Éléments de preuves complémentaires soumis par M Carne Ross, directeur de l’ONG Independent Diplomat

Je fais partie de la structure d’encadrement du FCO (Foreign and Commonwealth Office, ministère des Affaires étrangères britannique), actuellement en poste à l’ONU au Kosovo. J’ai occupé le poste de Premier secrétaire auprès de la mission britannique des Nations Unies à New York de décembre 1997 à juin 2002. J’étais responsable des affaires irakiennes au sein de la mission, ce qui inclut la politique de sanctions, les inspections d’armement et la liaison avec l’UNSCOM (Commission spéciale des Nations Unies) puis la COCOVINU (Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des Nations Unies).

Durant cette période, j’ai participé aux négociations de plusieurs résolutions du Conseil de sécurité sur l’Irak, dont la résolution 1284 qui établit inter alia la COCOVINU (un acronyme que j’inventai tard, une nuit à New York lors des négociations qui durèrent une année). J’ai participé aux débats sur les politiques à mener au sein du gouvernement de Sa Majesté, en particulier avec le gouvernement des États-Unis. J’étais présent lors de nombreuses discussions au sujet de l’Irak avec le Département d’État états-unien à Washington, New York et Londres.

Mes préoccupations au sujet de la politique vis-à-vis de l’Irak se répartissent en trois points :

1. La menace présumée

J’ai consulté les renseignements britanniques et états-uniens disponibles au sujet de l’Irak chaque jour de travail durant les quatre ans et demi de mon affectation. Ce rapport quotidien comprenait un épais dossier rempli d’informations, à la fois en renseignement humain et électromagnétique. Je discutais souvent et de manière approfondie des ADM (armes de destruction massive) irakiennes avec les experts internationaux, notamment ceux de l’UNSCOM et de la COCOVINU, puis rapportais leur point de vue à Londres. De plus, on me demanda à plusieurs reprises de proposer mon point de vue en complément des rapports du Bureau du cabinet, notamment le fameux dossier des ADM (dont la préparation débuta un certain temps avant mon départ en juin 2002).

Durant mon affectation, à aucun moment le gouvernement de Sa Majesté n’a conclu que les ADM irakiennes (ou toute autre capacité) ne constituaient une menace pour les intérêts du Royaume-Uni ou ses intérêts. Au contraire, il était communément admis parmi les responsables s’occupant de l’Irak que toute menace avait été efficacement contenue. Je me souviens qu’à plusieurs reprises l’équipe anglaise exprima clairement ce point de vue lors de nos discussions avec les États-Unis, qui étaient d’accord (en même temps, nous rétorquions souvent, lorsque la partie états-unienne soulevait la question, qu’un changement de régime n’était pas souhaitable, principalement parce que l’Irak sombrerait dans le chaos).

Toute évaluation d’une menace doit recouvrir à la fois les capacités et l’intention. Les capacités irakiennes en termes d’ADM étaient discutables : beaucoup parmi les inspecteurs en armement de l’ONU (qui, contrairement à une description communément admise, étaient impressionnants par leur professionnalisme) m’expliquaient qu’ils pensaient que l’Irak n’avait pas de matériel conséquent en sa possession. À l’exception de missiles Scud non répertoriés, il n’existait pas de renseignement prouvant une possession signifiante d’armes chimiques, biologiques ou de matériaux nucléaires. Les surveillances aérienne et satellite n’étaient pas en mesure de pénétrer sous les toits des installations irakiennes. Nous devions alors nous appuyer sur des sources humaines forcément peu fiables (qui, pour des raisons évidentes, tendaient à exagérer).

Sans preuve substantielle d’une possession d’ADM à ce moment-là, notre préoccupation essentielle était que l’Irak n’avait pas fourni de compte-rendu convaincant, ni cohérent, de ses possessions ultérieures. Lorsque je fus briefé à Londres fin 1997 pour préparer mon affectation, on m’expliqua que nous ne croyions pas en une possession significative d’ADM par l’Irak. Le principal argument pour maintenir les sanctions était donc le fait que l’Irak n’avait pas fourni de preuve convaincante de la destruction de ses stocks passés.

La capacité de l’Irak à lancer des ADM ou toute autre forme d’attaque était très limitée. Il y avait environ 12 missiles Scud non répertoriés ; l’armée de l’air irakienne était diminuée au point d’être totalement inefficace ; son armée de terre n’était que l’ombre terne de sa puissance passée ; il n’existait aucune preuve d’une quelconque connexion entre l’Irak et une quelconque organisation terroriste qui aurait planifié une attaque à l’aide d’ADM irakiennes (Je n’ai aucun souvenir d’une occasion lors de laquelle la question d’une connexion terroriste aurait ne serait-ce qu’été abordée dans les discussions Royaume-Uni / États-Unis ou des débats anglais internes).

Il n’y eut en outre durant mon assignation aucun renseignement ou rapport prouvant que l’Irak avait une quelconque intention de lancer une attaque contre ses voisins, le Royaume-Uni ou les États-Unis. J’eus de nombreuses conversations avec les diplomates représentant les pays voisins de l’Irak. À l’exception des Israéliens, aucun n’exprimait d’inquiétude quant au fait qu’ils puissent être attaqués. Au contraire, leur préoccupation était que les sanctions, qu’ils considéraient et que nous considérions comme un moyen inefficace de contenir l’Irak, étaient délégitimées par les preuves de leurs effets humanitaires désastreux.

Je sondai à plusieurs reprises mes collègues du FCO et du Ministère de la défense travaillant sur l’Irak au sujet de l’évaluation de la menace durant l’escalade vers la guerre. Aucun d’entre eux ne me répondit qu’une quelconque preuve avait fait surface et changé notre évaluation ; ce qui avait changé était la détermination du gouvernement à présenter les preuves disponibles sous un jour différent. J’en discutai de manière relativement approfondie avec David Kelly fin 2002, celui-ci était d’accord sur le fait que le dossier de Downing Street était surfait.

2. Légalité

La légalité de la guerre s’inscrit dans le cadre des résolutions du Conseil de sécurité qui la concernent, leur négociation et leur élaboration, généralement conduites par le Royaume-Uni.

Durant la négociation de la résolution 1284 (que nous avions rédigée), qui instaurait la COCOVINU, les principaux membres du Conseil de sécurité débattirent minutieusement du problème de la durée de présence en Irak nécessaire aux inspecteurs pour pouvoir porter un jugement sur les capacités du pays.

Le Royaume-Uni et les États-Unis réclamèrent la durée la plus longue qu’il était possible d’obtenir, arguant que les inspecteurs avaient besoin d’un large délai afin de visiter, inspecter et installer une surveillance sur les centaines de sites possiblement liés à des ADM. Les Français et Russes demandaient la durée la plus courte. Après de longues négociations, nous nous étions accordés sur les délais spécifiés dans la résolution 1284. Ceci mérite quelques explications. La résolution affirmait que le responsable de la COCOVINU était tenu de rendre compte des résultats de l’Irak 120 jours après que le système complet de contrôle et de vérification ait été mis en place (OMV, dans le jargon). OMV équivaut à un « corpus minimum » de connaissances sur les capacités et sites irakiens ; nous nous attendions à ce qu’il faille tout au plus 6 mois pour qu’il soit établi. En d’autres termes, les inspecteurs devaient rester sur place pendant environ dix mois avant de fournir un rapport (La résolution 1441, bien que demandant à Blix de « tenir le Conseil informé » 60 jours après le début des inspections, ne modifiait pas les périodes d’inspection établies par la résolution 1284). Comme nous le savons bien, les inspecteurs furent autorisés à exercer en Irak durant une période bien plus courte avant que les États-Unis et le Royaume-Uni ne déclarent que l’Irak ne coopérait pas suffisamment.

La résolution 1441 n’altérait pas le cadre fondamental des inspections tel que défini par la résolution 1284. En particulier elle n’amendait pas la notion cruciale de la résolution 1284 selon laquelle tout jugement sur la coopération ou la non-coopération de l’Irak avec les inspecteurs devait être émis par le Conseil et non par la COCOVINU.
À aucun moment Blix n’affirma sans équivoque que l’Irak ne coopérait pas avec les inspecteurs. Le Conseil n’émit pas plus un tel jugement.

La résolution 1441 n’autorisait pas le recours à la force en cas de non-coopération avec les inspecteurs en armement. Je me trouvais à New York, sans faire partie de la mission, lors des négociations sur cette résolution (j’étais en congés sans solde exceptionnels du FCO). Mes amis au sein d’autres délégations me dirent que le Royaume-Uni avait vendu la résolution 1441 au Conseil explicitement sur la base du fait qu’elle ne constituait pas une autorisation pour la guerre et qu’elle « donnait une chance aux inspections ».

Plus tard, après avoir déclaré que l’Irak ne coopérait pas, le Royaume-Uni présenta une proposition de résolution qui comportait l’étrange formulation selon laquelle l’Irak n’avait pas saisi la chance que lui procurait la résolution 1441. Lors des négociations, le Royaume-Uni concéda que la résolution équivalait au droit à l’usage de la force (il existe peu de traces publiques de cela, mais beaucoup de mes anciens collègues impliqués dans les négociations me racontèrent que c’était le cas). La résolution échoua à obtenir un soutien.

La Charte des Nations Unies stipule que seul le Conseil de sécurité peut autoriser le recours à la force (sauf en cas de légitime-défense). À la lumière de ces faits, il apparaît clairement que compte-tenu des résolutions présentées par le Royaume-Uni lui-même, l’invasion ultérieure n’était pas autorisée par le Conseil de sécurité et était donc illégale. La preuve la plus flagrante en est que le Royaume-Uni chercha à obtenir une résolution l’y autorisant et n’y parvint pas.

Reste un point subsidiaire sur la question de la légalité. Lors de mon détachement à l’ONU, le Royaume-Uni et les États-Unis devaient fréquemment défendre devant le Conseil de sécurité les attaques menées par nos avions dans les zones d’interdiction de survol du Nord et du Sud de l’Irak. Ces zones ne furent jamais autorisées par le Conseil de sécurité, mais nous les justifions par le fait que (tel que j’en ai le souvenir, mais cela est peut-être incorrect) nous veillions à l’application de la résolution 688 qui intimait au gouvernement irakien de respecter les droits de l’homme de ses citoyens. Si nos avions bombardaient des cibles irakiennes, nous agissions toutefois dans le cadre de la légitime-défense (ce qui de fait était bien le cas puisque les Irakiens essayaient de descendre nos avions).

En lisant la presse durant les mois précédant la guerre, je remarquai que l’intensité et la fréquence des attaques dans la zone d’interdiction de survol avaient considérablement augmenté, y compris pendant la période d’inspection de sites irakiens par la COCOVINU (d’ailleurs, avant même que le Royaume-Uni et les États-Unis ne déclarent que l’Irak ne coopérait pas). Je soupçonnai alors que ces attaques n’étaient pas menées au nom de la légitime-défense, mais qu’elles s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne aérienne en préparation d’une invasion terrestre. Il y eut une ou deux questions au Parlement à ce sujet, auxquelles le secrétaire à la Défense rétorqua que les attaques dans les zones d’interdiction étaient menées, comme auparavant, dans le cadre de la légitime-défense. Sa version des faits fut alors réfutée par des déclarations de responsables états-uniens dans la presse puis par des versions ultérieures, dont le Plan d’attaque de Bob Woodward qui confirma que les attaques comprenaient effectivement une campagne préliminaire dans laquelle le Royaume-Uni jouait un rôle actif.

3. Les alternatives à la guerre

J’étais responsable, au sein de la mission britannique, de la politique de sanctions ainsi que des inspections d’armement. J’avais des contacts approfondis avec ceux qui, à l’ONU, étaient en charge du programme « pétrole contre nourriture », avec les ONG actives en Irak, avec des experts de l’industrie pétrolière et beaucoup d’autres qui se rendaient en Irak (j’essayai de m’y rendre à plusieurs occasions mais le gouvernement irakien refusa de m’accorder un visa). Je consultais et analysais une grande quantité de matériaux concernant les exportations de l’Irak, légales ou illégales, les sanctions et autres sujets connexes tels que l’industrie pétrolière.

L’essentiel de mon travail et celui de mes proches collègues consistait alors à tenter d’empêcher des pays d’enfreindre les sanctions pesant sur l’Irak. Ces enfreintes étaient nombreuses et prenaient des formes différentes.

La plus sérieuse d’entre elles était l’exportation illégale de pétrole par l’Irak via la Turquie, la Syrie et les eaux territoriales iraniennes du Golfe. Ces exportations constituaient une source substantielle et cruciale de devises pour le régime irakien ; sans elles le régime n’aurait pas été en mesure de se maintenir ainsi que ses principaux piliers tels que la Garde républicaine. Les estimations de la valeur de ces exportations se situaient aux environs de 2 milliards de dollars par an.

De plus, il existait différentes enfreintes aux sanctions, telles que les surcharges illégales et secrètes de ses ventes légales de pétrole via le programme de l’ONU. L’Irak glissait des charges illégales dans les contrats « pétrole contre nourriture ». Le régime possédait également des avoirs financiers conséquents dans des comptes secrets à l’étranger. Les détails de ces violations et de notre travail pour les combattre sont compliqués.

À plusieurs reprises, mes collègues de la mission et moi (soutenus par certains, mais pas tous les responsables officiels de Londres) tentions de faire réagir plus vigoureusement le Royaume-Uni et les États-Unis vis-à-vis des violations. Nous étions convaincus qu’une action déterminée et coordonnée, menée par nous-mêmes ainsi que les États-Unis, aurait été efficace en particulier pour inciter l’Irak à accepter les inspections d’armement et aurait aidé à déstabiliser le régime irakien.

Je proposai à plusieurs occasions l’établissement d’un organisme international (dépendant de l’ONU si nous pouvions obtenir l’accord du Conseil de sécurité) pour contrôler les enfreintes aux sanctions. Je proposai une action concertée avec les voisins de l’Irak pour les inciter à nous aider, notamment en contrôlant les importations en Irak. Je me concertai avec un expert du Trésor états-unien sur les sanctions financières, un responsable qui avait aidé à retracer et saisir les avoirs financiers illégaux de Milosevic. Il m’assura que, une fois obtenu un feu vert, il pouvait rapidement mettre en place une équipe pour cibler les comptes illégaux de Saddam.

Ces propositions n’aboutirent pas. L’inertie du FCO et l’inattention des ministres concernés s’ajoutèrent au fait que le Royaume-Uni n’avait jamais fait de tentative coordonnée et soutenue pour s’attaquer aux violations des sanctions. Il y avait seulement des tentatives sporadiques et peu enthousiastes. Les ambassades bilatérales chez les voisins de l’Irak trouvaient systématiquement une raison pour laisser leurs hôtes s’échapper (l’exemple le plus frappant étant l’ambassade à Ankara). Les invités officiels dans ces pays voisins plaçaient toujours d’autres problèmes en tête de leur agenda. Le Premier ministre, par exemple, se rendit en Syrie début 2002. Si mes souvenirs sont bons, la mission lui envoya préalablement un télégramme le pressant de convaincre Assad de remédier à l’oléoduc illégal transportant du pétrole irakien vers la Syrie. Je n’ai vu aucun élément indiquant que le sujet fut abordé. Lorsque j’interpelais les Ministres à ce sujet, ils se montraient compréhensifs mais peu informés sur la question.

Une action coordonnée, déterminée et soutenue pour endiguer les exportations illégales et cibler les avoirs illégaux de Saddam aurait utilisé une infime portion des efforts et ressources mobilisés pour la guerre (et moins de vies humaines), mais aurait constitué une alternative réelle. Cela ne fut jamais au programme.

Déposition faite sous serment, le 4 juin 2004.
Transmise à la Commission des affaires étrangères de la Chambre des communes, le 8 novembre 2006.

Traduction : Réseau Voltaire