Si les attentats de Madrid en eux-mêmes avaient suscité peu de réactions de la part des analystes états-uniens, il n’en va pas de même des résultats des élections espagnoles qui les ont suivis. Choqués par un résultat qui ne correspond visiblement pas à leurs attentes, les faucons de Washington se déchaînent contre cette victoire des socialistes qu’ils jugent indigne. Dans cette campagne de presse, on peut noter la forte présence du Center for Security Policy (CSP), le puissant think tank auquel nous avions consacré notre enquête « Les marionnettistes de Washington ».
Deux des analystes de cette association, David McCormack et Colleen Gilbert, dédouanent dans le Jerusalem Post le gouvernement Aznar de ses accusations contre l’ETA. Qu’importe pour les deux experts que les indépendantistes basques aient peu de chance d’être impliqués dans ces attentats ; ils sont ontologiquement liés à Al Qaïda comme tous les groupes terroristes du monde. L’Espagne est aujourd’hui une plaque tournante du terrorisme islamique en Europe et dans le monde. C’est donc un pays particulièrement dangereux où il convient d’avoir une politique antiterroriste ferme, une politique qu’appliquait justement le gouvernement Aznar. Compte tenu de cette situation, Franck Gaffney, le président du CSP, est outré de la victoire du PSOE de Zapatero, élu sur un programme de rupture vis-à-vis de la politique étrangère de son prédécesseur. Dans le Washington Times, il affirme que les Espagnols ont voté contre Aznar en croyant échapper à d’autres actions terroristes, mais ils ne peuvent se soustraire à une guerre qui les frappe non pas parce qu’ils ont soutenu la politique impériale de George W. Bush, mais parce que les islamistes ne leur auraient pas pardonné la prise de Grenade en 1492. Il conclut son texte par une mise en garde à ses concitoyens : si un attentat venait frapper les États-Unis avant l’élection présidentielle de novembre, il ne faudrait pas commettre l’erreur des Espagnols, mais voter pour Bush. Dans des termes un peu plus diplomatiques, Christopher Cox, député républicain de Californie et membre du conseil d’orientation du CSP, reprend les grandes lignes de l’argumentaire de Franck Gaffney pour finalement demander aux lecteurs du journal espagnol ABC de continuer à s’associer à la guerre au terrorisme de Washington, malgré le changement de majorité.
Les membres du CSP ne sont pas les seuls à se lamenter. Dans le New York Times, le stratège du Pentagone, Edward N. Luttwak, reproche leur choix aux Espagnols estimant que suite à un attentat « ce n’est pas ainsi que les démocraties sont censées réagir ». Il brocarde la campagne des socialistes et accuse Zapatero d’être un couard qui a instrumentalisé la peur de ses concitoyens pour les détourner de la guerre au terrorisme. Il finit toutefois par l’enjoindre de renoncer au programme pour lequel les Espagnols ont voté et de poursuivre la politique de son prédécesseur. Pour Robert Kagan, il n’y a, de toute façon, pas d’autre choix. Face au terrorisme, explique-t-il aux lecteurs du Washington Post, l’Europe n’a d’autres possibilités que de s’associer aux États-Unis et les gouvernements européens, y compris la France et l’Allemagne, le savent bien. Reste à convaincre.

Contrairement aux analystes états-uniens, le député européen Sami Naïr se félicite dans Libération de ces résultats électoraux. Il estime que la défaite du Parti populaire n’est pas causée par la peur, mais par l’exaspération des citoyens vis-à-vis des mensonges du gouvernement, de son instrumentalisation de l’ETA et de sa politique étrangère alignée sur les desiderata de Washington. Il appelle le futur président du gouvernement espagnol à se rapprocher de la France et de l’Allemagne pour contribuer à la constitution d’un pôle européen. Il l’avertit aussi que cela sera difficile, vu les pressions qu’exercera l’administration Bush.

C’est justement ce type de pressions que l’ancien ministre de la défense égyptien Amin Howeid veut éviter aux pays visés par le « plan pour le Grand Moyen-Orient » de George W. Bush. Dans Dar Al-Hayat, il conseille aux pays de la Ligue arabe de ne pas trop attendre des Européens face à Washington car, même s’ils sont mieux intentionnés, ils sont incapables de s’opposer aux volontés de la Maison-Blanche. Il préconise donc de rester unis et d’éviter la confrontation : il faut amender ce plan au maximum tout en faisant mine de l’accepter.