C’est un bien grand honneur pour moi d’avoir l’opportunité exceptionnelle de m’adresser aux héritiers historiques des révolutions de la France, et cela à l’occasion de la célébration du premier siècle de l’Huma.

J’ai bien des difficultés à expliquer ce qui arrive au Venezuela en espagnol. Vous pouvez donc imaginer les obstacles que je dois surmonter pour exprimer cela en français. J’ai un ami hispanophone qui déteste parler en anglais parce qu’il dit que son quotient intellectuel descend d’au moins 40%. J’espère bien que le mien ne descendra pas autant parce que cela pourrait dangereusement s’approcher de zéro. J’aspire, donc, que mes fautes de français ne détourneront pas votre attention sur ce que je vais tenter de démêler.

Comme dit mon ami Luis Britto García, ici présent, le Venezuela a bien conjuré en 1989 la catastrophe néolibérale subie plus tard par l’Argentine. Le 27 février 1989 il y a eu une révolte généralisée au Venezuela. Toute la nation, ou presque, a eu une réaction instinctive contre les mesures économiques du gouvernement de Carlos Andrés Pérez, qui n’avait même pas un mois au pouvoir. La violence du gouvernement contre cette rébellion populaire a été extrême. Mais la même armée qui a été chargée de cette action a subi un bouleversement interne qui a déclenché sa propre rébellion en 1992, avec Hugo Chávez comme commandant. Cela a été, pense Luis, le commencement de la Quatrième Guerre Mondiale.

L’autre événement historique a été le retour au pouvoir du Président Chávez quelques heures après qu’il ait été renversé en avril 2002. Cela a été l’effet d’une révolte pacifique populaire et civile et militaire. La seule arme que le peuple a brandi pendant ces heures d’angoisse devant les casernes et devant le palais présidentiel a été la nouvelle Constitution. Cette multitude était prête à subir un massacre, puisque personne dehors ne savait exactement bien ce qui se passait à l’intérieur. Et même dans les casernes la situation n’était pas encore définie. Mais le peuple n’a été convoqué par aucun dirigeant. C’est le peuple qui a convoqué le peuple. On a improvisé des assemblées dans les rues et dans les quartiers populaires pour délibérer qu’il fallait faire, comme Lénine en 1917, mais seulement pendant quelques minutes. Le peuple a eu la sagesse de décider d’aller aux centres du pouvoir : on a encerclé les casernes dans toutes les villes du Venezuela ainsi que le palais présidentiel de Miraflores. Il y avait au palais un rassemblement de l’extrême droite qui s’est immédiatement enfuie au moment qu’elle s’est aperçue assiégée par le peuple, dans le spectacle le plus ridicule que l’on puisse imaginer.

Le troisième événement a été un fait qui me paraît stratégique et peut-être unique au monde. Après la révolte militaire conduite par Hugo Chávez le 4 février 1992, les média du Venezuela ont mis en scène la campagne la plus grotesque et tapageuse contre un homme : Hugo Chávez. Son image publique a sans cesse été calomniée des façons les plus saugrenues.

Cela fait déjà 12 années de campagne sans interruption. Et pourtant les média ont bien perdu huit élections d’affilée. Dans toutes ces élections les médias ont tenté de battre l’option révolutionnaire et dans toutes ils ont perdu des millions parce que le peuple n’a pas cru à leurs campagnes.

Les médias vénézuéliens ont trois caractéristiques : le mensonge maniaque, la vulgarité et l’insolence. Je pense que le principal pouvoir qu’a l’opposition au Venezuela ce n’est pas l’argent, les médias ou le soutien de l’impérialisme, mais l’impudence. Ils n’ont pas la moindre crainte d’être dénoncés pour avoir menti d’une façon évidente.

Une journaliste dénonce que le fils du Président de Petróleos de Venezuela (l’entreprise de pétrole de l’État) vendait de l’essence d’une façon frauduleuse. Et bien, le coupable présumé de corruption était mort depuis 15 années quand il avait 11 ans. À la douleur de la mort d’un fils pendant son enfance s’ajoute l’affront publique. La journaliste se refuse de publier une rétractation. C’est un tribunal qui l’en a obligée. Elle l’a finalement fait et le Président de Petróleos de Venezuela a laissé tomber le reste de la plainte. A-t-elle corrigé son comportement ? Pas du tout. Avec une effronterie incalculable elle continue de mentir, encore mentir et toujours mentir.

C’est plutôt la classe moyenne et la bourgeoisie qui sont atteintes par les médias. Les pauvres en général ne se laissent pas faire par les médias. Les classes favorisées ont été entraînées à croire à tout ce que disent les médias : qu’il y a des armes de destruction massive en Iraq, que la main invisible du marché va tout régler, qu’il y a un conflit de civilisations, que Chávez est un dictateur. Le degré de conditionnement pavlovien de ces couches sociales est prodigieux. Ils croient tout ce que dit la télévision. Et pourtant... Monsieur l’Ambassadeur du Venezuela en France, Roy Chaderton, dit qu’il suffit d’exposer un visiteur quelconque aux médias vénézuéliens pendant, disons, 15 heures d’affilée pour qu’il comprenne pourquoi la nation est engloutie dans une crise politique si violente. Mais c’est peut-être la première fois dans le monde que les médias ont été battus, et cela d’une façon si grave et si ininterrompue. Les médias persistent à s’acharner dans l’erreur. Plus ils sont battus plus ils redoublent leur obstination. Plus ils sont ridiculisés sur la scène internationale plus ils deviennent déréglés dans leur comportement.

Je confesse que j’ai contrevenu une promesse que je m’étais faite au moment de partir du Venezuela : soutenir l’opposition vénézuélienne. Plus ils étaient caricaturaux, plus voulais-je les excuser. J’avais peur qu’on puisse croire que tous les vénézuéliens sont aussi idiots que cela. Mais il y a même des fois que je me demande si ce n’est pas moi qui suis idiot. Peut-être. Leurs bêtises sont si colossales qu’elles nous mènent à cette conjecture : ils ne peuvent pas être si sots que cela. C’est la classe dominante peut-être la plus abrutie de l’histoire humaine. Voilà pourquoi voulais-je cacher ce fait. Pas par générosité, mais pour me protéger du jugement d’autrui sur le Venezuela. Mais j’en passe.

Il y a un autre aspect que je voudrais considérer ici. C’est le fait que Chávez est un militaire. Cela provoque dans quelques secteurs de la gauche et encore d’autres toutes les méfiances imaginables. Et je le comprends. Tout au début j’ai eu cette méfiance. Parce que les militaires latino-américaines en général ne sont pas trop présentables.

Mais au Venezuela on a une situation assez particulière qui nous distingue de la plupart de l’Amérique Latine : c’est la composition sociale de l’armée. Ce n’est pas une armée aristocratique comme il arrive dans d’autres pays. Notre oligarchie est si lâche qu’elle ne s’occupe pas de l’armée. Les casernes c’est pour les pauvres, pour les métis. Cela a créé une situation dans laquelle l’armée est un peu, comme disait Mao, au sein du peuple. Cela n’a pas été le cas tout le temps, bien sûr, et ils ont bien joué le rôle qu’on attend de cette armée, auxiliaire de la colonisation. Mais ce n’est pas la première fois qu’on a un militaire révolutionnaire au Venezuela contemporain.

Pendant les années 60 il y a eu au moins deux révoltes militaires révolutionnaires qui ont été écrasées d’une manière assez cruelle.
On a bien cru que Chávez était une sorte de Pinochet, et il y a encore des gens qui regardent trop de télévision qui le croient. Mais il est exactement tout le contraire de Pinochet. Il incarne l’âme du peuple comme personne ne l’a fait depuis Simón Bolívar. Et c’est pour cela que j’ai tant de coïncidences avec lui. Mais comme ce n’est pas une révolution stalinienne on a droit à la dissidence : Chávez est catholique ; je ne le suis pas, par exemple.

Le Venezuela est actuellement un laboratoire international où l’on est en train d’essayer des processus qui peuvent être mis en scène en d’autres pays. On a utilisé le Venezuela, par exemple, pour essayer la disparition forcée de personnes. On a même y inventé cette monstruosité qui a été perfectionnée au Chili, en Argentine et à l’Uruguay, etc. C’est au Venezuela qu’on a inventé le largage des gens vivants depuis des hélicoptères, une procédure qu’on a par la suite pratiqué beaucoup au Vietnam.

Évidemment, ces types de procédés n’ont pas tous eu leur origine au Venezuela. On y assiste actuellement, par exemple, à la mise en œuvre du même genre d’entreprise criminelle qu’on a vu au Chili il y a 31 ans ce jour, contre un président démocratiquement élu : Salvador Allende. On est aussi en train d’essayer de mener au Venezuela la même expérience sanglante qu’on a bien inauguré au Nicaragua : l’extorsion de l’électorat, c’est-à-dire, si vous votez contre le candidat des États Unis la violence va continuer. Ce genre d’extorsion a fonctionné ailleurs et même tout récemment et tout près du Venezuela. Mais pas au Venezuela, où l’on a tout essayé, ou presque :

 un coup d’état ;
 un lock-out de deux mois ;
 du sabotage contre la principale industrie du pays, ce qui a provoqué la perte de 10 milliards des dollars ;
 des sicaires qui ont tué un centaine de dirigeants paysans ;
 la suspension de la distribution d’aliments ;
 la prise violente par des officiers insurgés des espaces publiques pendant des mois, déclarés des « territoires libérés » ;
 la violence symbolique permanente des médias ;
 la menace d’invasion pas trop discrète par les États Unis et demandée bruyamment par plusieurs dirigeants de l’opposition ;
 la fraude électorale ;
 le terrorisme pur et dur (des bombes dans des ambassades, le harcèlement des révolutionnaires dans leurs maisons même, y compris leurs enfants et des femmes enceintes) ;
 la menace permanente ou l’exécution de violences de tout genre dans les rues contre des personnes et des biens publiques et privés ;
 la terreur patronale contre des employés, qui ne peuvent pas exprimer leur sympathie pour le gouvernement dans leurs lieux de travail.

On constate au Venezuela deux processus bien connus : l’un a été annoncé par George Orwell, quand dans son roman 1984 on disait : « La liberté c’est l’oppression » ou « la vérité c’est le mensonge ». Il suffit d’inverser les mots des dirigeants de l’opposition afin d’y comprendre quelque chose : quand ils parlent de démocratie c’est qu’ils parlent de dictature. On l’a bien vérifié pendant le coup d’État d’avril 2002, quand un monarque absolu s’est couronné lui-même, pendant qu’on massacrait le peuple dans les rues. La liberté est bien donc l’oppression.

On voit aussi Goebbels dans les médias : ils répètent ad nauseam des mensonges de tout genre, même contradictoires, tout le temps, sans cesse. Cette alchimie finit par faire croire que ce qui est évidemment faux est vraie. On a dit que la caméra de télévision ne clignote jamais. Au Venezuela la caméra ne cesse de mentir même pas une minute. Ou encore plus pervers : des fois on dit la vérité mêlée délibérément avec le mensonge pour mieux intoxiquer leur public. Cela a été scientifiquement planifié dans des laboratoires d’ingénierie des consciences de masse. Le projet nazi n’a pas dit son dernier mot en technologie de manipulation des cœurs.

Quand on m’a dit que je devais parler de l’actuelle situation du Venezuela je me suis immédiatement demandé : combien d’heures ai-je pour cela. J’ai donc essayé d’ébaucher les éléments les plus saillants du processus vénézuélien. Il faudrait donc faire tout un cours ou un séminaire pour pouvoir comprendre cela. Ou encore mieux, si possible, se promener dans les rues du Venezuela et parler avec les gens, spécialement les pauvres. Et ne jamais regarder CNN et encore moins croire à ce qu’on y dit sur quoi que ce soit.

Il faut donc observer de près ce qui se passe au Venezuela pour éviter d’être piégé ailleurs. Ce qui arrive au Venezuela, comme tant d’évènements historiques, est à la fois classique et original. Pour finir mon intervention, je paraphrase un mot sage et célèbre : au Venezuela l’extraordinaire est devenu quotidien.