(procès-verbal de la séance du jeudi 10 avril 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Je souhaiterais que vous fassiez part à la mission de votre analyse sur le projet de loi de sécurité financière : vous semble-t-il de nature à rétablir la confiance des actionnaires, que les scandales récents, à l’étranger comme en France, ont sérieusement ébranlée ? Comment restaurer une véritable éthique des affaires ?

Mme Colette NEUVILLE : Je reprocherais au projet de loi que vous évoquez de ne pas traiter de la possibilité effective, pour un actionnaire, de mettre en cause la responsabilité des mandataires sociaux. Cette faculté, théoriquement présente dans les textes, est impossible à mettre en œuvre en pratique. En effet, en l’état actuel du droit, l’argument fondé sur l’existence d’un préjudice indirect - par exemple, la chute du cours de bourse - est considéré comme irrecevable. Est également considérée comme irrecevable l’action sociale en responsabilité « ut singuli » (c’est-à-dire menée par un minoritaire ou un groupe de minoritaires au nom de la société), la jurisprudence estimant que la société n’a pas de préjudice à faire valoir dès lors que l’actionnaire majoritaire procède à une augmentation de capital. Restent les cas exceptionnels où le préjudice est reconnu : il est alors quasiment impossible de faire valoir le caractère détachable de la faute et c’est à la société, c’est-à-dire aux actionnaires, d’indemniser le préjudice ! Aux États-Unis par exemple, dans un tel cas de figure, l’indemnisation est assurée par un mécanisme d’assurances qui n’en fait pas reposer le poids, in fine, sur la société.

Un véritable problème se pose donc, à mes yeux, quant à l’existence d’une véritable responsabilité personnelle du dirigeant d’entreprise : non seulement la mise en cause de sa responsabilité n’a aucune incidence sur ses deniers propres mais, en outre, s’il échoue dans ses fonctions, il se voit généralement attribuer de très généreuses indemnités de départ ! Et l’assemblée générale n’a d’autres solutions que le constater l’année suivante, lorsqu’il est parti, sans pouvoir le mettre en cause pour abus de biens sociaux ! En effet, la loi nre du 15 mai 2001, qui a fixé le principe de transparence des rémunérations, n’est pas dépourvue d’effets pervers : dès lors que l’assemblée générale des actionnaires a pris acte du rapport annuel, le délai de prescription (trois ans) permettant de poursuivre la société sur la base de l’abus de biens sociaux commence à courir.

C’est à l’assemblée générale des actionnaires que devrait revenir le pouvoir de fixer ces indemnités, qu’il s’agisse du principe même de leur attribution ou de leur montant. Le problème vient de ce que celles-ci figurent la plupart du temps dans le contrat d’embauche et qu’elles constituent même la condition préalable à l’embauche d’un dirigeant... De toute façon, le montant en est fixé, non pas en fonction des résultats visés ou réalisés, mais sur la base de comparaisons internationales, généralement avec le conseil de sociétés spécialisées en la matière : dans la mesure où l’on part de l’existant, cela ne peut donc qu’augmenter toujours !

Le président Pascal CLÉMENT : Mais la rémunération du dirigeant a été acceptée par le conseil d’administration...

Mme Colette NEUVILLE : Le conseil d’administration est à peine informé du montant de cette rémunération : il n’a généralement son mot à dire que sur les critères qui la fondent. C’est le comité des rémunérations qui la fixe et la pratique veut qu’un administrateur bien élevé s’abstienne d’aller demander les procès-verbaux de réunion du comité des rémunérations, moins encore quand ces deux organes sont composés d’administrateurs croisés qui se fixent mutuellement leurs rémunérations d’une société à l’autre !

Si les dirigeants de sociétés veulent être payés, qu’ils soient responsables ! Tel est loin d’être le cas actuellement et c’est ainsi que certains dirigeants, comme l’a fait M. Jean-Marie Messier, lorsqu’il était à la tête de vu, lient leur rémunération à l’évolution de certains paramètres, en l’occurrence, la croissance externe de la société, avec le succès que l’on sait ! Dans le cas de vu, plus la société s’endettait, plus M. Messier gagnait d’argent !

Un autre sujet aurait mérité plus d’attention dans le projet de loi de sécurité financière, qui ne l’aborde qu’incidemment, alors même qu’il est au cœur de scandales récents : le problème du hors-bilan. En effet, un certain nombre de conventions sont signées par les dirigeants, qui sont connexes aux conventions portant sur des transactions chiffrées dans les comptes, sans apparaître elles-mêmes dans les comptes, tout en ayant une incidence potentielle sur ceux-ci. Il s’agit, par exemple, de cessions ou échanges de titres, avec engagement de verser des sommes complémentaires au cas où les résultats ou le cours de bourse de la société baisseraient en dessous d’un certain seuil ou bien dans l’hypothèse où la société verrait sa note dégradée.

Par exemple, quand M. Jean-Marie Messier, alors qu’il était pdg de vu, a racheté Condor Music, il s’est engagé à payer la société en titres, avec comme garantie l’engagement de payer la différence en cash s’il se trouvait que le titre de vu baissait en dessous d’un certain seuil. Cette clause conditionnelle a coûté des millions d’euros à la société ! Pour prendre un autre exemple, vu avait conclu un contrat avec une banque qui l’obligeait à racheter des actions vu pour un certain montant, déconnecté de l’évolution du cours de bourse. C’est ainsi que la société a été contrainte de racheter ses actions 90 euros aux banques, quand elles en valaient 15 en bourse... Généralement, soit ces clauses conditionnelles ne figurent même pas dans les annexes au rapport annuel voté par l’assemblée générale, soit leur existence est mentionnée, mais pas leur incidence financière potentielle. J’estime que les investisseurs sont trompés sur le profil de la valeur de la société dans l’avenir.

Pour mettre fin à ces pratiques, je propose de rendre ces conventions inopposables tant qu’elles n’ont pas fait l’objet d’un visa par le commissaire aux comptes, qui appréciera en outre si elles doivent être publiées dans le rapport annuel, afin que les actionnaires disposent d’une image fidèle des comptes. En l’état actuel du droit, c’est toute la chaîne de l’investissement qui est fragilisée par ces cliquets potentiels qui, s’ils sont actionnés, conduisent à des catastrophes. Au-delà de cette proposition ponctuelle, il me semble que la notion de loyauté dans le contrat de société devrait être explicitée dans la loi : si elle sous-tend le droit des sociétés, elle n’est à ce jour que jurisprudentielle, la Cour de cassation l’ayant dégagée à deux reprises. En particulier, cette loyauté est méconnue lorsqu’une décision est prise sous l’empire d’un conflit d’intérêts. Dans une telle situation, la loi devrait inviter l’intéressé à s’abstenir.

Le président Pascal CLÉMENT : Vous avez décidé de lancer une class action contre vu devant un juge américain.

Mme Colette NEUVILLE : J’ai effectivement décidé de déclencher cette procédure devant un tribunal américain. Le juge américain avait, le 1er novembre 2002, jugé recevable la demande déposée par trois actionnaires ayant acheté leurs actions en France, mais les défenseurs ont mis en cause cette décision et souhaitent obtenir de la cour qu’elle juge irrecevable l’action déclenchée par les actionnaires ayant acheté leurs actions auprès d’Euronext, et non à la bourse de New York. Ce serait catastrophique pour Euronext : c’est l’attractivité des places européennes qui est en jeu !

Le président Pascal CLÉMENT : Avez-vous d’autres remarques à formuler concernant le programme législatif en droit des sociétés ?

Mme Colette NEUVILLE : Le projet de loi de sécurité financière propose de fusionner la cob et le cmf au sein d’une nouvelle structure. Certes ! Mais il me semble qu’il n’a pas pris la mesure du problème que pose aujourd’hui le fonctionnement des marchés financiers. De fait, le marché ne fonctionne plus : depuis que les organismes de placement collectif exercent une influence majeure sur le marché, c’est la nature même de celui-ci qui a changé. Contrairement au postulat classique, le marché n’est plus atomistique : il réagit uniformément, en masse, ce qui accroît la volatilité des valeurs boursières. Les organismes de placement collectifs ont, en outre, consacré la prééminence de la gestion indicielle, qui conduit à fonder la décision d’investissement sur la capitalisation boursière, c’est-à-dire sur la taille de l’entreprise et sur son cours de bourse, c’est-à-dire, in fine, sur la croissance externe de l’entreprise, pourtant si destructrice en termes d’emplois ! La gestion indicielle pousse donc à la croissance externe dans la mesure où la capitalisation boursière est survalorisée par rapport aux autres critères dans la détermination des indices : elle favorise ainsi les investissements qui ne sont pas les plus rentables pour l’économie, en raison de la loi des rendements décroissants. Ce sont en effet surtout sur les quarante des sociétés du cac 40 qui en bénéficient, alors même qu’elles ne sont pas vouées à être les plus rentables. C’est un non-sens économique ! À force d’affecter l’épargne sur les entreprises qui ne sont pas les plus rentables, on pénalise l’économie. Sans compter que cela favorise les bulles, dans la mesure où l’investissement est concentré sur un petit nombre de sociétés.

Autre pratique dangereuse pour la stabilité et la sécurité financière : l’habitude qu’ont prise les sociétés de payer leurs investissements, non en cash, mais en titres : ce papier devrait être comptabilisé dans la mesure de l’inflation ! À cet égard, la séparation des autorités de marché et des autorités monétaires, en France, n’a pas de sens : les investissements sont, de fait, payés avec une autre monnaie, que crée chaque chef d’entreprise qui fait tout pour la valoriser. Là résiderait la vraie protection de l’épargne : une autorité de marché devrait avoir à cœur de s’assurer que les titres acquis par les épargnants ont une réelle valeur et ne s’apparentent pas à des assignats. Le fait est que deux opérations d’acquisition ou de fusion sur trois sont destructrices de valeur : les actionnaires devraient y avoir leur mot à dire, loin de l’urgence qu’on leur oppose et qui cache mal l’intérêt financier que représente pour les banques et les sociétés le fait que ces opérations se concluent rapidement.

Le président Pascal CLÉMENT : Votre association est très active. Comment vit-elle ?

Mme Colette NEUVILLE : Difficilement, à dire vrai ! Au-delà des cotisations de nos membres, les actions que nous entreprenons doivent permettre de couvrir les charges, très élevées dans certains cas. C’est pourquoi nous nous efforçons ainsi de faire participer le maximum d’actionnaires à nos interventions.


Source : Assemblée nationale française