En frappant sauvagement l’Espagne le 11 mars, Al Qaïda a visé le maillon faible du dispositif impérial mis en place par George W. Bush depuis l’invasion de l’Irak. Tony Blair et George W. bush avaient trouvé en José-Maria Aznar un soutien pour diriger en Europe la bataille contre la France et l’Allemagne. Il s’était acquitté de cette tâche avec un sens du sacrifice pro-américain qui avait étonné les Américains eux-mêmes. Lors de la Guerre d’Irak, on vit se former un fossé incroyable entre le pouvoir et la rue qui étrangement n’eut pas d’impact lors des élections municipales ; on supposa alors que les Espagnols avaient oublié, mais ce n’était pas le cas d’Al Qaïda.
Plusieurs leçons résultent de ce terrible massacre :
  Moralement, pour une fois, l’indignation a joué un rôle décisif dans la vie politique d’une nation. Le gouvernement Aznar avait fait toute sa campagne en se présentant comme le seul rempart contre l’ETA et, sitôt les attentats commis, il les a présentés cyniquement comme une action de l’ETA. Il s’agissait d’un moyen de redorer le blason du Parti populaire, qui commençait à décliner dans les sondages. Au fur et à mesure que la thèse d’Al Qaïda émergeait, le gouvernement a déployé de plus en plus de moyens pour nier, aidé par les médias inféodés. Cette attitude a choqué la population et elle a donné une leçon aux apprentis sorciers du mensonge.
  Stratégiquement, Al Qaïda est désormais un acteur majeur de la vie politique interne des nations impliquées dans les drames du conflit de civilisations que les États-Unis ont amorcé dans le monde. L’organisation risque malheureusement d’apparaître comme un justicier dans le monde arabe et on ne peut que redouter un surcroît d’influence. Toutefois, les Espagnols n’ont pas voté par peur des attentats mais parce qu’ils ne veulent pas devenir les ennemis du monde arabo-musulman.
  Politiquement, cette élection peut entraîner un renforcement de l’Europe en rapprochant l’Espagne de celle-ci. Toutefois, la première mesure du nouveau gouvernement doit être de sortir du bourbier irakien, ce qui implique une négociation avec Washington, négociation qui ne sera pas facile au vu de l’aide dont Madrid a besoin pour combattre Al Qaïda sur son sol.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« L’Espagne de la dignité », par Sami Naïr, Libération, 16 mars 2004.