Quand sont apparues les premières images de soldats américains torturant les détenus de la prison d’Abu Ghraib, l’administration Bush a cherché à dépeindre ces abus comme des incidents isolés alors que le seul véritable caractère exceptionnel des évènements, c’est qu’ils ont été photographiés. En effet, les détenus rescapés des prisons d’Afghanistan ont affirmé avoir subi pareils traitements et on dénombre des cas semblables en Irak ailleurs qu’à Abu Ghraib.
Les exactions d’Abu Ghraib ne sont pas le résultat d’actes individuels mais de décisions prises par l’administration Bush d’ignorer ou d’outrepasser les règles. Les politiques de l’administration Bush ont conduit à Abu Ghraib de trois façons :
 Après le 11 septembre, l’administration Bush, soutenue par une grande partie de l’opinion publique et par de nombreux intellectuels, a décidé que la guerre au terrorisme exigeait une politique implacable qui ne saurait être restreinte par les délicatesses du droit international. Le conseiller juridique de Bush a écrit au président que la nouvelle guerre contre le terrorisme rendait " obsolètes " les restrictions juridiques imposées par les Conventions de Genève sur le traitement des prisonniers. De même le Pentagone et le département de la Justice ont construit un argumentaire juridique stupéfiant, selon lequel le président n’était pas lié par les lois américaines ou les traités internationaux proscrivant la torture quand il agissait pour protéger la sécurité nationale. Les Etats-Unis ont ainsi commencé à trouver des astuces pour échapper à tout contrôle : création de prisons extraterritoriales, transfert des détenus les plus recherchés dans des " lieux secrets ", où ils ont effectivement " disparu " et " transfert " sans aucun procès des personnes soupçonnées d’appartenir à Al-Qaida vers des pays où la torture est communément pratiquée (Syrie, Ouzbékistan, Pakistan, Egypte, Jordanie, Arabie saoudite et Maroc).
 Les Etats-Unis ont commencé à employer en Afghanistan, à Guantanamo puis en Irak des méthodes destinées à " ramollir psychologiquement " les détenus pour les préparer aux interrogatoires. Une fois ces buts légitimés par les services de renseignement, il n’est pas étonnant que de simples soldats aient fait pire. Leur comportement sur les photos tend à démontrer qu’ils pensaient ne rien avoir à cacher à leurs supérieurs.
 Jusqu’à la publication des photos d’Abu Ghraib, l’administration Bush a choisi de pratiquer la politique de l’autruche face à tous les rapports décrivant les mauvais traitements infligés aux détenus, alors qu’elle était au courant des cas de violations des droits de l’homme dès les premiers jours de la Guerre d’Afghanistan. Elle a préféré écarter les craintes exprimées par le CICR et d’autres ONG. Elle a même envoyé le responsable de Guantanamo à Abu Ghraib pour qu’il y applique ses méthodes.
Il est urgent que l’administration démontre, de façon concluante, que ces traitements n’ont pas constitué une politique du gouvernement américain, qu’elle rende publics tous les documents gouvernementaux pertinents dont, en particulier, les protocoles régissant les interrogatoires en Afghanistan, en Irak, et à Guantanamo. Elle doit aussi et surtout enquêter et traduire en justice tous ceux qui ont ordonné, sollicité ou encouragé la torture, pas seulement les soldats qui ont été filmés.

Source
Le Monde (France)

« La triple faute américaine », par Reed Brody, Le Monde, 20 juin 2004