Gerhard Schröder et George W. Bush
Bureau oval de la Maison-Blanche, 27 février 2004.

L’année 2004 devrait être un fantastique accélérateur du renforcement du partenariat transatlantique. À l’issue de la rencontre du chancelier Schröder et du président Bush à la Maison-Blanche, le 27 février, un pacte a été rendu public : L’Alliance germano-américaine pour le 21è siècle [1]. La presse française n’a pas relaté cet événement majeur qui peut-être interprété comme une trahison du prétendu couple franco-allemand. Au contraire, les médias allemands et anglo-saxons ont abondamment discuté de cette nouvelle alliance et de ses implications. Elle annonce non seulement une refonte complète des relations transatlantiques entre l’Allemagne, élément moteur de la construction européenne, et les États-Unis, mais aussi une répartition des ambitions et des moyens entre ces deux mondes sur une zone géographique allant de l’Atlas jusqu’au Golfe persique. C’est pourquoi, nous verrons dans un premier temps les origines et les implications de ce partenariat transatlantique renouvelé pour, ensuite, aborder le lancement officiel de cette politique lors de la rencontre des ministres des Affaires étrangères et de la Défense de l’Union européenne (UE) et des États-Unis à l’occasion de la 40è conférence de Munich sur la politique de sécurité en février 2004. Enfin, nous aborderons les principales directives de l’Alliance germano-américaine et ses conséquences pour l’Afrique du Nord, le Proche et le Moyen-Orient, politique désignée sous le terme de « Grand Moyen-Orient ».

USA-UE : recommandations stratégiques pour une nouvelle alliance globale

C’est sous ce titre qu’un think tank germanique travaillant en étroite liaison avec le gouvernement allemand, la Fondation Bertelsmann, a réuni le 18 juillet 2003 de nombreux participants allemands et internationaux en liaison avec le Centre de recherche de politique appliquée (Centrum für Angewandte Politikforschung - CAP) dirigé par Werner Weidenfeld, ancien coordinateur des relations germano-américaines au ministère fédéral des Affaires étrangères. D’éminentes personnalités participaient aux débats : Walter Stützle (secrétaire d’État au ministère de la Défense), John Hamre (président du Center for Strategic and International Studies - CSIS), Caio Koch-Weser (secrétaire d’État allemand au ministère des finances), Fred Bergsten (Institute for International Economics), Wilhelm Schönfelder (ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne auprès de l’Union européenne), Paul Achleitner (président de l’Allianz AG), Jim Steinberg (Brooking Institution), Andrei Illarionov (conseiller pour les affaires d’économie et de politique extérieure du président Poutine) et le tout récent président de la Banque centrale européenne (BCE), Jean-Claude Trichet. De ces travaux, il a résulté qu’un profond renouvellement du partenariat transatlantique devait voir le jour. Comme l’indique la conclusion : « Le Symposium transatlantique de la Fondation Bertelsmann exclut tout retour au statu quo ante. En raison des défis globaux, il n’y a pas d’autre alternative qu’une alliance transatlantique. Le diagnostic est posé et la thérapie doit commencer. Qui veut positivement changer le monde, doit utiliser le potentiel transatlantique. Le partenariat transatlantique reste la force décisive qui façonne la politique mondiale ».

Werner Weidenfeld, qui est aussi membre d’honneur de la Fondation Bertelsmann, a tenu à préciser que « Nous ne pouvons pas nous permettre une érosion continue de ce partenariat si nécessaire. Une rupture civilisationnelle avec l’Amérique aurait des conséquences catastrophiques dans les domaines politiques, sécuritaires et économiques ».

Ces propos au sein des think tanks irriguent en aval les politiques allemande et états-unienne comme c’est le cas du discours de Joschka Fischer à l’université de Princeton, le 19 novembre 2003. Le ministre des Affaires étrangères d’Allemagne a exposé sa vision des relations euro-états-uniennes résumé par une formule lapidaire : « Nous sommes dans le même bateau ». Pour Joschka Fischer, les États-Unis et l’Europe doivent développer à partir de principes communs une « globalisation positive » conduisant à l’élaboration d’une forme politique internationale permettant de régler les rapports entre les États. Ce « nouvel ordonnancement mondial », selon sa propre expression, concerne aussi bien le commerce mondial, les réponses à apporter face aux changements climatiques, le développement du droit international et des institutions qui l’accompagnent, en particulier une ONU et une OTAN rénovées pour affronter les nouveaux défis du XXIè siècle. Tout en rappelant la nécessité de renforcer le pilier militaire européen (avec la création d’un état-major et d’une agence européenne d’armement), il s’ensuit pour le ministre allemand que « Les États-Unis sont une puissance mondiale. L’Union européenne est en revanche une puissance en devenir (...). Il ne peut y avoir de rapports transatlantiques stables que si les deux piliers du pont reliant l’Atlantique Nord sont approximativement équilibrés (...). Ce que nous voulons, c’est la complémentarité, pas la concurrence ».

Ces propos de Joschka Fischer concernant le nouveau réglage du partenariat transatlantique ont été résumés par une formule courte de Karsten D. Voigt, actuel coordinateur des relations germano-états-uniennes au ministère des Affaires étrangères allemand : « Le nouvel atlantisme » [2].

Cependant, l’échec temporaire du projet de constitution de Valéry Giscard d’Estaing en décembre 2003 a conduit les autorités politiques allemandes à organiser à Berlin les 9 et 10 janvier 2004 un grand colloque sous l’égide du chancelier Schröder, de Joschka Fischer et du président irlandais du Conseil de l’Union européenne Bertie Ahern afin de relancer le processus d’unité européenne en liaison avec les États-Unis [3]. La Fondation Bertelsmann et le ministère des Affaires étrangères allemand ont été les grands organisateurs de ces débats où 29 États étaient représentés : la Turquie, la Russie, les États-Unis, la Suisse, l’Ukraine, Israël, la Croatie, la Serbie-Monténégro, la Roumanie et le Kosovo (déjà reconnu comme État !). Parmi les intervenants, on peut citer : le président turc Recep Tayyip Erdogan, le président monténégrin Milo Kjukanovic, le président roumain Adrian Nastase, la présidente lettone Vaira Vike-Freiberga, le président croate Ivo Sanader, le commissaire européen à l’élargissement Günther Verheugen, le ministre de la défense de la République fédérale d’Allemagne Peter Struck, le président de la Banque centrale européenne (BCE) Jean-Claude Trichet, le ministre des Affaires étrangères espagnol Ana Palacia Vallelersundi, le président slovène Janez Drnovsek, le président finlandais Paavo Lipponen, le ministre polonais des Affaires étrangères Danuta Hübner, le président du parti russe Yabloko Grigori Javlinskij, l’ancien ministre des Affaires étrangères états-unien Henri Kissinger ainsi que Wolfgang Schäuble, représentant l’opposition politique allemande (CDU/CSU).

Au cours de ces entretiens, un document élaboré à la fois par la Fondation Bertelsmann et le CAP a servi à éclaircir les ambitions poursuivies par les différents protagonistes. Intitulé Les alternatives de l’Europe, devoirs et perspectives d’une Grande Union européenne [4], il rappelle tout l’historique de la construction européenne. Mais il présente aussi les dernières mesures à régler afin de permettre la naissance d’un véritable État européen : la personnalité juridique [5] la personnalisation de l’équipe gouvernementale européenne (rôles et actions du président du Conseil européen, du président de la Commission et du ministère des Affaires étrangères), l’instauration d’un bicaméralisme européen, le renforcement du rôle politique des partis au Parlement européen, enfin les ambitions et l’activation d’une véritable politique étrangère et de défense de l’UE.

Prof. Dr. Werner Weidenfeld et Henry Kissinger

Ce dernier point est particulièrement travaillé dans le rapport de la Fondation Bertelsmann et du CAP. En effet, l’instauration d’une véritable politique étrangère européenne détermine ses relations avec les États-Unis, mais aussi avec tous les pays du Sud de la Méditerranée. Il est effectivement rappelé que « L’Union européenne (UE) a l’intention de lier étroitement les États de l’Europe de l’Est et d’Afrique du Nord qui se trouvent à son voisinage direct. Le concept de grande Europe prévoit de larges avancées depuis le secteur économique, jusqu’à la libre circulation des biens, des services, du capital et des personnes. L’Ukraine et la République moldave ont déjà orienté leurs politiques étrangères en s’associant à l’UE (...). L’espace que représente l’Europe intégrée ne sera pas sur le long terme fermé car, à côté de l’Ukraine, la République moldave nourrit de fortes ambitions d’adhésion qui pourraient s’ajouter à celles de la Biélorussie après un changement de régime. Dans un tout autre cadre, un rapprochement d’Israël vers l’Europe n’est pas à exclure. Il existe déjà à l’égard de ces États voisins des relations de partenariat et contractuelles » [6].

Pour les rédacteurs de ce texte, il s’agit d’établir une vaste zone de coopération et de modernisation entre l’UE en extension et l’ensemble des pays du pourtour sud méditerranéen dont la pauvreté, la démographie vigoureuse et l’instabilité institutionnelle représentent un facteur de déstabilisation général. Il est souligné que « L’Union européenne et les futurs États voisins doivent élaborer une coopération fonctionnelle définie selon un mécanisme centralisé, le tout dans le cadre d’une politique de voisinage. Les secteurs de l’économie, de l’énergie, des transports, du développement des infrastructures, des télécommunications et de l’éducation entrent particulièrement dans ce cadre. Aussi, sans la perspective d’une appartenance immédiate, on peut de cette façon établir un vaste réseau de coopération qui s’étend à une zone de libre-échange concernant l’ensemble de l’Europe » [7].

La réalisation de ce vaste projet répond à un « nouvel ordonnancement global du monde » car « L’Union européenne est confrontée à de nombreux risques (ndlr : terrorisme international, guerres asymétriques, armes de destruction massive) concernant sa sécurité et sa stabilité dans son voisinage proche et lointain que cela soit dans le Caucase, au Proche et au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (...). C’est pourquoi, les Européens doivent mettre sur pied une solide politique commune extérieure de défense et de sécurité (...). Pour l’Europe, élaborant des structures de défense commune, des conséquences énormes se feront jour dans les structures de sécurité transatlantiques afin de pouvoir poursuivre sur une base de valeurs identiques des buts communs. Ainsi, l’Europe sera dans le cadre des relations transatlantiques considérées comme un partenaire de plein droit et estimée à sa juste valeur (...). Pour l’Europe, le lien vers l’Amérique reste le noyau du nouvel ordonnancement mondial » [8].

Pour la réalisation de ces projets, les dirigeants du CAP ont élaboré cinq scénari possibles qui, dans les domaines de l’État de droit, de la dynamique, de l’organisation, de l’élargissement et des conséquences extérieures, concernent l’évolution de l’UE [9]. Ils se déclinent de l’échec le plus complet à la réussite la plus totale sont : 1) Titanic, 2) Noyau européen, 3) Méthode Monnet, 4) Sphère d’influence et 5) Super puissance. Au sujet du dernier point, notons que si l’Union européenne arrive à atteindre le cap de « super puissance », ses promoteurs envisagent son extension sur la rive sud de la Méditerranée. Il est précisé qu’« Après avoir ouvert la voie à la Turquie menant celle-ci à l’Union européenne, il n’est refusé à la fin à aucun État européen la possibilité de devenir membre de l’Union européenne. Mêmes les États non-européens comme Israël ou le Maroc font pression afin de devenir membre de l’UE » [10].

Le tableau joint présente les différents types d’évolution de la construction européenne.

Mais les évolutions de la construction européenne ne sont pas tout. Elles ne constituent qu’une étape et qu’un secteur des projets mondialistes. L’importance donnée à l’Afrique du Nord et au Proche/Moyen-Orient dans le partenariat transatlantique s’inscrit dans une vaste politique dont les objectifs suprêmes aboutissent à la gouvernance mondiale. Ceci passe obligatoirement par un remodelage profond (politique, économique, ...) du monde islamique et le point de passage s’appelle la Turquie. Dans son intervention au colloque de la Fondation Bertelsmann, Joschka Fischer l’a rappelé d’une manière très nette : « Permettez-moi de vous décrire une perspective d’avenir : peut-être la Turquie parviendra-t-elle à évoluer, conformément aux critères de Copenhague, en un État européen à population majoritairement musulmane, dans lequel les Droits de l’homme de la majorité et des minorités seront respectés et où s’appliqueront les principes démocratiques et d’État de droit. Ceci aurait une influence non négligeable sur la stabilité de toute la région et sur les perspectives de réformes du monde islamique, en particulier chez nos voisins du Proche-Orient. Cette Turquie démocratique donnerait clairement le signal qu’une orientation islamique et une société moderne et éclairée ne sont pas nécessairement incompatibles dans un État. ».

Joschka Fischer, Prof. Dr. Werner Weidenfeld et Bertie Ahern
Forum Bertelsmann 2004.

Ces propos révélateurs soulignent les efforts que l’Allemagne déploie, en liaison avec les États-Unis, pour favoriser l’intégration de la Sublime Porte dans l’UE. En dehors du discours de Bertie Ahern, dont la teneur essentielle n’a été que d’appeler de ses vœux la réussite du projet de constitution de Valéry Giscard d’Estaing ainsi que le renforcement du lien transatlantique, il n’a pas été possible d’obtenir les textes et propos tenus par les nombreux intervenants. En effet, les différentes interventions étaient placées sous le signe de la Chatham House Rule ; c’est-à-dire que tout ce qui y a été dit est resté dans le cadre de la confidentialité.

Le plan Fischer annonciateur de l’Alliance germano-américaine

Une brusque accélération s’est faite sentir le 7 février 2004 avec la réunion de la 40è Conférence de Munich sur la politique de sécurité sous l’égide de l’OTAN. Le discours de Joschka Fischer est un véritable programme politique qui, de concert avec les États-Unis, se retrouve dans l’Alliance germano-américaine pour le 21è siècle du 27 février 2004, texte que nous aborderons un peu plus loin. Il est nécessaire d’étudier les directives énoncées par le ministre des Affaires étrangères d’Allemagne. Elles sont la clef qui permettent de mieux saisir le lancement d’un immense projet en ce début de XXIè siècle. Comme le souligne J. Fischer : « La menace commune que représente le terrorisme du djihad et la déstabilisation possible d’une région qui revêt une importance stratégique pour notre sécurité, nos intérêts communs et le fait de multiplier nos possibilités en collaborant étroitement, voilà autant d’arguments qui doivent amener les États-Unis et l’Europe à tirer aujourd’hui les justes conséquences de leurs divergences à propos de la guerre en Iraq et à élaborer, de concert avec nos partenaires dans la région, une perspective et une stratégie pour le Proche-Orient élargi, je dis bien une "stratégie commune", et non une approche "boîte à outils" »

Tout en affirmant que l’Allemagne ne s’opposerait pas à l’envoi de l’OTAN en Irak mais en rappelant son « profond scepticisme » sur l’utilité d’une telle action, le ministre des Affaires étrangères allemand a présenté son plan comme suit : « Une initiative en deux temps s’offre à nous, puisque tant l’OTAN que l’Union européenne disposent déjà de coopérations dans la région méditerranéenne. Une première étape consisterait donc à lancer un processus méditerranéen commun de l’OTAN et de l’Union européenne. Une deuxième étape pourrait être ensuite une "déclaration pour un avenir commun", qui porte sur toute la région du Proche et du Moyen-Orient ».

Joschka Fischer

Avant de se lancer sur les différents points présentés par Fischer, nous devons rappeler l’existence et le rôle du Processus de Barcelone [11] Suite à une Conférence euro-méditerranéenne des ministres des Affaires étrangères tenue à Barcelone les 27 et 28 novembre 1995, il a été décidé de lancer un partenariat entre les quinze États de l’UE et douze partenaires de la rive sud de la Méditerranée, c’est-à-dire : l’Algérie, l’Autorité palestienne, Chypre, l’Egypte, Israël, la Jordanie, le Liban, Malte, le Maroc, la Syrie, la Tunisie et la Turquie. Tout cela autour de trois grands objectifs :
1) la définition d’un espace commun de paix et de stabilité (volet politique et de sécurité) ;
2) la construction d’une zone de prospérité partagée avec l’instauration progressive d’une zone de libre-échange (volet économique et financier) ;
3) le rapprochement entre les peuples (volet social, culturel et humain).
C’est ce projet qui entre dans la composition du plan Fischer, mais d’une manière encore plus élargie. Comme le précise d’ailleurs le ministre allemand : « Que la Méditerranée soit au XXIe siècle une zone de coopération ou d’affrontement revêtira pour notre sécurité commune une importance stratégique. Le dialogue que mène l’OTAN avec les pays méditerranéens, ainsi que le processus de Barcelone de l’Union européenne pourraient se renforcer et se compléter mutuellement grâce à une étroite concertation des travaux en vue de leur regroupement dans le cadre d’un nouveau processus méditerranéen UE-OTAN. Il ne s’agit pas de faire fusionner le processus de Barcelone de l’Union européenne et le dialogue méditerranéen de l’OTAN, mais de faire en sorte qu’ils se complètent sur la base de leurs atouts spécifiques. Le nouveau processus méditerranéen UE-OTAN devrait associer tous les participants du dialogue méditerranéen de l’OTAN, c’est-à-dire, outre les membres de l’OTAN et de l’UE, les pays du Maghreb, soit l’Algérie, la Tunisie, le Maroc et la Mauritanie, ainsi que l’Égypte, la Jordanie et Israël. Viendraient s’y ajouter tous les participants du processus de Barcelone, c’est-à-dire les pays que je viens de mentionner plus les territoires palestiniens, la Syrie et le Liban ».

À partir des directives générales énoncées ci-dessus, la coopération doit se concentrer sur quatre aspects prioritaires. Premièrement, il s’agit de développer une coopération politique et un partenariat sécuritaire étroits et accompagnés « de réformes engagées par les pays de la région, et ce dans tous les domaines de la politique, des institutions, de la démocratie et du droit ». Deuxièmement, un nouveau partenariat économique autour de la Méditerranée doit voir le jour. Comme le rappelle J. Fischer : « Pourquoi, dans ces conditions, ne pas poursuivre résolument l’ambitieux objectif qui consisterait à créer ensemble d’ici à 2010 une zone de libre-échange couvrant l’ensemble du bassin méditerranéen ? ». Troisièmement, le développement en matière judiciaire et culturelle doit englober la mise en place d’institutions démocratiques ainsi que des médias libres. Enfin, la quatrième mesure vise à « renforcer et à associer les sociétés civiles ainsi que tout le secteur des ONG ».

Ces mesures ne peuvent être complètes que par l’intermédiaire d’une deuxième phase intitulée Déclaration pour un avenir commun car comme le précise J. Fischer : « Elle ne devrait pas s’adresser uniquement aux participants du processus méditerranéen UE-OTAN mais, outre ces pays, aux autres États membres de la Ligue arabe. Il serait bon d’envisager aussi la participation de l’Iran ».

Cette déclaration s’engagerait à respecter trois points. D’abord, les États signataires, tout en proclamant leur attachement à la paix, à la démocratie, à la coopération économique et à un système de sécurité basé sur la coopération, s’engageraient à lutter contre le terrorisme et le totalitarisme (ndlr : ces deux concepts ne sont pas clairement définis, mais terrorisme et totalitarisme sont les expressions consacrées pour désigner l’islamisme et le communisme) . Ensuite, ces États reconnaîtraient qu’ils n’existent pas d’autres alternatives que les mesures concernant les réformes politiques, économiques et sociales pour répondre aux défis du XXIè siècle afin de favoriser « l’intégration de leurs économies » (ndlr : c’est-à-dire la globalisation). Enfin, les dirigeants de ces États s’engageraient à « donner libre accès au savoir et à l’éducation à tous, hommes et femmes ».

Ce programme que l’on pourrait qualifier de révolutionnaire conduit Joschka Fischer à dire en guise de conclusion que : « Ces réflexions sur une nouvelle initiative transatlantique reposent sur la conviction que la modernisation du Proche-Orient élargi sera décisive pour notre sécurité commune au XXIè siècle. Faire participer les populations du Proche et du Moyen-Orient aux conquêtes de la mondialisation est donc dans notre plus grand intérêt. Le 1er mai 2004, l’Union européenne accueillera dix nouveaux membres, mettant ainsi définitivement un terme à la partition de l’Europe. L’Europe est en voie d’unification. Certes, cela ne se fait pas sans conflit ni querelle, mais l’Europe se construit, je n’en ai pas le moindre doute. Les expériences que nous avons faites depuis cette journée effroyable du 11 septembre 2001 devraient bien nous avoir fait prendre conscience des deux côtés de l’Atlantique que, compte tenu des défis phénoménaux qui nous attendent, le partenariat transatlantique est indispensable au XXIè siècle. Si, face à la menace commune, les pays d’Europe et d’Amérique du Nord réunis au sein de l’Union européenne et de l’OTAN collaborent au plan stratégique en tant que partenaires, et si, aux côtés des pays du Proche et du Moyen-Orient, ils apportent leurs talents et atouts spécifiques dans une nouvelle coopération, nous pouvons, nous, fournir cette contribution essentielle à notre sécurité à tous. Mais si nous nousy refusons ou y renonçons par manque de sagesse, par étroitesse d’esprit ou tout simplement par pusillanimité, alors il nous faudra tous payer le prix fort ».

Werner Weidenfeld et Abdulaziz Sager
Werner Weidenfeld et Abdulaziz Sager

L’évocation par le ministre des Affaires étrangères allemand d’une coopération avec les pays du Proche et du Moyen-Orient s’appuie en particulier sur les travaux élaborés au sein des « Discussions de Kronberg » sous l’égide de la Fondation Bertelsmann et du CAP. Il s’agit, [12] de créer un système de coopération et de sécurité pour la région du Golfe (Gulf Conference for Security and Co-operation, GCSC) au sein duquel l’Irak, l’Iran, le Yémen et les États du GCC (Gulf Cooperation Council créé en 1981, c’est-à-dire : l’Arabie Saoudite, le Koweït, les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Quatar et Oman) s’associeraient à l’Union européenne, aux États-Unis, à la Russie et à l’ONU [13]. Par ailleurs, il faut aussi préciser que les États du GCC ont mis en place une zone de libre-échange qu’ils souhaiteraient voir se transformer en union monétaire pour 2010 selon le modèle européen. Cette perspective d’avenir est en particulier piloté sous l’égide du GRC (Gulf Research Center créé en juillet 2000 et dont le siège est à Dubaï aux Émirats Arabes Unis) sous la direction d’Abdulaziz O. Sager, homme d’affaires saoudien. Le CAP et le GRC, tout en renforçant leur coopération, ont décidé l’élaboration d’un projet permettant de former des diplomates [14]. Enfin, le but affiché est de lancer une zone commune de libre-échange entre l’Europe et le GCC favorisant les développements économiques et financiers. Les projets de coopération du GRC (politique, économique, énergétique, éducatif, ...) sont particulièrement ciblés puisqu’ils se répartissent entre les États-Unis, l’Union européenne et l’Allemagne [15]. Dans le cas allemand, une véritable politique est lancée puisque à partir des « discussions de Kronberg », Werner Weidenfeld, président du très influent CAP [16] a présenté au siège du GRC un programme très complet de renforcement tous azimuts car, selon lui, « Les États du GCC sont d’une énorme importance stratégique pour l’Union européenne. Leur importance est même amenée à se développer au cours du 21è siècle » [17]

L’Alliance germano-américainedu27février2004

Lerappeldes différentes évolutions de la construction européenne et des réunions entre l’UE, lesÉtats-Unisetlespays du sudméditerranéen ainsi que les propos deleurs acteurs expliquent l’arrière-fondd’unepolitiquede très grande ampleur qui a abouti à cette« Alliance germano-américaine pour le 21è siècle » lors de la rencontre du chancelier Schröder et du président Bush.

MM. Bush et Schröder
Maison-Blanche, 27 février 2004.

Relatant cette visite, l’International Herald Tribune [18] a souligné que « Le moteur de ce changement est l’intérêt mutuel. Le chancelier veut stopper la brouille dans les relations avec les États-Unis, brouille qui au-delà de l’Amérique compromet le rôle de l’Allemagne au sein de l’Union européenne et diminue profondément son influence en Europe de l’Est. De son côté, le président des États-Unis cherche une aide en Irak et en Afghanistan et plus généralement pour l’élaboration d’un plan à long terme apportant plus de stabilité à ce que les deux hommes appellent désormais le Grand Moyen-Orient ». En résumé, chacun se tient par la barbichette.

Après un discours prononcé au Council on Foreign Relations de Chicago [19] où Gerhard Schröder s’est fait le chantre de la globalisation -« Nous devons convaincre les hommes qu’une économie globale et un commerce mondial libre offrent les meilleures chances de développement pour nous tous »- , le chancelier a finalisé les derniers points permettant la mise en forme de cette Alliance. Elle a pris forme en particulier grâce aux soins de la conseillère du président américain, Condoleezza Rice, et du conseiller du chancelier, Bernd Mützelburg [20]. En dehors des sujets abordés comme la baisse du dollar face à l’euro, le droit à l’existence de deux États israélien et palestinien ou la remise des dettes irakiennes par l’Allemagne, la réunion des deux hommes s’est conclue sur cette Alliance qui rappelle que « Dans cet esprit, nous nous engageons à ce que nos peuples poursuivent cet objectif ambitieux qui est enraciné par nos valeurs communes et nos expériences réciproques : la promotion de la paix, de la démocratie, de la dignité de l’homme, de l’État de droit, des perspectives économiques et de la sécurité au Proche et Moyen-Orient (...). Nous devons construire un véritable partenariat qui relie l’Europe et l’Amérique aux Etats du Proche et Moyen-Orient afin de travailler ensemble avec les pays et les peuples de cette région (...). Ensemble avec nos amis et alliés en Europe et au Proche et Moyen-Orient, nous accorderons étroitement nos efforts (...). Nous sommes décidés à renforcer nos relations économiques par l’amélioration du commerce et des investissements entre l’Union européenne et les États-Unis (...). Nous renforçons notre attachement à l’égard de l’OTAN comme point d’ancrage de notre défense commune et comme forum incontournable des consultations transatlantiques. Nous soutenons le processus en cours d’intégration européenne et soulignons qu’il est important que l’Europe et l’Amérique travaillent ensemble comme partenaires au sein d’une communauté de valeurs. Nous saluons l’élargissement historique aussi bien de l’OTAN que de l’Union européenne en ce printemps, élargissement qui nous rapproche encore plus du but qui est de mettre fin définitivement à des dizaines d’années de séparation. Avec un agenda pour une action commune, l’Alliance germano-américaine se révélera tout aussi importante au XXIè siècle pour la promotion de la paix, de la sécurité et du bien-être comme cela avait été déjà le cas dans la deuxième moitié du XXè siècle » [21]

Derrière cette déclaration, c’est un véritable marchandage qui s’est déroulé afin de déterminer qui fait quoi et combien cela rapporte au sein d’un monde que l’on veut unifier. Renforcement du partenariat transatlantique en liaison avec l’unification européenne, ancrage du Proche et Moyen-Orient à ce partenariat (Grand Moyen-Orient), contrôle et distribution des énergies, des moyens de communications (routes, voies ferrées, aériennes...), formatage des esprits aux normes occidentales pour les populations musulmanes -mais il serait étonnant que le matérialisme outrancier et vidé de toute spiritualité plaise à ces populations- libre-échange couvrant l’ensemble du bassin méditerranéen etc, ce XXIè siècle s’ouvre sous les auspices d’un condominium germano-américain. Il rappelle étrangement les tentatives avortées à la veille de la Première Guerre mondiale. La thalassocratie anglo-saxonne maîtresse des mers et le IIè Reich de Guillaume II étendant son influence sur l’Empire ottoman jusqu’aux zones pétrolifères autour de Bagdad (la fameuse voie ferrée Bagdad-Bahn) n’avaient pas réussi à s’entendre sur l’Arbeitsteilung (division, répartition du travail), mot essentiel caractérisant les relations de ces deux tribus germaniques et qui devrait entrer dans le langue française au même titre déjà que celui de Realpolitik. En tout cas, l’émergence de cet axe germano-américain reste conditionné aux difficultés du terrain qui sont multiples : profonde opposition des masses musulmanes aux principes politiques et philosophiques occidentaux, inimitié violente israelo-arabe, excédents des décès sur les naissances en Europe conduisant immanquablement à des répercussions désastreuses sur les capacités économiques, militaires et politiques de l’Union européenne et donc sur l’axe Berlin/Washington, européanisation progressive des élites politiques, en particulier celles d’Europe centrale, pouvant conduire ces dernières à se détourner du lien privilégié avec les États-Unis au profit d’une vision plus continentale (voire un bloc eurasiatique échappant à l’emprise américaine) dont l’Allemagne et la Russie seraient les grands bénéficiaires mais aussi les rivaux ; enfin, une Russie aux problèmes multiples et au profil politique si particulier aux portes de l’UE qui constitue une réelle menace pour l’Europe.

À l’instar d’une explosion en chaîne, les conséquences immédiates de cette Alliance germano-américaine sont apparues dès le 28 février dans un entretien accordé au Berliner Zeitung par Joschka Fischer. Ce dernier, sachant que le projet politique européen était en quelque sorte balisé en accord avec Washington, a rejeté le projet d’une « petite Europe », principe défendu par la diplomatie française. Comme l’affirme avec netteté le ministre des Affaires étrangères allemand : « Nous avons une nouvelle mission qui va marquer ce siècle : nous devons doter la mondialisation d’une conception politique (ndlr : souligné par nous). Maîtriser, voire résoudre les conflits asymétriques n’est possible que lorsqu’on peut agir dans les dimensions continentales. La Russie, la Chine, l’Inde et bien entendu les États-Unis possèdent la taille nécessaire. Pour nous Européens se pose la question de savoir si nous pouvons nous rapprocher suffisamment pour faire valoir notre poids. C’est sous cet aspect que l’on doit considérer également la discussion sur la Turquie. Les visions d’une petite Europe sont tout simplement dépassées. Elles ne permettent pas à notre continent de satisfaire à la dimension stratégique. Or, celle-ci est incontournable (...). A l’heure actuelle, je modifierais certaines parties du discours Humboldt (ndlr : Discours de Fischer le 12 mai 2000 prônant l’idée d’une petite Europe, sorte de noyau dur). Je suis certes plus que jamais convaincu que l’Europe a besoin de plus d’intégration ainsi que d’institutions plus fortes. Mais je ne partage plus les visions d’une petite Europe. Le concept d’une avant-garde européenne peut être utile par moments et sous certaines circonstances. Mais uniquement dans le cadre solidement ancré de la constitution européenne ». Désormais, le seul idéal qui vaille pour lui, c’est une grande Europe unifiée sous l’égide d’une constitution obéissant à la règle de la double majorité.

Conclusion

Comme on peut le constater, cette « Alliance germano-américaine pour le 21è siècle » est d’une portée considérable (politique, économique, énergétique, ...) pour les Américains, les nations européennes et pour tous les habitants de l’Atlas jusqu’au Golfe persique. Force est de reconnaître que les principes politiques et philosophiques euro-atlantistes ont pour objectif suprême de « démusulmaniser » les esprits du sud méditerranéen (à l’exception bien entendu d’Israël). Les actes terroristes imputés à Al Qaida, en dehors de leurs aspects tragiques avec leurs lots de victimes innocentes, favorisent grandement ce processus d’unité européenne, ce renforcement du partenariat transatlantique et cette volonté d’étendre une certaine way of life à l’ensemble du monde. C’est la version soft du « clash des civilisations ».

titre documents joints


CAP - Scénarii de construction européenne

Tableau synthétisant les différents scénarii d’évolution de la construction européenne selon le Centrum für Angewandte Politikforschung.


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Une 4e édition augmentée de « Minorités et régionalismes dans l’Europe fédérale des régions » sort au printemps 2004. Elle a notamment été complétée d’une carte de l’Europe régionalisée, élaborée par les instances officielles européennes, jusqu’en Sibérie et incluant la Turquie et les États du Caucase éclatés en régions au sein de la Grande Europe.

Cet article est publié simultanément par le mensuel B.I. (n°87, avril 2004). CAP 8, BP 391, 75869 Paris cedex 18.

[2« Suche nach neuem Atlantismus, Interview mit Karsten D. Voigt », Handelsblatt, 18 novembre 2003

[4Europas Alternativen, Aufgaben und Perspektiven der großen Europäischen Union, Vorlage zum International Bertelsmann Stiftung, Weltsaal des Auswärtigen Amtes, Berlin, 9-10 janvier 2004 (travail conjoint avec le CAP) Téléchargement.

[5Ce principe de la personnalité juridique est présent dans le projet de constitution de Valéry Giscard d’Estaing : « L’Union est dotée de la personnalité juridique » (art. I-6). C’est un député allemand au Parlement européen qui a lancé le projet. Voir le Rapport d’Armin Laschet sur les relations entre l’Union européenne et l’Organisation des Nations Unies. Ce document a été adopté par le Parlement européen lors de la séance plénière du 29 janvier 2004 par 367 voix pour, 62 voix contre et 14 abstentions permettant ainsi l’émergence d’un État européen (si la constitution est adoptée) disposant d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU au détriment de la France et de la Grande-Bretagne.

[6Europas Alternativen, Aufgaben und Perspektiven der großen Europäischen Union Téléchargement.

[7Ibid., p. 10

[8Ibid., p. 11 et suivantes

[9Europas Zukunft, fünf EU-szenarien, Centrum für angewandte Politikforschung (CAP), 2003.

[10Ibid., p. 12

[12The Future of European Policies in the Middle East after the Iraq war Discussions Paper presented by the Bertelsmann Group for Policy Research, Center for Applied Policy Research, Munich, VIII. Kronberg Talks, 10-12 juillet 2003. Téléchargement

[13Ibid., p. 15-16

[14Lire Europa als Partner und Modell CAP, 9 mars 2004.

[15Voir sur le site du GRC les rubriques « GCC relations with the USA », « GCC relations with the European Union », et « GCC relations vith Germany ».

[16La diffusion des principes germano-américains en faveur du « Grand Moyen-Orient » se fait aussi, par exemple, par la présence de Werner Weidenfeld au sein du Conseil d’administration de l’Université marocaine Al Akhawayn d’Ifrane. Nous y trouvons aussi l’autonomiste Jordi Pujol, ancien président du gouvernement de Catalogne, fervent défenseur de l’Europe des régions. Ce principe d’Europe des régions est une histoire ancienne que les États-Unis approuvent. Déjà l’International Herald Tribune du 16 septembre 1974 présentait une carte où l’Europe occidentale éclatait en régions politiquement autonomes. Ce projet s’accélère aujourd’hui. Voir notre article L’éclatement du continent européen au service des États-Unis, Réseau Voltaire, 11 juillet 2003.

[17The future of the enlarged European Union and its neighbourhood par Werner Weidenfeld, Gulf Research Center, 1er mars 2004, Téléchargement.

[18« US-German reasons to reconcile » par John Vinocur, International Herald Tribune, 1er mars 2004.

[19The Transatlantic Economic Relationship : A View from Germany Version anglaise, version allemande.

[20Lire « Schmeicheleien im Oval Office », Der Spiegel, 27 février 2004.

[21Das deutsch-amerikanisches Bündnis für das 21. Jahrhundert, op. cit.,