Ho Chi Minh saluant le président français Georges Bidault en 1946 après la reconnaissance par la France de la République démocratique du Vietnam du Nord

Personne n’aurait pu s’imaginer, ce 2 septembre 1945, que cet homme menu à la barbe poivre et sel qui portait plusieurs noms, dont celui de Ho Chi Minh, entrait définitivement dans l’histoire mondiale comme un des personnages clés de l’Asie du XXè siècle.

Ce jour-là, sur la place Ba Dinh qui se trouve dans le centre de Hanoï, une ville du nord du Vietnam devenue la capitale du pays, Ho Chi Minh annonçait au monde la création de la République populaire démocratique du Vietnam. On ne devait guère tarder à découvrir ses dons exceptionnels de tacticien et de stratège révolutionnaire. C’était un novateur, on le savait déjà à Paris, à Moscou, en Chine et dans son pays, mais on ignorait encore presque tout de ses idées visionnaires, de sa ténacité, et surtout de son aptitude à rassembler tout un peuple autour d’un combat contre les derniers réduits du colonialisme français et, plus tard, contre le puissant impérialisme. Le monde allait bientôt s’en étonner.

Il existe des témoignages cinématographiques de cette foule qui envahit la place Ba Dinh pour écouter Ho Chi Minh proclamer la République dans un micro posé sur une base circulaire. C’était la fin de la deuxième guerre mondiale. Les alliés avaient battu les nazis et la France, alors métropole de nombreux pays d’ « Outre-Mer » était aussi d’une certaine manière libérée. Le général de Gaulle faisait figure de héros de la Résistance. C’est ce moment tactique que choisit le révolutionnaire Ai Quoc, ou Ho Chi Minh, pour proclamer l’indépendance de son pays, du nord au sud, et assumer le pouvoir que lui conférait son ascendant sur tout un peuple. Soit dit en passant, le Vietnam venait de livrer une guerre sans merci contre le Japon, entré dans l’Axe Rome-Berlin-Tokyo pour s’emparer de l’univers. La famine sévissait dans le pays et faisait des millions de morts. Pendant les années où la France fut occupée par l’Allemagne, elle ne put pas envoyer la moindre contribution à sa colonie stratégique du sud-est asiatique.

C’est donc dans un pays exsangue que Ho Chi Minh et ses compagnons du Parti communiste d’Indochine, puis du Vietnam proclament une république souveraine et indépendante, prête à aider ses frères du Laos et du Cambodge à se libérer eux aussi du joug colonial, dans les délais les plus brefs possibles.

On ne peut parler sérieusement de la fondation de la République démocratique du Vietnam -aujourd’hui République socialiste du Vietnam- sans évoquer la sagesse politique de Ho Chi Minh et sa parfaite connaissance de la vie dans les colonies. Dans sa jeunesse, à Paris, il fut un des fondateurs du Parti communiste français ; au sein de cette organisation, il se prononça pour la libération des colonies françaises, pour le plus grand étonnement de ses camarades qui finirent tout de même, pour la plupart, par le comprendre. Ayant travaillé comme cuistot et simple marin à bord d’un cargo qui touchait les ports français d’Afrique (il avait alors vingt-deux ans), il connaissait bien la situation des colonies africaines. Plus tard il avait dû prendre du service à bord d’un navire de guerre français qui mouillait dans la rade de Shameen, dans la concession française de Canton.

À Paris, il fut journaliste et portraitiste. Lecteur insatiable, aussi. Le jeune Nguyen Ai Quoc qui, en 1923, se rendit de Paris à Moscou en qualité de délégué du Parti communiste français au 5è Congrès international communiste, s’intéressait déjà au mouvement révolutionnaire dans les colonies. Il en revint avec une double mission : prendre parti pour la révolution chinoise et attiser le mouvement révolutionnaire dans son pays, le Vietnam. Son premier pas consista à fonder l’Association de jeunes révolutionnaires du Vietnam. À ce titre il devait faire de la prison ; on le crut mort en Chine mais il réapparut au Vietnam.

Ce bref survol de sa jeunesse tend à établir une vérité indiscutable : Ho Chi Minh était un homme aux idées avancées qui, dès sa jeunesse, acquit une connaissance profonde et concrète du monde dans lequel il vivait. C’était un homme de lettres, instituteur et fils d’instituteur, qui maîtrisait le vietnamien, le parler et l’écriture chinoise, le français et le russe. Lorsque je l’interviewai à Hanoï quelques mois avant sa mort, il me salua dans un espagnol très correct qu’il disait avoir appris du temps où il était marin.

Au milieu de l’allégresse de la victoire sur le nazisme, la France, encouragée par les États-Unis, se propose de reprendre en mains ses colonies. Mais ni Ho Chi Minh, ni ses proches collaborateurs -le légendaire général Giap, Phan Van Dong, Le Duan et tant d’autres- ne furent pris de court : ils levèrent une puissante armée de paysans qui combattit les forces de la reconquête. La guerre s’étendit du nord au sud du Vietnam et c’est à Dien Bien Phu, en 1954, que les forces coloniales les mieux entraînées du monde essuyèrent une défaite spectaculaire. Les Vietnamiens entrèrent dans le bureau du général français commandant les opérations et le firent prisonnier.

Ho Chi Minh (à droite), en compagnie de Vo Nguyen Giap, probablement le plus grand stratège militaire du XXème siècle

À partir de cette colossale victoire, le Vietnam pouvait sans nul doute prétendre à vivre en paix, comme une seule famille du nord au sud. Mais le jeu des alliances internationales entre les États-Unis et la France, auquel participa un groupe de Vietnamiens enrichis, en décida tout autrement.

En vertu des Accords de la fin de la guerre qui marquait aussi la fin du colonialisme français au Vietnam, les troupes de la métropole devaient se concentrer au sud du 17ème Parallèle pour repartir au pays. Le mouvement de troupes devait prendre un certain temps que les États-uniens, soutenus par un gouvernement « provisoire » vietnamien, mirent à profit pour diviser le Vietnam, s’aidant pour ce faire d’un véritable flot d’argent et d’armes.

Au Nord, donc, la République démocratique du Vietnam avec sa capitale Hanoï, et au Sud, la République du Sud-Vietnam, avec pour capitale Saïgon. Celle-ci représentait une force redoutable qui se dressait contre un Nord encore aux prises avec la famine, où le pouvoir s’efforçait pourtant de préparer une armée susceptible de repousser toute menace tout en essayant de mettre en oeuvre les idéaux de Ho Chi Minh et du Parti communiste du Vietnam : l’éducation pour tout le peuple, l’amélioration des conditions de vie dans les limites du possible, l’unité du peuple au-delà des appartenances religieuses ou ethniques, le renforcement des structures administratives et le développement d’une industrie naissante, notamment avec l’exploitation du charbon et des ports.

Au Nord donc, Ho Chi Minh et son Parti s’apprêtaient à mettre en œuvre les idéaux pour lesquels ils avaient lutté. Le monde ne tarda pas à apprendre que les révolutionnaires du sud s’organisaient en guérillas qui bénéficièrent du soutien du Nord. Ho Chi Minh en personne reçut une femme, Nguyen Thi Dinh, originaire de la zone de Ben Tre, et un pont se mit en place à une vitesse vertigineuse et par des voies insoupçonnées : la très célèbre « Piste Ho Chi Minh » qui traversait des fleuves, des montagnes et des forêts impénétrables et que l’ennemi ne trouva jamais.

La guerre de libération du Sud était un fait, et la devise de Ho Chi Minh fut toujours la même qu’au premier jour : « Un seul Vietnam ». Artificiellement divisé, le Vietnam devait se réunifier.

Ce fut le pire des génocides menés au XXè siècle par une puissance contre un petit pays. Pendant plus de dix ans le Vietnam du Nord dut faire face à une armée sophistiquée composée de forces aériennes, maritimes et terrestres et disposant d’armes chimiques, de bombes à fragmentation, de l’agent orange, de phosphore, de napalm et même d’un rideau électronique que l’ingéniosité des Vietnamiens parvint rapidement à franchir. Contre le Nord, le harcèlement fut aérien. Les victimes vietnamiennes furent au nombre de deux millions, selon des estimations modestes. Il en coûta aux États-Unis quelques milliers de morts qui ébranlèrent l’empire. Le « syndrôme du Vietnam » a inspiré par la suite des dizaines de films dans lesquels on revoit les images brutales de la plus inégale des guerres. Contre les bombardements, les Vietnamiens recouraient à des armes qui terrorisaient des soldats états-uniens armés jusqu’aux dents : des pièges de bambou posés dans la forêt et des guêpes dressées à l’attaque ; ce que Ho Chi Minh appela "La guerre de tout le peuple pour le salut national, la liberté, la souveraineté et la réunification", et qui constitue une véritable doctrine militaire.

Les populations civiles, premières victimes des bombardements états-uniens massifs, à l’aide de bombardiers stratégiques, durant tout le conflit

Fondée le 2 septembre 1945, la République démocratique du Vietnam devenait une réalité indestructible. Mieux encore : par un beau matin, le 30 septembre 1975, il y a donc trente ans, les télévisions du monde transmettaient le spectacle sans précédent de soldats appartenant aux troupes d’élite de l’armée nord-américaine qui couraient comme des lapins sur les toits d’une ville, dans l’espoir de pouvoir s’accrocher aux patins d’un hélicoptère ou à tout autre engin pouvant faciliter leur fuite du Vietnam. Ce fut une débandade totale dans le désordre le plus absolu ! Dans le bureau ouvert par les Vietnamiens à Paris, commencèrent alors les négociations entre le gouvernement des États-Unis et le Front de libération du Sud-Vietnam, auquel étaient enfin reconnues les prérogatives d’un gouvernement.

Hélicoptère évacuant des ressortissants états-uniens
depuis le toit d’un hôtel en 1975 à Saïgon

Les conversations furent présidées par la célèbre Madame Thi Binh des Dépêches internationales, dont le nom réel est Nguyen Thi Binh ; un nom qui ressemble à celui de la paysanne de Ben Tre, Nguyen Thi Dinh, devenue vice-commandante en chef du Front national de libération.

La juste cause du Vietnam souleva un puissant mouvement de solidarité à travers le monde. Cuba fut le premier pays du monde à reconnaître le FNL du Vietnam et à fonder un comité de solidarité avec le Sud-Vietnam, qui étendrait ensuite son rayon d’action au Laos et au Cambodge. Les plus progressistes des intellectuels, des artistes, des scientifiques et des enseignants du monde se rassemblèrent en un Tribunal international constitué sous la présidence du Prix Nobel Bertrand Russell qui siégea à Stockholm, Oslo, Paris et d’autres villes. Des hommes et des femmes de bonne volonté des États-Unis, dont des soldats qui combattirent au Vietnam, jouèrent un rôle important dans les campagnes de solidarité avec ce petit peuple brutalement agressé par la plus grande puissance militaire du monde.

L’homme qui proclama la République du Vietnam le 2 septembre 1945 mourut le 9 septembre 1969 et ne fut donc pas témoin de la colossale victoire de son peuple, mais il laissa un testament politique qui fut perçu comme un commandement : le Vietnam sera libre, indépendant et souverain, l’ennemi sera vaincu, et le peuple vietnamien construira un Vietnam dix fois plus beau. Il sera uni. « Notre pays aura l’honneur insigne d’être une petite nation qui, par le moyen de sa lutte héroïque, aura triomphé de deux grands impérialismes -français et états-unien- et apporté une énorme contribution au mouvement de libération nationale », écrivit-il textuellement.

Il formula aussi sa dernière volonté : « Ma dernière volonté est que tout notre Parti et notre peuple, étroitement unis dans la lutte, construisent un Vietnam pacifique, unifié, indépendant, démocratique et prospère, et apportent une précieuse contribution à la Révolution mondiale » (Hanoï, le 10 mai 1969).

Cet article a été publié initialement par Granma Internacional.