Cher ami,

A l’heure où je rédige ce texte, mon pays, le Liban, traverse une période
trouble en raison d’une conjonction de développements locaux et
internationaux qui nécessitent le rassemblement de tous les Libanais et la
solidarité de leurs amis dans le monde, France en tête, pays auquel nous
unissent des liens multiples, culturels et historiques, des intérêts
communs, une convergence de vues sur nombre de problématiques
civilisationnelles et politiques contemporaines et le même espoir d’un monde
dans lequel règnent la justice et la paix.

En 1982, prétextant un alibi fallacieux, les forces israéliennes ont envahi
le Liban avec le soutien inconditionnel des Etats-Unis pour tenter
d’atteindre plusieurs objectifs stratégiques et économiques. Elles ont
occupé notre capitale, Beyrouth, sous les regards indifférents du monde en
dépit de quelques efforts diplomatiques limités et de communiqués de
condamnation qui ne seront pas suivis d’effet. Cette invasion provoquera des
dizaines de milliers de martyrs et de blessés et des ravages matériels,
économiques, sociaux et psychologiques d’une grande ampleur dont les
séquelles continuent à affecter les Libanais.

Très vite, des Libanais de différentes obédiences politiques s’engageront
dans une action de résistance contre l’occupation et ses conséquences malgré
le déséquilibre des rapports. Ils mèneront pendant presque vingt ans un
combat obstiné, comportant des confrontations d’une extrême violence et deux
campagnes d’agression à grande échelle en 1993 et en 1996, qui aboutira à un
retrait inconditionnel des forces d’occupation de la majeure partie de notre
terre, le 24 mai 2000, à l’exception des fermes de Chebaa, une petite bande
territoriale toujours occupée. Depuis l’an 2000, et malgré l’expression
répétée par l’ONU de son inquiétude, notre pays subit une violation
permanente de son espace aérien qu’il est incapable d’empêcher pour des
raisons objectives. Plusieurs responsables israéliens multiplient les
menaces contre le Liban, son droit à l’exploitation de ses ressources
aquifères et ses infrastructures.

La résistance, de son côté, adopte une posture défensive, respectueuse des
frontières internationales, et agit dans le cadre de la stratégie de l’Etat
libanais en parfaite coordination avec l’armée nationale pour dissuader
toutes agressions israéliennes dont les conséquences seraient désastreuses
pour notre pays et notre peuple. Les armes de la résistance constituent une
force de dissuasion stratégique pour le Liban qu’il ne peut abandonner sous
les menaces. Les Libanais se retrouveraient ainsi à la merci de la puissance
de feu israélienne qui s’est déchaînée contre eux dans le passé, ce qui les
priverait de leur liberté, de leur indépendance et de leur droit à
déterminer l’avenir de leur pays selon leurs aspirations. C’est bien pour
cette raison que la diplomatie israélienne sillonne le monde pour imposer
l’inscription du Hezbollah sur la liste des organisations terroristes et
délégitimer sa résistance avec le soutien explicite des Etats-Unis, premier
Etat à satisfaire cette exigence suivie de quelques-uns de ses supplétifs,
et des lobbies proisraéliens qui ont mobilisé leurs moyens financiers et
médiatiques à cette fin. Dans ce contexte, la résolution 1559 du Conseil de
sécurité, fruit d’un grand compromis entre la France et les Etats-Unis au
détriment de notre petit pays, est intervenue au moment même où ce dernier
était confronté à une situation complexe qui a atteint son paroxysme avec la
prorogation du mandat du président libanais, Emile Lahoud, pour trois années
supplémentaires.

Le premier point de cette résolution internationale exige le départ des
troupes étrangères – comprendre syriennes – du Liban. J’intitule ce point :
la partie française de la résolution.

Le second point réclame notamment la dissolution des milices libanaises et
leur désarmement, et c’est la résistance libanaise qui est visée. J’intitule
ce point : la partie américaine de la résolution.

Un compromis franco-américain résultant de la synthèse de ces deux points a
permis une amélioration des relations tendues entre ces deux pays à cause
des divergences sur l’Irak, des différends commerciaux et des questions
relatives à la sécurité en Europe. Cependant, ce compromis a favorisé Israël
au détriment du Liban, fidèle et vieil ami de la France, qui s’est retrouvé
au coeur d’une confrontation à trois dimensions.

D’un côté, avec Israël qui attend impatiemment le désarmement de la
résistance. De l’autre, avec la communauté internationale dirigée
unilatéralement par les Etats-Unis dans la guerre préventive dite
antiterroriste ayant conduit à l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan.
Enfin, sur le plan intérieur, avec l’exacerbation de la polarisation
politique dans un climat qui était loin d’être sain, il faut le reconnaître.
Quelle que soit notre appréciation de cette résolution, force est de
constater qu’elle a créé une nouvelle donne déstabilisante pour le Liban et
la région.

Le 14 février, un crime effroyable a coûté la vie à l’ancien premier
ministre Rafic Hariri, un homme ayant consacré sa vie et son énergie au
service de son pays et de sa reconstruction. Après son accession au poste de
premier ministre, nos relations avaient évolué avec le temps pour se
transformer en amitié solide et en entente réelle sur l’ensemble des enjeux
cruciaux liés à la sécurité du Liban et à l’avenir de son peuple.

Nous étions en parfait accord sur la nécessité de préserver la résistance et
sa capacité de riposte face à toutes agressions israéliennes éventuelles,
dans le cadre de la stratégie défensive de l’Etat libanais. Nous convergions
aussi autour du projet d’édification d’un Etat moderne et juste,
garantissant à l’ensemble de ses citoyens la sécurité, l’égalité et un
avenir débarrassé du communautarisme.

Nous étions tous les deux partisans d’une pleine application des accords de
Taëf, véritable fondement politique consensuel du projet sus-mentionné. Tous
les Libanais ont été profondément ébranlés par ce crime effroyable.
Toutefois, en lieu de l’unité nationale nécessaire pour faire face aux
conséquences de celui-ci, une dangereuse polarisation a vu le jour, dressant
les forces politiques les unes contre les autres.

La mort tragique de Rafic Hariri a été instrumentalisée pour lancer une
campagne de dénigrements et d’accusations sans preuves tangibles désignant
les autorités libanaises et la Syrie comme responsables et pavant la voie à
l’ingérence étrangère. Cette dernière se saisira de cette occasion pour
mettre en oeuvre la résolution 1559, menaçant par-là même la sécurité
nationale du Liban et sa stabilité interne.

Nous avons manifesté pour réclamer toute la vérité sur l’assassinat de Rafic
Hariri et pour envoyer un double message à nos concitoyens et au reste du
monde. Sur la place Riad el-Solh où nous nous sommes rassemblés le 8 mars
2005, nous avons renouvelé notre attachement aux accords de Taëf et avons
ainsi insisté sur la nécessité de préserver les armes de la résistance tant
que la menace israélienne planera sur notre pays.

Le 30 avril, les forces arabes syriennes auront achevé leur retrait du Liban
après vingt-neuf ans de présence durant lesquels elles ont notamment
contribué à arrêter la guerre civile et à réunifier et reconstruire l’armée
libanaise et les institutions politiques. Grâce au soutien de la Syrie, les
Libanais ont pu chasser les forces d’occupation israélienne de leur pays, et
cela impose la reconnaissance et la gratitude. Cette présence s’est par
ailleurs accompagnée de graves erreurs commises par des responsables
libanais et syriens reconnus ouvertement par le président syrien lui-même.
Ces erreurs ont affecté les relations libano-syriennes que nous voulons
toujours excellentes, et d’abord pour l’intérêt du Liban, car la Syrie est
notre profondeur stratégique en l’absence d’une solution globale dans la
région et notre poumon économique, porte d’entrée vers l’hinterland arabe.
Le développement de nos relations sur des bases préservant les intérêts
communs des deux peuples est l’une des priorités des Libanais dans cette
nouvelle phase. Avec le retrait des troupes syriennes et la constitution
d’une commission d’enquête internationale sur l’assassinat du martyr Rafic
Hariri, deux exigences importantes de l’opposition libanaise ont été
satisfaites.

Nous devons aujourd’hui rechercher une porte de sortie à l’impasse actuelle
et je renouvelle ici mon appel aux forces politiques libanaises à un
dialogue sérieux afin d’explorer ensemble les voies de la construction d’un
avenir meilleur pour nos générations futures sur la base des constantes que
sont l’atta chement à l’unité nationale, au vivre ensemble entre musulmans
et chrétiens, au refus du retour à la guerre civile et le respect de la
liberté et de la démocratie, la nécessaire adoption d’un système électoral
juste, l’édification d’un Etat de droit et le refus de toute ingérence
étrangère dans nos affaires. La France, pays pour lequel nous avons au
Hezbollah une grande amitié et une profonde gratitude pour son rôle
essentiel dans la conclusion des accords d’avril et dans l’une des
principales opérations d’échanges de prisonniers ayant permis la libération
de nombreux détenus des geôles israéliennes et avec lequel tous les Libanais
partagent les valeurs de tolérance, de paix et de démocratie, est invitée en
tant qu’amie du Liban à encourager le dialogue national et la réconciliation
interne. Sa participation à l’élaboration de la résolution 1559 a interloqué
de nombreux Libanais qui n’aiment pas voir la France aux prises avec une
hégémonie américaine déchaînée et agressive même s’ils sont conscients que
la préservation des intérêts nationaux dans un contexte mondial complexe et
en pleine mutation est une tâche ardue.

Nous devons tous avoir à l’esprit que le Liban, pour des considérations
géographiques, politiques et culturelles, concentre en lui l’essentiel des
enjeux dans la région. L’occupation américaine de l’Irak a profondément
déstabilisé cette dernière et crée de nouvelles sources de tensions pour
l’Iran, la Turquie et la Syrie, pays voisins de l’Irak. Le peuple
palestinien continue son combat légitime pour la libération de sa terre et
la pleine restitution de ses droits à la liberté et à la souveraineté et se
heurte au refus d’Israël d’appliquer les résolutions internationales.
Celui-ci occupe le Golan syrien depuis 1967 et continue à développer son
potentiel nucléaire en faisant fi des exigences de la communauté
internationale. Pour toutes ces raisons, le Liban sera incapable de faire
face aux défis futurs sans l’unité de ses citoyens et leur foi dans le droit
à la vie de leur pays et dans leur droit à vivre librement et dignement.

Veuillez croire, cher ami, en l’assurance de mon amitié sincère.

Lettre publiée dans l’édition du Figaro du 15 avril 2005.