présidente de Péchel Industries

(procès-verbal de la séance du mercredi 15 octobre 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Madame, nous ne vous recevons pas aujourd’hui en votre qualité de président de Péchel Industries, mais au titre de vos fonctions au sein du comité d’éthique du medef. Vous êtes coauteur, avec M. Barbier de la Serre, que nous avons entendu la semaine dernière, du rapport sur la rémunération des dirigeants d’entreprise publié par le medef, au mois de mai dernier.

L’objet de cette mission n’est pas de mettre à mal les entreprises qui constituent le poumon économique de la France et qui font vivre les Français, mais de rappeler une vérité essentielle au bon fonctionnement du système économique libéral : les salaires des dirigeants des sociétés du cac 40 ne doivent pas être déconnectés des réalités économiques de leur propre entreprise et ne pas mettre en péril l’acceptabilité, par les Français, des différents types de rémunération versés aux dirigeants. Il est particulièrement choquant, au moment où certaines entreprises sont dans une très mauvaise passe, de voir la rémunération de leurs hauts dirigeants augmenter. Cela a été le cas pour la moitié des dirigeants des entreprises du cac 40 l’année dernière, ce qui semble stupéfiant. Sans parler des golden parachutes qui atteignent des proportions inouïes !

Nous aimerions savoir si, à vos yeux, le phénomène d’emballement des rémunérations de certains dirigeants de sociétés du cac 40 est dû à une surchauffe conjoncturelle ou s’il s’agit du résultat d’une financiarisation inévitable du capitalisme, auquel cas cela serait problématique. Dans cette hypothèse, est-il suffisant de recourir au seul sens de la responsabilité du chef d’entreprise, ce qui semble être l’approche du medef et de son comité d’éthique ?

Estimez-vous, au regard du problème spécifique des rémunérations, que le conseil d’administration fonctionne bien ? Vous connaissez les critiques généralement faites sur ce point, notamment concernant la consanguinité qui caractérise la composition des conseils d’administration. Je citerai, à cet égard, le mot de M. Warren Buffett, qui prétend que, dans les mœurs actuelles des entreprises, poser, en tant que membre d’un conseil d’administration, une question sur la rémunération du président est considéré comme beaucoup plus inconvenant qu’un rot à table. Telles sont quelques premières de pistes de réflexion que nous vous soumettons.

Mme Hélène PLOIX : Nous avons, en effet, mis au point, au sein du comité d’éthique du medef, un rapport définissant des principes de jugement en matière de rémunération, destiné aux dirigeants sociaux. J’ai contribué à la rédaction de ce document, qui a été discuté par l’ensemble des membres du comité d’éthique. Ce rapport est totalement assumé par l’ensemble du comité.

L’évolution des rémunérations des dirigeants sociaux à laquelle on a assisté au cours des dernières années est-elle liée à une surchauffe conjoncturelle ou à la financiarisation du capitalisme ? D’autres intervenants ont sans doute évoqué l’impact de la mondialisation : c’est un fait. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, aucune grande société américaine n’avait à sa tête un dirigeant qui soit d’origine française. Le premier a été le président de Gillette dans la première moitié des années 1990, puis il y en a eu d’autres. Cette possibilité pour des non-nationaux de devenir présidents de très grandes sociétés américaines, par exemple, est donc un phénomène nouveau.

Le deuxième élément, très important à mes yeux, réside dans la financiarisation de l’économie, sujet qui, personnellement, me touche beaucoup. En effet, dans les années quatre-vingt-dix, alors que j’étais directeur général adjoint de la Caisse des dépôts et consignations, nous avions lancé le programme « Finance-éthique-confiance », qui avait pour objectif de réfléchir sur les conséquences de l’évolution du système financier pour l’économie mondiale et sur les risques que des dérapages pouvaient causer à l’ensemble du système financier. En effet, il faut garder en mémoire que la finance est fondée sur la confiance ; si, à un moment donné, il y a un écart, une perte de confiance, on peut craindre un risque systémique. Ce mouvement général de financiarisation de l’économie, né au début des années quatre-vingt-dix, constitue aussi l’une des raisons de l’emballement dans certaines rémunérations. De fait, c’est dans le monde de la finance que cet emballement a d’abord été observé. Ainsi, dans les années quatre-vingt-dix, les financiers ont mis au point des produits nouveaux, que l’on appelle les produits dérivés, qui se sont massivement développés et ont entraîné des possibilités de gains, mais aussi de pertes, énormes, à partir de petits mouvements sur des fonds. Ceci a contribué à déconnecter la finance de l’économie réelle, cette économie de production qui constitue l’activité quotidienne des entreprises. Cette financiarisation de l’économie ayant entraîné des gains colossaux dans certaines banques d’investissement, les rémunérations des cadres et dirigeants de ces banques ont beaucoup augmenté dans le courant de ces années quatre-vingt-dix. Ce phénomène, me semble-t-il, a eu des répercussions sur les autres sociétés, au-delà du secteur bancaire : on a estimé que les efforts des cadres dirigeants devaient également être récompensés et que la déconnexion entre les uns et les autres n’était pas justifiée.

Faut-il faire confiance à la seule responsabilité des dirigeants sociaux pour éviter les excès ? L’éthique est liée au sens de la responsabilité, qui doit être favorisé au maximum pour contrer tous les effets pervers qui peuvent apparaître. Si les stock options se sont développées de façon aussi débridée aux États-Unis, c’est parce qu’à un moment donné, le Congrès américain a limité la rémunération fixe des dirigeants de société à un million de dollars. Comme cette limitation était assortie de certaines clauses, s’est alors développé le système des stock options, qui a pris, par la suite, une importance colossale. À cet égard, la réflexion qui est lancée aujourd’hui sur l’importance des rémunérations est une bonne chose. De certains scandales peuvent, en effet, naître une réflexion et une action permettant de retrouver la juste limite et le sens de la mesure. Le débat est positif en ce qu’il peut aider à distinguer ce qui est juste, équitable, défendable et mesuré de ce qui ne l’est pas. C’est ainsi que l’on parviendra à adapter les rémunérations aux situations des dirigeants concernés.

À cet égard, la transparence joue un rôle très efficace : encore faut-il toutefois que les actionnaires jouent pleinement leur rôle. Tel n’est pas toujours le cas, dans la mesure où les investisseurs institutionnels ne sont, la plupart du temps, pas présents aux assemblées générales et n’assument pas leurs responsabilités - on assiste cependant à un début d’évolution aux États-Unis. Toutefois, la transparence a aussi ses effets pervers, que je vois en tant que membre du comité de rémunération d’une société britannique. Ainsi, quand nous discutons de la rémunération des dirigeants, nous envisageons deux éléments : d’une part, la situation intrinsèque de la société ; d’autre part, la comparaison avec les sociétés du secteur, sur la base des éléments apportés par des sociétés dont le métier est de faire des enquêtes sur la rémunération des dirigeants. Ces sociétés donnent les chiffres des dix, vingt ou cinquante sociétés du même secteur ou de secteur comparable et fournissent des comparatifs, à niveau de responsabilité identique, le tout étant divisé en quartiles. Les sociétés sont ainsi classées dans tel ou tel quartile, en fonction du niveau de rémunération qu’elles pratiquent. Le problème vient de ce que, au vu de ces chiffres, les membres du comité des rémunérations considèrent toujours que l’on ne peut pas laisser les dirigeants de la société concernée dans le dernier quartile ou dans un quartile inférieur à la moyenne et qu’il faut absolument les rémunérer au niveau moyen. Auquel cas, chacun sait que la moyenne monte... J’ai demandé que ce système, que j’ai eu l’occasion de constater de nombreuses fois, soit relativisé mais cette idée est très difficile à imposer. Les chasseurs de tête jouent le même rôle : si vous voulez recruter un dirigeant, ils vous précisent que les comparatifs s’établissent, en termes de rémunération, à un niveau donné. Dès lors, les dirigeants, qui connaissent les rémunérations de leurs homologues, puisque ce sujet devient de plus en plus transparent, peuvent s’interroger sur la raison pour laquelle ils seraient moins bien payés que leurs alter ego. Par conséquent, si une société tient réellement à garder un dirigeant - ils sont souvent difficilement remplaçables - il faut arriver à une situation qui convienne à tous. C’est pourquoi il convient de favoriser le sens de la responsabilité à la fois des dirigeants eux-mêmes et du comité des rémunérations.

C’est à cette fin que nous avons défini des références en la matière, sous forme de principes de jugement. Je vous rappelle brièvement quelques-uns des principes qui doivent guider les comités des rémunérations dans leur réflexion : évaluer le salaire du dirigeant par rapport à ceux des membres de l’équipe de direction et à ceux qui existent dans l’entreprise ; analyser chacun des éléments de la rémunération, par exemple la dilution qu’apporteraient les stock options par rapport aux autres actionnaires et fixer des critères clairs de définition des bonus par rapport à la totalité des profits. En effet, si la rémunération forme un tout indissociable, il n’en demeure pas moins que les critères définis pour chacun des éléments doivent être précis et stables. Ainsi, le bonus doit être fixé en fonction de critères qualitatifs et quantitatifs, prédéterminés et reliés à des éléments tangibles de la performance de l’entreprise. Par ailleurs, nous recommandons que les plans de stock options soient déterminés chaque année toujours à la même date, afin d’éviter que les plans ne soient liés au cours de bourse. Ainsi, ils ne risquent pas d’être influencés par d’autres facteurs. Quant au montant des stock options, il doit être conçu au regard de la rémunération totale et de la proportion entre les parties fixe et variable. Nous avons également fait deux recommandations qui me paraissent très importantes et auxquelles il n’a pas été suffisamment prêté attention. En premier lieu, les stock options ne doivent pas être couvertes par l’assurance ou par des produits financiers. Le risque doit être totalement assumé par le dirigeant, tout comme l’actionnaire assume le sien. En second lieu, si les stock options sont converties en actions, le nombre d’actions devant être conservé doit être en progression constante chaque année. Nous ne demandons pas que le dirigeant conserve toutes les actions qu’il a obtenues par la conversion de ses stock options, mais qu’au moins, il en garde une certaine proportion. Dans certaines sociétés, cette proportion est fixée, par exemple, à l’équivalent d’un an de rémunération ; dans d’autres, elle ne l’est pas et reste au choix du bénéficiaire. Il est important, en tout état de cause, que le nombre d’actions détenues soit en progression constante d’une année sur l’autre, de sorte que le dirigeant devienne un actionnaire de plus en plus important et associe son intérêt à celui des actionnaires.

J’en viens maintenant au fonctionnement du conseil d’administration. En termes de consanguinité et d’opacité, une évolution considérable a eu lieu depuis 1995, depuis que la gouvernance d’entreprise a droit de cité en France. La consanguinité est de plus en plus faible et le nombre d’administrateurs indépendants de plus en plus grand. Je sais que certains estiment que cette notion d’administrateur indépendant n’a pas de sens. Pour ma part, je considère comme un administrateur indépendant la personne indépendante d’esprit, qui a le courage de donner ses opinions, même lorsqu’elle n’est pas d’accord avec la direction de l’entreprise, et de défendre son point de vue. C’est à ce titre que l’on doit avoir des administrateurs indépendants. Il est certain que cette attitude est propre au caractère de chacun, mais elle est renforcée si ces personnes n’ont pas de lien avec les dirigeants de l’entreprise. Ce type de personne est de plus en plus présent dans les conseils d’administration.

S’agissant de l’opacité, je dois dire que, dans les conseils d’administration où je siège, les comités des rémunérations rendent très précisément compte de leurs décisions, en indiquant la nature des critères qui ont guidé leur choix. Pour ma part, je reçois une information tout à fait précise dans les conseils d’administration où je siège. Je pense que cette démarche se répandra de plus en plus.

Le Président Pascal CLÉMENT : Les critères de détermination du bonus sont, en pratique, assez largement opaques. Le lien avec les résultats de l’entreprise n’apparaît pas toujours immédiatement, tant s’en faut.

Mme Hélène PLOIX : À cet égard, permettez-moi tout d’abord de rappeler que la partie variable de court terme, à savoir le bonus, est toujours liée aux performances de l’année précédente. Or dans les rapports annuels, c’est un montant global, perçu au cours de l’année, qui est présenté et, de ce fait, le lien avec la réalité économique de la société au moment où les éléments ont été déterminés n’apparaît pas toujours clairement. Sans nul doute, une transparence accrue des rapports annuels sur ce point faciliterait une meilleure compréhension des rémunérations.

Cette démarche se justifierait d’autant plus que, d’après mon expérience - mais je ne connais le fonctionnement que de peu de sociétés du cac 40 - la partie variable est réellement liée à la réalité économique de l’entreprise. En effet, le bonus est, le plus souvent, défini en fonction de critères objectifs, quantitatifs et qualitatifs. Les critères quantitatifs sont, selon les entreprises, fonction de la valeur ajoutée dans l’entreprise ou du résultat d’exploitation. Ils peuvent être aussi fonction d’objectifs précis donnés à l’entreprise. Cela dépend de la nature de l’entreprise. Par exemple, dans une entreprise de distribution, le bonus peut être fonction de la progression du chiffre d’affaires et de celle du résultat net. Dans d’autres entreprises plus capitalistiques, le bonus est souvent lié aux capitaux investis et à leur rentabilité. Dans d’autres sociétés comme les banques, il est fonction du solde intermédiaire des résultats des banques. Cette partie quantitative, extrêmement précise, peut varier à la hausse comme à la baisse, comme je l’ai vu dans plusieurs entreprises. Quant à la partie qualitative, à mon sens, indispensable, elle représente généralement entre 20 et 40 % du bonus. Cette partie variable est fonction d’objectifs précis donnés au dirigeant, selon les circonstances dans lesquelles se trouve sa société. Elle peut être liée, par exemple, à la réussite d’une fusion ou d’une réorientation stratégique ou encore à l’organisation d’un plan de succession de bonne qualité, qui permettra à l’entreprise de poursuivre son activité sans rupture. En résumé, à mes yeux, la partie variable remplit pleinement son rôle, étant généralement assise sur des critères objectifs liés à l’activité de l’entreprise.

Deux éléments ont pu fausser la perception du lien entre bonus et performances. Tout d’abord, le bonus n’est connu que l’année suivante, étant assis sur des critères dont la mise en œuvre implique la clôture des comptes. Par ailleurs, pour une raison que j’ignore, la rentabilité d’une entreprise est souvent jugée d’après la fluctuation de son cours de bourse, alors que ces deux éléments sont complètement déconnectés. En effet, une entreprise peut avoir un résultat d’exploitation en hausse, alors que son cours de bourse peut chuter de moitié pour des raisons totalement extérieures à l’entreprise - événements tels que le 11 septembre, guerre ou appartenance à un secteur d’activité globalement déprimé. Ainsi, j’ai vu nombre de cours de bourse être quasiment divisés par deux, alors que les résultats d’exploitation de l’entreprise continuaient de progresser. Là encore, je pense qu’il y a une mauvaise appréciation de ce qu’est la véritable rentabilité de l’entreprise. Les associations faites récemment entre la progression des rémunérations et la chute du cours de bourse ne traduisent pas la réalité. La progression de la rémunération de certains dirigeants, telle que nous avons pu l’observer dans certains cas, était sans doute liée à la réalisation des objectifs fixés aux dirigeants.

Le Président Pascal CLÉMENT : Vous avez fait observer qu’il y avait quelques dirigeants français aux États-Unis. Nous en sommes d’accord, mais il me semble que ce phénomène est très minoritaire. En revanche, s’agissant des comparaisons avec les États-Unis, il me semble beaucoup plus parlant de rappeler que le pib par habitant qui, en France, est de 20 000 dollars est, aux États-Unis, de 36 000 dollars. Cela relativise l’intérêt des comparaisons.

J’en viens à ma deuxième observation. Vous avez très bien expliqué comment les cabinets de conseil en rémunération établissaient les quartiles et en quoi cela poussait à la hausse globale. Vous semblez dire qu’il est difficile de faire autrement. Or, il y a une solution que vous connaissez sans doute, étant membre du conseil d’administration d’une société britannique : au Royaume-Uni, la rémunération des chefs d’entreprise fait l’objet d’un vote consultatif de l’assemblée générale. Sans doute ne s’agit-il par d’un vote coercitif mais, de même que sur le plan politique, l’impact d’un vote, même consultatif, est tout aussi important que celui d’un vote dont les résultats lient le Gouvernement, de même, j’imagine qu’une consultation négative influerait certainement sur la décision du conseil d’administration. Ce système peut donc constituer un frein.

Par ailleurs, vous indiquiez tout à l’heure que les rémunérations étaient proportionnées aux résultats de l’entreprise. Or, récemment, au sein des quarante sociétés du cac 40, le lien entre résultats et rémunérations n’a pas toujours été établi. Si cela n’avait pas été le cas, cette mission d’information n’aurait pas abordé cet aspect. Par conséquent, il reste vrai que le comité des rémunérations ne joue pas totalement son rôle. Le rapport Bouton avait suggéré à juste titre que les mandataires sociaux ne fassent pas partie du comité des rémunérations. Or il ne semble pas avoir été suivi d’effets. Ne faudrait-il pas réaffirmer cette idée, surtout, la mettre en pratique ? En effet, je constate que les présidents de sociétés nous expliquent tous, ici même, qu’en dehors du cas où il est question de leur propre rémunération, ils participent aux réunions du comité des rémunérations pour défendre la rémunération des membres du comité exécutif. C’est pourquoi j’ai fait observer à certains d’entre eux qu’il suffisait d’augmenter le niveau global des rémunérations des membres du comité exécutif pour que leur soit, personnellement, assuré un salaire encore plus élevé.

Le fait est que le système tourne en rond, faute de contre pouvoirs. J’en reviens à cet égard au problème de consanguinité dans les conseils d’administration, français notamment. Que pensez-vous de la solution qui consisterait à permettre aux petits actionnaires d’élire un ou deux de leurs membres pour siéger au conseil d’administration ? Il me semble, en effet, que si le profil des administrateurs ne change pas, dans dix ans, nous pourrons conduire la même mission.

Une autre voie, non exclusive d’ailleurs, consisterait à mieux responsabiliser les administrateurs. Aux États-Unis, les rémunérations sont, certes, considérables, mais les sanctions sont proportionnelles. Dans ce pays, il est possible de déclencher la responsabilité civile des mandataires sociaux : en d’autres termes, le chef d’entreprise qui a mal géré son entreprise peut être condamné à une sanction financière forte. En France, il est très difficile de mettre en cause la responsabilité civile des administrateurs car la procédure est coûteuse, compliquée et dissuasive. Par conséquent, les plaignants se tournent vers le pénal, ce qui ne permet pas d’atteindre le but recherché, à savoir le versement d’indemnités financières. Pensez-vous qu’il faudrait contrer, par voie législative, la jurisprudence qui, je le rappelle, permet l’indemnisation du préjudice social, mais très rarement, voire jamais, celle du préjudice indirect subi par le petit actionnaire ?

Mme Hélène PLOIX : Certes, on compte peu de présidents français à la tête de sociétés américaines. Au travers de l’exemple que j’ai cité, je voulais seulement montrer que nous étions désormais dans un monde globalisé.

Par ailleurs, je ne pense pas que la rémunération des présidents français - à l’exception d’un seul, peut-être - ait atteint même la moitié ou le quart de celle des dirigeants américains. Et c’est effectivement heureux !

Le Président Pascal CLÉMENT : Ne croyez-vous pas toutefois que l’évolution actuelle, si on n’y prend pas garde, pourrait se traduire par l’alignement progressif des rémunérations des dirigeants français sur celles des dirigeants américains ? Le bond des années quatre-vingt-dix est tout de même énorme ! C’est la tendance qui nous inquiète.

Mme Hélène PLOIX : Dans aucun des conseils d’administration dans lesquels je siège, n’a été évoquée la rémunération des Américains. Nous examinons la rémunération du dirigeant en place telle qu’elle était, ou du nouveau dirigeant tel qu’on voulait le recruter. Puis nous définissons le niveau que devaient atteindre le salaire fixe et la fourchette d’évolution du bonus, en fonction de critères, quantitatifs et qualitatifs, précisément définis. Nous définissons par ailleurs les plans de stock options annuels, mais sans jamais faire référence, là encore, aux pratiques américaines en la matière, pour les sociétés évoluant dans le même environnement. Je n’ai pas senti une volonté d’aller dans ce sens.

Le phénomène de consanguinité n’existe pas dans tous les conseils d’administration, profondément renouvelés depuis quelques années. La présence de nouveaux administrateurs, extérieurs à la société ou d’origine étrangère, témoigne d’une réelle ouverture et de l’affaiblissement progressif de l’influence des dirigeants exécutifs sur le reste du conseil d’administration. Ceci dit, il est vrai que les comités de rémunération n’ont pas toujours bien fonctionné. À leur décharge, ces comités sont relativement nouveaux, puisqu’ils ont été préconisés à partir de 1995 : en 1998, toutes les sociétés du CAC 40 n’en avaient pas. Actuellement, cette instance tend à jouer un rôle croissant, en se posant comme un lieu de réflexion objectif sur ce que doit être la rémunération des dirigeants.

Cela étant, il serait souhaitable qu’en assemblée générale, le président du comité de rémunération vienne expliquer précisément les facteurs d’établissement et d’évolution de la rémunération des dirigeants. L’assemblée générale, où les actionnaires peuvent s’exprimer, peut, en effet, être un véritable contre-pouvoir s’ils usent des pouvoirs qui sont les leurs. Faut-il élire des représentants des petits actionnaires au conseil d’administration ? Un membre du conseil d’administration ne représente personne, il ne représente que l’intérêt social de la société, qui est à la fois celui des actionnaires et celui de la société, de son développement et de sa stratégie, avec toutes ses composantes.

Le Président Pascal CLÉMENT : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cet argument. Prenez le cas de l’administrateur salarié : il représente théoriquement l’intérêt général de la société ; pourtant, il est présent en tant que salarié. Si on accepte la double appartenance pour le salarié, a fortiori, on doit l’accepter pour l’actionnaire qui représente, certes, l’intérêt général de la société, mais également le sien. En effet, l’intérêt de l’actionnaire est de faire fructifier son investissement, donc la société. La contradiction entre ces deux types d’intérêt m’échappe.

Mme Hélène PLOIX : Ce n’est pas ce que je veux dire. Je fais seulement remarquer que, légalement, tous les membres du conseil d’administration doivent être actionnaires. Pour évoquer ma situation personnelle, j’ai dû, pour devenir administrateur des sociétés qui m’ont sollicitée, acheter des actions des sociétés. Je suis donc un petit actionnaire, n’ayant pas les moyens d’acheter des actions au-delà de l’obligation qui m’en est faite.

Le Président Pascal CLÉMENT : Je ne vise pas ce cas de figure, dans la mesure où l’administrateur ne devient actionnaire que pour pouvoir exercer son mandat et non pour investir ses économies. Ce que je préconise, c’est que les petits actionnaires soient proposés par une association qui les défend et les représente. Actuellement, seul le président propose, à l’assemblée générale, les candidats au conseil d’administration.

Mme Hélène PLOIX : Certes, mais, en amont, les nouveaux administrateurs sont de plus en plus recherchés et sollicités par le comité des nominations du conseil d’administration, non par le président.

Le Président Pascal CLÉMENT : Cela ne passe-t-il pas toujours par le président ?

Mme Hélène PLOIX : Non. De plus en plus, les administrateurs sont recrutés par des chasseurs de tête. C’est le cas à l’étranger et cela commence en France. J’ai en tête des exemples précis, dont je ne suis pas certaine que le président les connaissait au préalable. Toutefois, vous avez tout à fait raison de dire que, dans le passé, c’était systématiquement le président qui suggérait le nom d’un administrateur et le proposait au conseil d’administration. C’est sûrement encore le cas dans un certain nombre d’entreprises, mais, encore une fois, je constate que, de plus en plus, dans le souci d’avoir un conseil d’administration composé de membres qui apportent un véritable savoir, l’ouverture à des personnes pas ou peu connues au préalable des présidents de conseil d’administration est bel et bien réelle. Pour autant, il faut reconnaître que la France est un petit pays et que beaucoup de gens se connaissent.

Pour en revenir à votre proposition d’élire des petits actionnaires proposés par les associations d’actionnaires minoritaires, j’ai demandé à Mme Colette Neuville si elle souhaitait que des actionnaires, proposés par l’association qu’elle préside, l’ADAM, soient élus au conseil d’administration. J’ai cru comprendre que tel n’était pas son souhait.

M. Xavier de ROUX : Le dirigeant d’une société du CAC 40 n’est pas le capitaliste en tant que tel. Il apporte son savoir, d’une part, aux apporteurs de capitaux et, d’autre part surtout, à l’objet social de l’entreprise qu’il doit remplir avec le maximum d’efficacité. La contrepartie de sa rémunération est l’apport qu’il fait à l’entreprise par son efficacité supposée. Comment sa rémunération est-elle fixée ? En la matière, je crois que nous commençons à y voir clair : il existe un marché, artificiel ou non, des dirigeants d’entreprise, qui est créé par les chasseurs de tête ou les opinions des uns et des autres, et c’est ce marché qui fixe la rémunération.

Ce qui pose problème, c’est l’établissement du lien entre performance et rémunération : où est le lien lorsque la rémunération du dirigeant continue à augmenter, alors que les résultats de l’entreprise se dégradent ou que la gestion devient périlleuse ? C’est sur ce point que nous estimons qu’il faut tirer le signal d’alarme. L’introduction de paramètres tels que les stock options ou les clauses contractuelles prévoyant des golden hellos ou des golden parachutes vient, en effet, brouiller l’existence de ce lien.

Pour le clarifier, il convient d’abord de préciser les mécanismes permettant de fixer la rémunération des dirigeants. À cet égard, la première question porte sur le rôle de l’assemblée générale puisque, dans de grandes sociétés, très souvent, les actionnaires institutionnels ne participent pas aux réunions de celle-ci. Comment redéfinir la responsabilité de l’assemblée générale dans le processus de désignation de dirigeant et la fixation de sa rémunération ?

Par ailleurs, quelle est la responsabilité du dirigeant, non pas simplement vis-à-vis de la société, mais vis-à-vis des actionnaires qui, individuellement, ont investi dans l’entreprise ? Cela me semble être les deux points d’ancrage à partir desquels un certain nombre de règles pourraient être construites.

Mme Hélène PLOIX : Sur l’assemblée générale, je ne peux que répéter ma conviction selon laquelle les investisseurs institutionnels devraient y être présents et jouer leur rôle. Ils reçoivent, à cette fin, les éléments d’information à l’avance et peuvent faire leurs commentaires aux dirigeants sur la façon dont ils l’apprécient. En France, cette pratique est encore peu développée.

Vous m’avez également interrogée, Monsieur le Président, sur la situation britannique. Une réflexion est en cours sur l’opportunité d’une intervention législative, qui, notamment, confèrerait valeur coercitive au vote de l’assemblée générale sur la rémunération des dirigeants. J’ajoute que, d’ores et déjà, dans les rapports annuels des sociétés britanniques, la rémunération des dirigeants est très clairement indiquée.

S’agissant du fonctionnement des comités des rémunérations, je peux également vous faire part de mon expérience britannique. Le Chief Executive Officer vient expliquer et défendre les propositions qu’il a faites sur l’évolution de la rémunération du comité exécutif mais la délibération se fait en dehors de sa présence. Cela me parait nécessaire, d’autant que, souvent, dans ces comités des rémunérations, est également abordée la question du plan de succession. Le comité n’est composé que de membres indépendants.

Je voudrais ajouter un point sur les golden parachutes. Dans certains cas, les dirigeants doivent partir pour des raisons extérieures à la qualité de leur performance. Or, pour le dirigeant d’une grande entreprise, âgé de plus cinquante ans, il est très difficile de retrouver un emploi. Il convient donc de prendre en compte le temps qui reste à courir jusqu’à sa retraite.

S’agissant des sanctions, le sujet dépasse quelque peu mes compétences. Aux États-Unis aussi, les sanctions pénales sont largement utilisées contre les dirigeants qui ont agi frauduleusement. Quant aux dirigeants qui seraient attaqués devant les juridictions civiles pour avoir bénéficié de rémunérations excessives, j’avoue mon ignorance.

M. Xavier de ROUX : Non, il ne s’agit pas de les attaquer pour de grosses rémunérations, mais pour des fautes de gestion concomitantes avec le versement de rémunérations en progression ou d’indemnités de départ.

Le Président Pascal CLÉMENT : Si les petits actionnaires qui attaquent M. Jean-Marie Messier obtiennent gain de cause, c’est l’entreprise qui sera indemnisée, pas le petit actionnaire. C’est un problème juridique sur lequel nous allons recommander de légiférer.

Mme Hélène PLOIX : C’est un sujet sur lequel je n’ai pas réfléchi.


Source : Assemblée nationale française