(procès-verbal de la séance du mercredi 22 octobre 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre mission. Votre cas est emblématique puisque vous êtes le premier dirigeant d’entreprise à avoir reversé son indemnité de départ, ce qui marquera sans doute une étape dans la gouvernance. Je suis même convaincu qu’après votre geste, nombre de dirigeants se poseront la question de savoir s’ils peuvent accepter des golden parachutes alors que l’entreprise est en difficulté. C’est sur ce sujet que nous souhaitons vous entendre et, plus globalement, sur la question de la rémunération des hauts dirigeants des sociétés du cac 40.

M. Pierre BILGER : Je suis très heureux de venir témoigner devant cette mission d’information. Je tiens à préciser en préalable que les propos que je tiendrai devant vous n’engageront que moi-même et en aucun cas Alstom dont je ne suis plus le président.

D’emblée, je voudrais dire à ceux qui sont présents ici et à ceux qui ont été sincèrement choqués, c’est-à-dire les honnêtes gens qui n’avaient pour information que les journaux et la télévision, que je comprends leur émotion et regrette d’en avoir été la cause involontaire. L’ampleur des écarts de rémunérations dans le cadre de l’économie de marché, entre les dirigeants des sociétés cotées et les petits salariés, suscite un sentiment d’amertume chez beaucoup de nos concitoyens. C’est pourquoi il est naturel qu’il y ait réflexion et débat. Toutefois, pour qu’un débat soit honnête, il doit être complet, c’est-à-dire élargi à toutes les hautes rémunérations, à l’ensemble des catégories professionnelles ainsi qu’à la dimension fiscale.

Je ne crois pas que la chasse à l’homme et le lynchage soient les meilleurs moyens de faire avancer ce type de débat. En effet, la plupart de ceux qui se sont exprimés sur cette affaire, y compris les plus éminents, l’ont fait sans chercher à analyser et à comprendre les faits avant de juger. Ils se sont fait procureur et juge sans jamais laisser aucune chance à la défense ou à un avis contraire de s’exprimer.

C’est la raison pour laquelle je suis extrêmement reconnaissant aux membres de cette mission d’information, car vous m’offrez l’opportunité de présenter les faits, rien que les faits. Si vous y avez convenance, j’ajouterai à l’exposé sur mon cas personnel quelques remarques de caractère général qui n’engageront désormais que le retraité que je suis et qui pourront peut-être constituer une contribution modeste à la réflexion que vous avez engagée.

Avant même d’aborder le sujet des hautes rémunérations, il convient déjà de savoir à quel type de profil elles s’appliquent. Pour ma part, après six années de service militaire et d’École nationale d’administration, j’ai passé quinze années au ministère des finances et vingt-et-une années dans l’industrie. Je ne suis pas, comme a cru plaisant de le dire un homme politique, un « intermittent du privé ». J’ai passé l’essentiel de ma carrière dans l’industrie électro-technique.

Cette carrière s’est déroulée dans un cadre contractuel absolument limpide. Pendant huit ans, j’ai été salarié de la cge, devenue plus tard Alcatel, puis salarié d’une société dépendant de la cge. Ensuite, je suis passé à Alstom, où j’ai été soumis, comme tous les salariés, à la convention de la métallurgie. Dans l’intervalle, j’avais reçu une lettre du président d’Alcatel Alsthom modifiant mon contrat. Tout cela a été pris en compte et validé par le comité des nominations et des rémunérations d’Alstom au moment de la mise en bourse de la société.

Quant à mon départ, il s’est fait dans le cadre d’une succession programmée et amicale, au terme d’un processus engagé deux ans et demi auparavant, et indépendamment des difficultés qui ont simplement consolidé ce processus de départ. Il était engagé dans le cadre d’un processus, extrêmement organisé, de révision semestrielle des plans de succession de l’entreprise où il avait été convenu, avant que naissent ces difficultés, qu’il était juste et normal qu’après douze années à la tête de l’entreprise, une relève soit assurée et que j’en sois récompensé.

Ce départ s’est fait dans des conditions qui sont connues. J’ai quitté les fonctions de directeur général de l’entreprise le 1er janvier 2003 et en ai quitté la présidence du conseil d’administration le 10 mars 2003.

Je voudrais mettre en exergue le fait que, durant toute cette période, mon comportement financier personnel a toujours été transparent et engagé. Transparent d’abord, car j’ai été le deuxième président d’une société cotée à publier ma rémunération. Dès que la société a été cotée en bourse, à partir du premier exercice 1998/99, tous les actionnaires ont pu prendre connaissance de cette rémunération, bien avant que cela ne devienne obligatoire. Le seul autre exemple de ce genre est celui de M. Claude Bébéar. En effet, j’étais convaincu que cette publicité était inévitable, notamment parce qu’à l’étranger, cette pratique existait, et que la société était cotée à Londres et New York.

Par ailleurs, le comité des rémunérations d’Alstom, en accord avec moi-même et presque sur ma proposition, a réduit, il y a trois ans, mon bonus, qui est passé de 500 000 euros à 300 000 euros de 2000 à 2001, puis l’a supprimé au cours des deux dernières années, pour refléter la performance de l’entreprise à ce moment-là. Il était, en effet, normal que le bonus me soit supprimé du fait que je n’avais pas atteint les objectifs de résultat opérationnel qui m’étaient assignés.

D’autre part, au moment de mon départ, le comité des rémunérations et le conseil d’administration ont décidé de supprimer les stock options qui m’avaient été allouées, ce qui est également normal. En effet, la performance de l’entreprise, à la fin de mes douze années d’exercice, n’était pas celle que l’on pouvait espérer. Néanmoins, je souligne qu’au contraire d’autres, j’ai investi la totalité de mon épargne en actions en achat d’actions Alstom, qui ont donc subi le sort boursier de cette action.

Concernant l’indemnité de départ, je n’ai pas participé aux quatre séances du comité des nominations et des rémunérations ni aux trois séances du conseil d’administration qui se sont tenues pour débattre de ce sujet. Après délibération, les membres de ces instances ont décidé de m’accorder, en chiffres ronds, une indemnité de préavis d’un million d’euros, une indemnité résultant de la convention collective d’un million d’euros et une indemnité transactionnelle de 2 millions d’euros, soit 4 millions d’euros au total. Le chiffre de 5 millions d’euros, avancé dans les médias, et qui n’a guère de sens d’ailleurs, inclut les salaires de l’année précédente avec les congés payés. Le chiffre net avant impôt était de 3 millions d’euros, à la rigueur de 4 si on tient à y ajouter le préavis, mais certainement pas de 5 millions d’euros.

Les motifs qui ont justifié, aux yeux du comité, ces décisions n’ont pas été rendus publics. Je ne peux donc que témoigner indirectement. Il était parfaitement clair, compte tenu de mon éthique personnelle, qu’en aucun cas, il n’y avait un risque de contentieux entre l’entreprise et moi-même. Le conseil était libre de prendre la décision qu’il voulait : ses membres avaient donc une totale liberté d’esprit. J’ai dirigé cette entreprise pendant douze ans et je n’aurais jamais poursuivi le conseil d’administration de l’entreprise. Cet élément doit être parfaitement clair.

Quelles sont les raisons qui ont incité les membres du conseil d’administration à prendre cette décision positive ? Tout d’abord, ils ont considéré l’esprit de coopération dont j’avais fait preuve pendant les deux dernières années de mon mandat : j’ai identifié et proposé mon successeur, continué à gérer l’entreprise comme si de rien n’était et maintenu la ligne. Ils ont considéré que cela justifiait un geste positif. Par ailleurs, ils ont considéré qu’ils avaient déjà tenu compte de la performance en diminuant, puis en supprimant, le bonus. Ils ont également tenu compte d’un troisième facteur, à savoir ma situation future de retraité. En effet, ils ont pu constater que, pour des raisons tenant aux caractéristiques de ma carrière, ma retraite serait inférieure au quart de mon dernier salaire (hors bonus). Au regard de cette situation anormale à leurs yeux, l’indemnité qu’ils avaient décidé de m’accorder m’aurait fait bénéficier après impôt de l’équivalent d’une rente portant mon revenu de retraité à environ un tiers du dernier salaire (toujours hors bonus). Tel est le raisonnement de fond qui a déterminé leur choix.

Alors me direz-vous, puisque vous semblez avoir bonne conscience et que vous considérez que la situation était claire, pourquoi avez-vous renoncé à cette indemnité ? J’y ai renoncé pour trois raisons que j’ai déjà expliquées et que je vais vous redonner. Il me semble qu’elles restent mal comprises.

J’ai renoncé à cette indemnité parce que je ne voulais pas être un objet de scandale pour les salariés d’Alstom, que je n’avais aucun moyen d’informer. En effet, ils étaient désinformés sur ce sujet par les médias, sans que j’aie le moyen de leur faire connaître les motifs qui avaient inspiré cette décision. Vis-à-vis d’eux et après les avoir dirigés pendant douze ans, je me sentais, alors que l’entreprise traversait des difficultés, frappé dans mon honneur. Quand vous avez dirigé une entreprise pendant tant d’années, les employés ne sont pas une notion abstraite. Pendant ces douze ans, j’en ai rencontré des milliers, j’ai travaillé avec des centaines d’entre eux. Pour moi, il était important que ces gens-là, que j’aimais, que je connaissais et avec lesquels j’avais travaillé, ne gardent pas le souvenir de cette image que l’on donnait de moi à l’extérieur.

La deuxième raison qui m’a poussé à abandonner cette indemnité tenait à ma volonté de ne pas placer mon successeur, M. Patrick Kron, en difficulté, à ne pas le handicaper, alors qu’il se retrouvait dans une situation difficile à gérer.

Enfin, quand, au début du mois d’août, l’État est entré dans le jeu, le système bancaire n’étant plus lui-même en mesure d’assurer la continuité de l’entreprise, le décor a totalement changé. Je me suis dit que je devais prendre cette décision.

J’estime toujours que cette décision s’imposait. J’ai néanmoins deux regrets. Le premier consiste à n’avoir pas rendu public, en 1999, le contrat me liant à la société. Très franchement, je n’y ai pas pensé. En cohérence avec ma décision de publier mes propres rémunérations depuis le début de mon mandat, j’aurais pourtant dû également publier le contrat et en particulier l’indemnité de départ que le conseil avait validés. Je ne crois pas que cela aurait infléchi la suite des événements, mais, au moins, les débats auraient été plus honnêtes, nourris par des éléments d’information plus transparents.

Mon deuxième regret, c’est que le conseil d’administration d’Alstom n’ait pas motivé publiquement sa décision. Je ne suis pas responsable d’une décision qui ne m’appartenait pas, sauf à l’avoir acceptée, mais j’estime qu’on ne devrait pas jeter en pâture des chiffres de ce genre, sans expliquer de quoi ils découlent. Je termine là sur mon cas personnel.

Je passe maintenant aux propositions que je souhaite vous soumettre, qui sont de trois ordres.

Tout d’abord, on n’insistera jamais assez sur le fait que les rémunérations, qu’elles soient hautes ou basses, sont des sujets complexes qui ne peuvent être traités que dans une approche globale. Les individus que vous avez en face de vous ne sont pas interchangeables ; ils ont chacun des profils de carrière différents. Toutefois, parmi les dirigeants, il faut distinguer les mercenaires, qui occupent des fonctions de dirigeant pendant deux ou trois ans dans l’entreprise puis repartent ailleurs, des serviteurs de longue durée. Comprendre la rémunération du président suppose aussi de prendre en compte la structure de l’entreprise. Ainsi, il convient de tenir compte du degré d’internationalisation de l’entreprise, qui implique que le président a des collaborateurs dans tous les pays du monde. Il faut également prendre en considération l’état du marché, le comportement du dirigeant, sa capacité de rebond et la réserve que vous attendez de lui quand il quitte ses fonctions. Certaines fonctions, assumées par le président, ne l’autorisent pas, dans les douze ou dix-huit mois qui suivent, à se transformer en consultant pour un lobby ou en représentant d’intérêts divers et variés. Enfin, il faut tenir compte de la situation du dirigeant au regard de sa retraite, sans oublier le régime fiscal auquel il est soumis. En effet, une comparaison honnête entre la situation de dirigeants en Grande-Bretagne et celle de dirigeants en France, doit inclure, indépendamment du seul niveau de rémunération, une analyse en brut et en net.

J’estime, pour ma part, que la fixation des rémunérations devrait respecter les principes suivants. En premier lieu, les instruments qui existent -salaire de base, bonus, stock options - sont bons et il ne faut pas les condamner. Reste à savoir comment les mettre en œuvre.

S’agissant du salaire de base, je considère qu’on ne peut pas ignorer la référence au marché. Il convient donc de positionner ce salaire de base en se référant à ce que j’appellerais la moyenne du comité exécutif, c’est-à-dire la moyenne du petit groupe de dirigeants qui exercent avec lui les responsabilités principales dans l’entreprise, tant ce mythe du pdg deus ex machina, que l’on cultive notamment dans notre pays, est absurde. En réalité, ce n’est pas un individu seul qui dirige une entreprise comme Alstom, mais des équipes. Pour ma part, je trouve absurde que ce salaire de base soit très supérieur à cette moyenne. Il peut être de 40, 50, voire 60 %, supérieur, mais certainement pas multiplié par deux, trois, quatre, cinq ou dix, par rapport à la moyenne des rémunérations des membres du comité exécutif.

En second lieu, il me paraît très important, compte tenu de la modération qui doit s’appliquer au salaire de base, de maintenir un bonus significatif, lié à la performance opérationnelle. Un grand nombre de mécanismes ont été inventés, notamment par les Anglais et les Américains, liant ces bonus au cours de bourse. Je trouve cela très mauvais. Un pdg d’entreprise, pour l’évaluation du montant de son bonus, doit être jugé sur la performance de l’entreprise en elle-même, et non en fonction du cours de la bourse, qui ne dépend directement ni de lui ni de sa performance. Beaucoup d’autres facteurs rentrent en jeu. Dès lors que le bonus est entièrement dépendant de la performance déterminée par des critères objectifs, je ne trouve pas choquant qu’il représente jusqu’à 100 % du salaire.

En dernier lieu, il faut maintenir les stock options, parce qu’elles lient l’intérêt du dirigeant à celui de l’actionnaire. Si le cours de bourse se développe bien, cela lui apporte une satisfaction. Mais je suis convaincu, tout comme Warren Buffet, que le coût des stock options doit être comptabilisé dans les charges de l’entreprise. Quand nous proposons, en conseil d’administration, un système de stock options, il ne faut pas que l’exercice potentiel de celles-ci se traduise par une dilution du capital. Or, si vous êtes obligés de comptabiliser le coût dans le compte de résultat, à ce moment-là, le garde-fou est beaucoup plus important car cela a un impact direct sur la performance de l’entreprise. J’ai bien conscience d’être extrêmement minoritaire sur ce point. Cette démarche me semble cependant être la seule manière d’être honnête vis-à-vis des actionnaires et de rester dans la mesure.

Je suis également partisan du maintien des indemnités en cas de départ anticipé, sachant que cela doit être programmé et publié à l’avance.

Je pense aussi qu’il faudra un jour traiter de manière intelligente le cas particulier du serviteur ancien de l’entreprise qui devient pdg Je ne dis pas cela pour moi car j’ai terminé ma carrière. En effet, un certain nombre d’individus qui se trouvent à la tête de sociétés cotées après avoir servi l’entreprise pendant de longues années, ne devraient pas, parce qu’ils deviennent président, perdre le bénéfice de tout ce qu’ils ont accompli avant. Qu’ils soient soumis à l’aléa lié à leur fonction de président, certes. En revanche, il n’est pas normal qu’ils perdent les avantages acquis au titre de salarié. Une bonne pratique serait peut-être, lorsque l’un de ces vieux serviteurs est nommé pdg que la société rachète, au moment de sa nomination, les avantages qu’il a acquis au titre de ses anciennes fonctions, et d’aligner ainsi son statut sur celui du pdg venant de l’extérieur.

Le président Pascal CLÉMENT : Il s’agirait en quelque sorte d’un golden hello.

M. Pierre BILGER : Oui. D’ailleurs, le président qui quitte son entreprise pour une autre, bénéficie généralement de conditions intéressantes lors de son départ, n’étant pas nécessairement en conflit avec son ancienne entreprise.

Le dernier point que je souhaitais évoquer concerne le processus de fixation des rémunérations, qui est certainement l’aspect le plus important. Personnellement, je suis catégoriquement opposé à l’idée de confier à l’assemblée générale le soin de fixer les niveaux de rémunération d’un pdg, voire d’intervenir dans la fixation de celle-ci. En effet, tout comme le Parlement britannique, le conseil d’administration à la française n’a qu’un seul vrai pouvoir ; celui du Parlement britannique est de pouvoir révoquer le premier ministre ; celui du conseil d’administration en France, en dehors de son pouvoir de surveillance et de contrôle, d’ailleurs très dépendant des informations que lui fournit le président, c’est de nommer, révoquer et recruter le président. Si le conseil d’administration n’a pas la responsabilité ultime en matière de fixation de rémunération, ce pouvoir en est totalement altéré. Il est impossible, pour un conseil, de recruter un pdg de talent s’il n’est pas en état de négocier avec lui de manière définitive les termes de sa rémunération. La contrepartie de ce pouvoir absolu, c’est la transparence totale. À cet égard, je fais une petite suggestion, qui n’a aucun caractère législatif mais plutôt pratique. À l’heure actuelle, l’information sur les rémunérations figure dans le rapport de gestion, publié sous la responsabilité du management de la société. Dans la mesure où cette question fait l’objet de suspicions multiples et revêt une portée importante, je suggérerais que cette information figure dans une note comptable élaborée par les commissaires aux comptes. Sous leur responsabilité, ils garantiraient ainsi de manière explicite que la totalité des éléments de cette rémunération est bien reflétée dans le rapport annuel. Par ailleurs, il serait normal que le conseil d’administration publie chaque année, également dans le cadre du rapport annuel, un bref rapport complémentaire dans lequel seraient exposées les raisons pour lesquelles les membres du conseil ont décidé d’augmenter la rémunération du dirigeant, de lui donner un bonus ou de lui attribuer telle indemnité ou tel avantage en nature.

Je ferai une dernière suggestion très personnelle. Il se trouve que, de par mes fonctions de président pendant douze ans, j’ai eu l’occasion de pratiquer nombre de systèmes de commandement des entreprises. L’équation à résoudre est contradictoire : d’une part, les dirigeants doivent être à la fois motivés et sûrs de leur avenir ; d’autre part, les conseils d’administration doivent avoir la possibilité de réévaluer en permanence les performances de leur président. À cet égard, il me semble que le système allemand de contrat à durée de rémunération déterminée est une manière de résoudre cette équation. Ainsi, en Allemagne, un dirigeant de directoire est recruté pour cinq ans sur la base d’un contrat, avec une rémunération fixée pour les cinq ans, qui peut être assortie d’un bonus. À l’issue du contrat, il est soumis à réélection. C’est là le point important. Le fait, pour le conseil, d’être obligé de se prononcer explicitement sur la prolongation du contrat n’est pas la même chose que d’être obligé de prendre l’initiative de sanctionner. Je précise enfin que, dans ce système, si le conseil de surveillance décide de se débarrasser du pdg en poste, ce dernier conserve le bénéfice de son contrat, ce qui règle le problème des indemnités.

Le président Pascal CLÉMENT : S’agissant de vos indemnités de départ, le mode de calcul en était-il prévu ab initio ou au moment du départ ? Le comité des rémunérations qui a calculé cette indemnité a-t-il fait appel à des consultants extérieurs ?

Vous savez que le rapport du comité d’éthique du medef parle d’équilibre entre la rémunération et les performances. Ce qui a choqué dans votre cas, ce n’est peut-être pas tant le montant, que cette connexion entre indemnité et performance. Peut-on verser une indemnité au dirigeant qui quitte une entreprise qui se porte très mal, ce qui était le cas ?

Sous cet aspect, on peut se demander si les membres du conseil d’administration ont joué leur rôle d’avertissement : comment, en termes de gouvernance, certains administrateurs en sont-ils arrivés à cette « surprise » publique de constater brutalement une situation qu’ils auraient dû voir venir ?

La possibilité d’être mis en cause pour complicité d’abus de biens sociaux a-t-elle influencé votre décision ?

M. Pierre BILGER : Les conditions financières de mon départ étaient fixées ab initio. En février 1999, quand le conseil d’administration a validé le contrat d’origine, ils l’ont fait en toute connaissance des termes. La décision de me verser une indemnité n’a pas été prise à la sauvette ou négociée sous la pression. Les membres du conseil ont eu à décider s’ils appliquaient le contrat ou non, mais ils n’ont subi aucune pression de ma part et savaient très bien que je n’engagerais aucune action contentieuse. Dès lors que le sujet portait sur l’opportunité de me donner ou non une indemnité, le conseil n’a pas eu besoin de consultants. En revanche, ils ont consulté des juristes à l’intérieur et à l’extérieur de la société pour s’assurer de la rectitude du mécanisme.

En ce qui concerne le lien entre rémunération et performance, j’ai quelques difficultés à vous répondre, car cette mission n’a pas pour objet de discuter la situation d’Alstom. Je crois d’ailleurs que moins on parle d’Alstom et mieux ce sera dans les mois qui viennent, dans la mesure où, à Bruxelles, notamment, et chez un certain nombre de concurrents, on est à l’affût de tout élément qui pourrait affaiblir cette grande entreprise française. Je me suis interdit, depuis neuf mois, de m’exprimer sur la situation d’Alstom et sur ma performance passée.

Cela ne signifie pas que je n’ai rien à dire. Tout d’abord, je tiens à souligner que je soutiens totalement l’action de l’actuel pdg d’Alstom. Par ailleurs, j’aurais beaucoup à dire sur cette « surprise » qui aurait été celle, selon vous, de certains administrateurs ou des banques et sur les d’informations erronées qui sont propagées, y compris des erreurs extraordinairement grossières. J’accepte cependant tout à fait de reconnaître que, dans les deux dernières années, les performances objectives de l’entreprise se sont considérablement dégradées. Les raisons de cette dégradation tiennent, dans une large mesure, à des facteurs externes, ce qui, je le précise, n’exonère en rien ma responsabilité : je suis responsable des douze années pendant lesquelles j’ai été à la tête d’Alstom, pour le meilleur et pour le pire. Nous avons accompli beaucoup de choses positives pendant ces douze ans, mais nous avons malheureusement aussi connu des heures difficiles, en particulier dans la dernière période. Je suis responsable et c’est pourquoi, lorsque le conseil d’administration et le comité des rémunérations de l’époque ont considéré qu’en supprimant le bonus et les stock options, ils tiraient les conséquences de la dégradation de la performance, j’ai accepté leurs décisions. Fallait-il aller au-delà et supprimer toute indemnité de départ ? Je vous ai expliqué tout à l’heure les raisons qui les ont conduits, me semble-t-il, à prendre une position différente de l’accord initial. C’est une question de jugement et d’appréciation, mais, néanmoins, in fine, comme vous l’avez constaté, j’ai renoncé à cette indemnité.

M. Alain MARSAUD : Votre proposition, qui rentre plus dans le cadre de notre mission sur la gouvernance, de soumettre à réélection les mandataires sociaux n’est pas sans intérêt, tant s’en faut, et pourrait retenir l’attention des législateurs que nous sommes.

Je voudrais vous poser une question, dont je n’ignore pas la dimension très personnelle et à laquelle vous pouvez refuser de répondre. En renonçant à vos indemnités, n’avez-vous pas pris en considération le danger lié à l’abus de biens sociaux ? Par ailleurs, les motivations de votre décision de rendre l’indemnité n’auraient-elles pas été dictées par des considérations que je qualifierais de religieuses ou de philosophiques ?

Vous avez tout à l’heure évoqué la problématique de la transparence des rémunérations et fait différentes propositions concrètes à cet égard. Pour ma part, je me demande si l’amf récemment créée par la loi, dont on ne sait pas trop ce qu’elle aura à faire, ne pourrait pas avoir pour mission de publier annuellement, ou bisannuellement, l’état exact des rémunérations des dirigeants sociaux, dans tous leurs détails, des grandes sociétés cotées ? On pourrait même envisager de mettre à disposition cette information sur un site Internet, qui serait le site de l’amf. Ainsi un actionnaire, à n’importe quel endroit du monde, avant de se décider à investir dans une société, pourrait connaître l’état de la rémunération de son dirigeant.

M. Michel PIRON : D’aucuns parleront peut-être de naïveté, mais j’ai été sensible à votre geste. Aussi souhaiterais-je que vous en réaffirmiez les raisons profondes. Par ailleurs, vous nous avez indiqué que, compte tenu de la dégradation de la situation de l’entreprise, l’abandon du bonus vous semblait justifié. S’agissant des stock options, vous avez également indiqué qu’il vous paraissait, compte tenu du contexte, et peut-être aussi pour des raisons de communication interne, important de les abandonner. Faut-il, selon vous, en faire une règle générale ? En cas de dichotomie entre rémunérations et résultats, n’y aurait-il pas lieu d’envisager la suppression systématique des stock options ?

M. Christophe CARESCHE : Comment votre geste a-t-il été perçu par vos pairs ? Avez-vous eu, en retour, des réactions, des commentaires, des observations, voire des réprobations de leur part ? De fait, votre geste ne va pas de soi, loin s’en faut. Vous avez dit qu’elle avait été inspirée par la perception d’un déséquilibre entre les sommes considérées et la réalité sociale vécue par nos compatriotes. Par ailleurs, vous avez soumis à la mission une série de propositions que je trouve très intéressantes et qui pourraient sans doute permettre d’avancer, même si je suis conscient qu’en la matière, toute la difficulté tient à l’application concrète des dispositions qui existent d’ores et déjà, notamment sur la transparence des rémunérations. Je rappelle à cet égard qu’environ 40 % des entreprises cotées ne respectent pas l’obligation légale de transparence des rémunérations. Comment, dès lors, garantir l’application de la règle ?

M. Xavier de ROUX : Il ne faut pas perdre de vue que, si nous sommes ici, ce n’est pas par curiosité pour le montant de la rémunération des dirigeants d’entreprise, mais parce qu’il est apparu qu’il pouvait y avoir une contradiction forte sur les conditions de la rémunération des dirigeants et la situation de l’entreprise. Le but de cette mission est de déterminer comment, dans les entreprises cotées, protéger non seulement l’actionnaire ou le partenaire public, mais aussi les salariés de l’entreprise qui, en cas de difficultés, ont à faire face à des plans sociaux extrêmement coûteux pour leur avenir. L’entreprise est un tout. Nous sommes sortis du capitalisme du dix-neuvième siècle et, si nous voulons que l’entreprise reste cette entité cohérente, doit être respecté un certain nombre de règles de solidarité. Figure parmi elles le lien entre rémunération et efficacité du dirigeant de l’entreprise.

À la question du président Clément concernant le rôle de l’assemblée générale en matière de fixation des rémunérations, vous avez répondu par un non catégorique. Vous avez indiqué, que pour être efficace, le conseil d’administration devrait prendre des décisions en toute indépendance. Pensez-vous que les conseils d’administration, tels qu’ils fonctionnent actuellement en France dans les grandes sociétés, exercent toute leur responsabilité de façon réellement indépendante, notamment vis-à-vis du marché des chefs d’entreprise, dans la mesure où ces conseils sont également composés de personnes qui interviennent sur ce marché ? Par ailleurs, l’avis conforme de l’assemblée générale n’aurait-il pas pour effet de dépassionner totalement la discussion ? En effet, pour le non-initié, il n’est pas aisé de voir clair dans la rémunération des dirigeants, répartie à plusieurs endroits du rapport annuel. L’assemblée générale n’a-t-elle pas d’autant plus un rôle à jouer si le commissaire aux comptes lui soumet une note comptable sur le sujet ?

M. Pierre BILGER : La question d’une éventuelle complicité d’abus de bien social ne m’a absolument pas traversé l’esprit. Je ne suis pas un juriste professionnel, mais je ne m’imagine pas une seconde que la situation dont nous discutons puisse donner lieu à une telle préoccupation.

Quel rôle ont joué mes convictions personnelles dans ma décision ? Il est certain que l’individu est unique et que toute décision qu’il prend est influencée par un ensemble des paramètres. Même si je trouve bizarre qu’en permanence soit accolée à mon nom l’étiquette de "catholique pratiquant", que je ne récuse en rien et que j’assume totalement, il est certain que cela a dû jouer un rôle dans ma décision. Je l’ai traduit par cette expression, « l’honneur », qui fait un peu vieillot... Mais il est important pour moi que je puisse me regarder dans la glace.

M. Alain MARSAUD : Morale chrétienne ?

M. Pierre BILGER : Oui, si vous voulez. Mais je pense que des non chrétiens pourraient tout à fait avoir la même démarche avec d’autres conceptions. Cela n’a rien à voir avec la religion.

Je suis opposé à la généralisation de la pratique qui consisterait à supprimer les stock options déjà attribuées quand l’entreprise est en difficulté. Au sein d’Alstom, il était de règle que, quand un salarié quittait l’entreprise, les stock options qu’il possédait étaient annulées. Mais le pdg avait la liberté de proposer au comité de nomination et de rémunération de les maintenir dans des cas exceptionnels. Il peut arriver, en certaines circonstances, que le départ d’un dirigeant d’entreprise se fasse en harmonie totale ; dans ce cas, maintenir ses stock options est un moyen de régler intelligemment son départ. Pour être tout à fait transparent vis-à-vis de vous, j’ajouterai que la suppression de mes propres stock options ne répondait pas, au départ, à mes vœux. J’étais choqué par l’idée que me soit supprimé cet avantage, alors que j’avais passé douze ans dans cette entreprise.

Quelles ont été les réactions de mes pairs ? Honnêtement, je n’ai pas fait de sondages. J’ai reçu de collègues que je ne nommerai pas des mots très gentils à la suite de cette affaire. Sans en avoir été informé par courrier, je crois savoir que d’autres ont trouvé sans doute cela moins brillant et ont jugé que ce n’était pas une réaction très appropriée.

J’ignorais que 40 % des entreprises ne respectaient pas l’obligation légale de publicité des rémunérations. Il me semble que ma proposition de confier aux commissaires aux comptes, dans l’exercice normal de leur audit, le soin de présenter la rémunération des dirigeants dans les notes comptables, et non pas dans un rapport spécial, apporte une réponse. Ce serait une manière intelligente de faire respecter cette prescription légale.

Pour en revenir à la question du lien entre performance de l’entreprise et octroi d’une indemnité de départ, c’est un sujet compliqué : certains présidents partent lorsque la situation est difficile, tandis que d’autres, au contraire, restent et la redressent. Personne ne sait ce qui se serait passé si le dirigeant était resté. Par conséquent, l’amalgame et le jugement instantanés que l’on ferait à un instant t, entre la performance de l’entreprise et le sort réservé au dirigeant, sauf en cas de faute professionnelle avérée, sont un point délicat. Je ne voudrais pas être à la place de ceux qui seraient chargés de juger, en toute honnêteté, de ce lien.

Pour en revenir au cas précis d’Alstom, je me dois de rappeler que les adaptations d’effectifs d’Alstom ne sont pas le résultat de la crise financière, mais de l’évolution du marché de la production d’énergie. Elles sont antérieures à la crise financière récente ; il est à craindre qu’elles ne se poursuivent un certain temps. N’y aurait-il pas eu de crise financière que malheureusement, des plans sociaux auraient néanmoins eu lieu. En effet, quand un marché s’effondre de 30 %, l’entreprise est obligée de s’adapter. Quant à la crise financière actuelle, sa cause principale est le sinistre qu’ont connu les turbines à gaz de grande puissance.

En ce qui concerne le rôle des conseils d’administration, je ne peux pas témoigner pour l’ensemble des conseils de la place, n’ayant été membre que de trois d’entre eux. Néanmoins, leur fonctionnement me semble être dans une phase de transition et de changement. Les diverses dispositions législatives qui ont été introduites dans notre droit, notamment en matière de transparence des rémunérations, ainsi que le mouvement général d’interrogation et d’interpellation, par l’opinion, des modalités de fonctionnement des entreprises, ont déclenché un réel mouvement de changement au sein des conseils d’administration, en France et à l’étranger. Il serait dommage de ne pas laisser à ce mouvement la possibilité de s’épanouir de manière spontanée. De plus en plus, les dirigeants sont conscients de leur responsabilité, les membres des conseils d’administration s’expriment. Je peux vous certifier qu’au sein d’Alstom, depuis 1998 jusqu’à mon départ - et je suis convaincu que cela continue maintenant - les discussions étaient sérieuses et nourries. Bien au-delà de la simple information, les décisions du président étaient contestées et discutées. Je pourrais énumérer un certain nombre de décisions qui ont été modifiées à l’issue des conseils d’administration, voire abandonnées. À mon sens, il serait dommage d’encadrer à l’excès ce mouvement qui est en route. Il faut le suivre, l’observer, analyser ses résultats et lui donner, de temps à autre, quelques impulsions. Je suis convaincu que les membres de conseils exerceront de plus en plus sérieusement leurs responsabilités.


Source : Assemblée nationale française