt à une transformation en sas. Par ailleurs, du fait que le titre de président est plus attractif que celui de gérant, une forme simplifiée de sa pourrait constituer une voie moyenne utile entre la sarl et la sas. Si la sas devient universelle, on risque de voir se multiplier les contentieux. Alors réapparaît le risque de réglementer une forme contractuelle.

M. Bernard FIELD : S’agissant de la question des analystes et des agences de notation, elle se présente de manière différente selon qu’on s’intéresse aux premiers ou aux secondes. Les agences de notation sont des sociétés de droit américain. Il est donc difficile de saisir l’activité de ces structures qui ont une dimension mondiale. On peut difficilement imaginer que la France se distingue en ce domaine.

L’avantage des analystes est qu’ils sont nombreux, répartis sur tous les territoires. Ils forment une population hétérogène. Le contrôle des compétences est important. Les agences ont un inconvénient : une certaine opacité. On ne connaît pas avec précision les critères et méthodes qu’elles emploient ni leur pérennité. Elles sont susceptibles de changer de critères. On ne connaît pas la pondération entre les différents « ingrédients ».

Les critères requis pour obtenir ou conserver une notation financière sont devenus imprévisibles : il est maintenant fréquent qu’une agence modifie sans prévenir les seuils à atteindre sur certains critères (par exemple, le ratio autofinancement/dettes), la définition de certains concepts (en particulier la dette, qui fait l’objet de nombreux retraitements par les agences par rapport à sa définition comptable), voire introduise de nouveaux critères (récemment, les déficits des fonds de retraite). Ces incertitudes croissantes ont d’ailleurs conduit les intermédiaires financiers à proposer aux émetteurs un service nouveau (et payant) : l’assistance à la relation avec les agences de notation financière, qui consiste en fait à essayer de les aider à décrypter et anticiper les évolutions de la doctrine des agences. Cette situation est paradoxale et coûteuse. Un minimum de transparence sur la doctrine mise en œuvre serait bénéfique à tout le monde.Enfin, il serait particulièrement opportun que les agences de notation financière s’abstiennent de publier leurs notations pendant les séances de bourse, pour éviter de contribuer à la volatilité des marchés.

Le président Pascal CLÉMENT : Pourquoi ne pas créer une agence européenne ?

M. Xavier de ROUX : Pourquoi ne pas transformer la Banque de France en agence de notation ? Il faut créer une agence européenne.

M. Bernard FIELD : Seuls des établissements financiers sont en mesure de créer une agence. Mais, dans ce cas, quelle sera son indépendance ? À l’origine, les banques ont eu besoin d’une vision des entreprises plus précise que celle que donnent les comptes annuels. L’agence de notation voit les dirigeants d’entreprise et donne une note sur la qualité de débiteur des entreprises. Ce principe s’est maintenu. Pour obtenir tel ou tel type de financement, il faut avoir telle ou telle note. Ainsi, une entreprise qui est notée « BBB » ne pourra émettre, sans surprime, du papier commercial américain.

Le président Pascal CLÉMENT : Un administrateur est considéré comme indépendant lorsqu’il est éloigné de ses intérêts personnels. Comment est organisée la séparation chez les analystes, en particulier aux États-Unis ? Par ailleurs, quelle est votre position sur la dépénalisation du droit des affaires ?

M. Bernard FIELD : Les Américains ont le même problème que nous. Ils exigent la séparation. Obliger les grandes institutions financières à céder leurs sociétés d’analystes ne me paraît pas évident.

S’agissant de la dépénalisation, je voudrais rappeler que seule une douzaine d’infractions parmi les cent et quelques qui existent sont utilisées régulièrement. Il faut sortir de cette situation et substituer aux sanctions pénales des injonctions de faire sous astreinte. C’est efficace et dissuasif. Tous les professionnels sont d’accord sur ce point. Dans certains cas, l’injonction n’est pas possible. Il faut alors passer à l’amende civile. Cela présente un avantage indéniable. En effet, ce type d’amende est prononcé par un juge civil. C’est rapide et c’est intéressant pour le trésor public. En revanche, il faut utiliser de façon homéopathique la nullité, qui peut s’avérer particulièrement pénalisante pour le bon fonctionnement des entreprises. Les directives européennes ont encouragé la suppression des nullités. Il faut peut-être réfléchir à un système de nullité facultative (et non de plein droit) qui serait placé sous le contrôle du juge.

Le président Pascal CLÉMENT : Il conviendrait donc de définir quatre ou cinq grandes catégories d’infractions pénales dans le domaine du droit des affaires. La question de l’abus de biens sociaux a été réglée par la Cour de cassation, dans son arrêt Cazenave (18), et, plus récemment, par l’arrêt Naudin (19). Il n’y a donc par lieu d’y revenir. Venons en à la gouvernance des sociétés cotées.

M. Bernard FIELD : Nous avons pensé qu’il était utile, pour répondre à certaines critiques, de remettre en perspective les trois rapports, « Viénot I », « Viénot II » et Bouton. Nous avons donc mené un travail de « consolidation ». Nous sommes arrivés à un « corpus » que nous allons prochainement publier, pour montrer qu’il y a une cohérence d’ensemble et que les trois rapports sont complémentaires. Nous sommes partisans de confier à l’amf le soin de s’assurer de l’application des principes du gouvernement d’entreprise dans les sociétés cotées. Nous pourrons franchir un pas lorsque l’autorité demandera à une entreprise de s’expliquer sur l’ensemble des mesures qu’elle applique ou non. Lorsqu’elle ne suivra pas telle règle, elle devra le justifier.

Nous avons établi un document comparatif entre le rapport Bouton et celui de l’Institut Montaigne. La définition de l’administrateur indépendant contenue dans le rapport Bouton n’implique pas la création d’un corps d’administrateurs indépendants. La définition contenue dans le rapport « Viénot II » a donné lieu, dans son application, à des situations hétérogènes. Il est donc apparu nécessaire, dans le rapport Bouton, d’apporter une définition plus précise de la notion d’administrateur indépendant. Les administrateurs doivent être d’abord intègres, compétents, expérimentés et certains doivent être en outre indépendants. Dans les rapports annuels des grandes sociétés, on commence à voir apparaître les critères qui définissent l’indépendance de certains administrateurs. C’est au lecteur de se faire une opinion.

Le règlement intérieur du conseil d’administration peut faire l’objet d’une publication partielle ou totale dans le rapport annuel. Il y a eu des changements colossaux dans les conseils d’administration en France depuis 1994. Il y a encore des progrès à faire. Les Britanniques sont plus engagés que nous, bien qu’ils affichent plus qu’ils ne font. Les États-Unis sont très procéduriers, disciplinés ; mais ce peut être aussi parfois un décor de théâtre !

Le président Pascal CLÉMENT : Le capitalisme français est marqué par le patrimonialisme. Celui qui a l’argent est responsable. C’est l’exécutif qui propose les décisions et force leur exécution dans une certaine mesure. L’administrateur indépendant n’ayant pas de lien avec l’entreprise, il sera moins impliqué.


Source : Assemblée nationale française