Après la longue crise des années 90 du siècle dernier, les forces armées russes et l’industrie de la défense reprennent peu à peu vigueur. Le potentiel militaire se revigore.

Le président russe, Vladimir Poutine, a déclaré le 9 novembre dernier au cours d’une conférence tenue au ministère de la Défense en présence des hautes instances dirigeantes de l’armée et de la marine : « Il m’est agréable de relever qu’en matière de construction militaire les forces armées travaillent désormais à un rythme régulier ». Propos d’ailleurs avérés …

Au début du mois de novembre, le ministre de la Défense Sergueï Ivanov et le chef de l’état-major général des forces armées russes, le général d’armée Youri Balouïevski, avaient informé le président des essais réussis du nouveau missile stratégique Topol-M (SS-X-27 Sickle selon la classification occidentale).

Les têtes de ce missile, tiré depuis le polygone de Kapoustin Yar, à la frontière des régions de Volgograd et d’Orenbourg, ont frappé plusieurs cibles disposées sur le territoire du cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan. Sergueï Ivanov et Youri Balouïevski ont ainsi annoncé que le pays disposait désormais d’un nouveau missile mirvé. Les têtes de ce missile se déplacent à vitesse supersonique et même hypersonique, en suivant une trajectoire imprévisible. Elles sont capables de percer n’importe quelle défense antimissile, même celle de demain.

Le ministre de la Défense et le chef de l’état-major général ont également annoncé au président russe qu’une ogive mirvée de ce type équipera le nouveau missile naval stratégique Boulava-30 (SS-NX-30), conçu à l’Institut moscovite de thermotechnique et actuellement à l’essai. Les forces de dissuasion de la Marine de guerre en prendront livraison à partir de 2008, ils seront installés sur les sous-marins nucléaires en chantier à l’usine de construction mécaniques de Severodvinsk (non loin de la ville d’Arkhangelsk). Youri Dolgorouki est le premier de cette série de six submersibles lance-missiles.

Lors de la conférence des instances supérieures de l’armée et de la marine que nous avons déjà évoquée, le président Vladimir Poutine a tenu à mettre l’accent sur l’affinement du potentiel nucléaire de dissuasion. Ce sont précisément les missiles stratégiques naval Boulava-30 et terrestre Topol-M ensilé et mobile, qui doivent constituer le fer de lance futur des forces nucléaires de dissuasion de la Russie et remplacer les missiles stratégiques obsolètes des Troupes de missiles et de la Marine de guerre : SS-18 Satan, SS-19 et SS-25 Sickle ainsi que les missiles navals RSM-54 et RSM-52. Une cinquantaine de Topol-M sont déjà ensilés en prise d’alerte près de la localité de Tatichtchevo, non loin de Saratov.

Au cours de cette conférence Sergueï Ivanov a annoncé pour l’année prochaine, l’achat de six autres missiles stratégiques intercontinentaux Topol-M. Cette fois il s’agira de missiles ensilés et mobiles. Ils seront livrés à la division de Troupes de missiles stratégiques déployée près de la localité de Vypolzovo, dans la région de Tver. En outre, les troupes entreront en possession d’un autre bombardier stratégique à réaction Tu-160. Avec les 15 autres bombardiers analogues déployés à Engelsk, dans la région de Saratov, les bombardiers stratégiques à hélices Tu-95MS et les missiles de croisière supersoniques à long rayon d’action X-55 constitueront la composante aérienne de la triade des forces stratégiques de dissuasion.

La Russie a besoin de cette suffisance minimale (l’expression du ministre Ivanov) du potentiel de ces forces non pas pour faire la guerre mais en tant qu’instrument important permettant aux dirigeants du pays de défendre les intérêts nationaux de l’État. Et ce alors que les forces stratégiques nucléaires de dissuasion sont soumises en permanence à des réductions. D’ores et déjà, les Troupes stratégiques sont amputées chaque année d’une ou deux divisions, chacune alignant pas moins de 40 missiles intercontinentaux.

Le dernier exemple en date est la dissolution en 2005 de la division des Troupes de missiles stratégiques déployée dans la région de Tcheliabinsk, dotée de missiles stratégiques lourds Voevoda (SS-18 Satan) et de la division ferroviaire de Kostroma équipée de missiles Molodets et SS-24 Scalpel. Selon le traité russo-américain sur la réduction des potentiels stratégiques offensifs, d’ici à 2012, ceux-ci ne devront plus comporter que 1750-2200 missiles.

Si le bouclier nucléaire reste l’élément majeur de la protection de la sécurité et des intérêts de l’État russe, il ne serait pas pleinement efficace sans les autres forces armées. Comme l’a souligné le président, « elles sont un attribut très important de la structure étatique, de la garantie de la souveraineté de notre pays... prêtes à assurer la stabilité globale, à défendre la Russie contre toute tentative de pression militaro-politique et de chantage musclé ».

C’est à ces fins que Moscou modernise ses Troupes de missiles stratégiques et de défense aérospatiale, sa Marine de guerre, élabore des projets aéronautiques ambitieux comme le chasseur de cinquième génération qui, pour reprendre Mikhaïl Pogossian, le directeur général du consortium Sukhoï où il est en gestation, devrait surpasser tous les appareils analogues existants dans les autres pays (en ayant probablement en vue les États-Unis où ces appareils commencent à être fabriqués), crée le nouveau missile sol-air S-400 Trioumf, accroît la mobilité des troupes aéroportées et d’autres armes, achète des matériels de guerre et des armements permettant de livrer combat dans l’espace, dans l’air et sur terre.

Qui plus est, depuis quelque temps les exercices tactiques et opérationnels avec tirs réels se multiplient. Les Troupes terrestres en ont mené 31 au niveau régimentaire et un à celui de la division. La Marine de guerre a effectué 11 exercices et effectué 28 croisières de longue durée. De grandes manœuvres internationales ont eu lieu avec la Chine, l’Inde et l’Ouzbékistan ; des exercices se sont tenus dans le cadre du Système unifié de la défense antiaérienne des pays de la Communauté des États indépendants (CEI) et dans celui de l’Organisation du Traité de sécurité collective. Des manœuvres ont eu lieu dans un espace allant de la mer Baltique jusqu’à l’océan Pacifique et de la mer de Barents jusqu’aux frontières méridionales de la CEI.

Les généraux russes portent une très grande attention au passage des unités opérationnelles au principe du recrutement contractuel, à la formation d’officiers subalternes à même de former des soldats très professionnels.

Le ministre de la Défense Sergueï Ivanov a par ailleurs avancé une nouvelle thèse du renforcement de la capacité défensive de l’État russe, selon laquelle le « ministère de la Défense préconise l’application du principe de la prévention en matière de défense et de sécurité du pays. Par prévention nous entendons non seulement des frappes portées contre des bandes armées et des groupes de terroristes, mais aussi d’autres actions à caractère préventif, dans le but de prévenir l’apparition de périls divers avant que la prise de mesures extrêmes ne devienne nécessaire pour les neutraliser », a dit le ministre.

« Mieux, ces derniers temps on constate une tendance très stable à la diversification des tâches de la force armée, notamment à la suite de la multiplication des menaces qui pèsent sur la sécurité internationale et nationale » a déclaré Serguéi Ivanov qui a précisé : « Le ministère de la Défense doit être une structure souple et adaptée à sa vocation qui transformerait les tâches nationales en des décisions administratives réfléchies et pondérées, visant à stopper l’évolution de toute tendance dangereuse dans le domaine de la défense et de la sécurité ».

Les experts soulignent que pour la première fois depuis ces dernières années la Russie a parlé ouvertement de la possibilité d’employer des méthodes musclées pour régler les problèmes qui surgissent et faire face à la pression non dissimulée exercée par certains États. D’où la croissance des commandes militaires publiques, du nombre et du niveau des exercices militaires. En effet, le pays a augmenté considérablement les fonds destinés à la réalisation des plans d’achat d’armements. Le budget des commandes publiques pour 2006 s’est accru d’emblée de 54 milliards de roubles ( 2 milliards de dollars) pour atteindre 237 milliards de roubles (un peu plus de 9 milliards dollars), chiffre supérieur à celui de l’année dernière et au montant des recettes des ventes d’armes sur le marché mondial.

Ce principe permettra, selon le chef du ministère de la défense, de cesser de faire des achats isolés de modèles expérimentaux d’armements et de matériel de guerre pour pratiquer des acquisitions en série. « Si nous avons employé toutes les années précédentes à prendre des options sur les travaux de recherche, maintenant nous pouvons acheter deux bataillons de chars T-90, une escadrille d’avions neufs, de nouveaux systèmes d’artillerie pour équiper nos batteries et faire d’autres achats », a commenté Serguéi Ivanov. Le ministre a expliqué qu’en 2006, outre les six missiles balistiques intercontinentaux mentionnés plus haut, l’armée russe sera dotée de six appareils spatiaux et douze fusées porteuses, 31 chars T-90 (soit un bataillon blindé), 125 véhicules blindés de transport de troupes (de quoi motoriser quatre bataillons d’infanterie), 3770 véhicules automobiles multirôle. En ce qui concerne l’armée de l’air, elle recevra neuf avions dont un bombardier stratégique Tu-160.

« À noter que 70 % de l’enveloppe de la défense (soit 164 milliards de roubles ou 5,5 milliards de dollars) seront employés pour acheter et réparer les armements et le matériel, ce qui nous permettra d’augmenter de 1,5 fois en moyenne, et de plus de deux fois pour l’armé de l’air, le financement des achats de série », a souligné le ministre.

Il est vrai que ces plans risquent d’avorter si les conditions nécessaires ne sont pas créées pour surmonter la « divergence d’intérêts » qui existe entre le ministère militaire, les différents secteurs industriels et l’industrie d’armement, ce dont le chef d’état-major général, le général d’armée Youri Balouevski, a parlé à la réunion qui s’est tenue au siège du ministère de la Défense. À cause de cette divergence les plans d’achats, pour l’armée, de nouveaux missiles antiaériens S-400 Triumf et d’un groupe de missiles tactiques Iskander-M n’ont pas été remplis en 2005 et le ministère de la Défense n’a pas obtenu le nouvel avion Tu-214, répondant aux normes de l’OACI, et d’autres matériels de combat et spéciaux.

Le président Poutine a promis aux militaires de résoudre ce problème. Pour ce faire, il a nommé le ministre de la Défense, Sergueï Ivanov, vice-Premier ministre. La nomination est intervenue au lendemain de la réunion du haut commandement de l’armée et de la marine. Quant à savoir si le nouveau vice-Premier ministre parviendra à faire disparaître le « décalage » dans le fonctionnement des administrations militaires, on le verra avec le temps, mais aujourd’hui il y a lieu de noter que le renforcement du potentiel miliaire de l’État russe ne prouve pas que le Kremlin prépare des plans agressifs ou qu’il cherche à faire pression, à la faveur de sa force armée, sur des pays voisins ou éloignés. Pas plus qu’il n’a d’ambitions impériales. Loin de là. Il y a à cela plusieurs explications.

L’une de ces explications est que, malgré les progrès évidents, tout ce potentiel militaire reste prisonnier de très nombreux problèmes qui méritent un débat à part, et il le restera encore pendant longtemps, d’où l’impossibilité physique d’exercer une pression musclée sur qui que ce soit. Par exemple sur l’OTAN ou sur des pays membres de l’Alliance. D’ailleurs, la Russie n’en a pas besoin en principe. Le Kremlin mise sur une coopération sincère et durable avec l’Alliance atlantique dans le cadre du Conseil Russie-OTAN, ainsi que sur le partenariat bilatéral avec les membres de l’Alliance dans les domaines les plus divers. Y compris dans la lutte contre le terrorisme international, la prolifération des armes de destruction massive et des technologies balistiques et le trafic de drogue, dans la création d’un système européen de défense antimissile de théâtre… On peut aussi citer d’autres buts et tâches.

Le problème est ailleurs : ce potentiel militaire minimal mais parfaitement suffisant permet au Kremlin d’« assurer la stabilité globale et protéger la Russie contre toute tentative de pression militaro-politique ou de chantage musclé », selon l’expression du président Poutine. « Nous constatons malheureusement l’existence de telles méthodes de politique extérieure. Elles sont encore pratiquées dans le monde », a fait remarquer le président russe.

Vladimir Poutine n’a pas cité le pays et les dirigeants qui mettent en œuvre une telle « politique ». Les spécialistes sensés savent qu’il s’agit de l’État et de son administration qui fondent leur politique extérieure sur le paradigme du « monde unipolaire », qui n’ont pas l’habitude et refusent de compter avec les intérêts nationaux et même avec la souveraineté des autres pays, qui agissent en cow-boys sans remarquer que non seulement ils portent un préjudice énorme à leur propre réputation de démocrates mais aussi sacrifient injustement la vie de milliers d’habitants de leur propre pays à leur politique aventuriste.

Il en a été ainsi en mars 2003 lorsque, sous le faux prétexte de la lutte contre le terrorisme et du démantèlement des stocks d’armes de destruction massive, les États-Unis ont agressé l’Irak. Et ce malgré le désaccord et la résistance qui leur ont été opposés à l’ONU par la France, l’Allemagne, la Russie et d’autres pays du monde, notamment par la Chine, dont les dirigeants se rendaient compte qu’en Mésopotamie Washington ne cherchait ni le « dictateur Saddam », ni « le réseau Al-Qaida auquel il est lié », mais uniquement le pétrole irakien.

Résultat : les terroristes et Al Qaida sont venus en Irak après le renversement de Hussein, les États-uniens n’ont encore pas mis la main sur le pétrole irakien (les incessants attentats terroristes empêchent de lancer la production de brut), les cours des hydrocarbures proche-orientaux ont presque doublé et tout cela au prix de plus de deux mille vies de jeunes États-uniens. Pour que cela ne se répète pas sur le continent eurasiatique, la Russie renforce son potentiel militaire et développe ses relations politiques, économiques, techniques, commerciales, militaro-techniques et d’autres avec les plus grands pays du monde, dont la France, l’Allemagne, l’Inde, la Chine… Avec ces pays, elle bâtit un monde multipolaire capable de repousser une agression et de s’opposer à la politique de la force dans les relations internationales.

Tout compte fait, estime-t-on à Moscou, la paix et la sécurité, la stabilité et la possibilité de se développer ne sont pas nécessaires qu’à la Russie, mais également à ses voisins, à ses alliés, à ses partenaires. De ce point de vue, les forces armées russes renaissantes, appelées à les garantir, ne diffèrent en rien des armées et des marines des autres États civilisés.