Le 11 septembre 1990, c’est-à-dire quelques jours après l’invasion du Koweït par l’Irak, le président George H. W. Bush (le père) prononce un discours, prévu de longue date, devant les chambres réunies du Congrès [1]. Il est retransmis en direct à la radio et à la télévision. Le texte, originellement consacré aux questions budgétaires, avait été profondément remanié en fonction de l’actualité. Son objet principal était de définir la vision états-unienne du « Nouvel ordre mondial » [2].

Le président commence par une belle envolée lyrique : « Nous sommes aujourd’hui face à un moment unique et extraordinaire. La crise du golfe Persique, si grave soit-elle, offre aussi une occasion rare de progresser vers une période historique de coopération. De ces temps troublés, notre (...) objectif -un nouvel ordre mondial- peut émerger ; une nouvelle époque, plus libre de menaces et de terreur, plus forte dans la poursuite de la justice et plus sûre dans la quête de la paix, une ère dans laquelle les nations du monde, Est et Ouest, Nord et Sud, peuvent prospérer et vivre en harmonie. Une centaine de générations [3] a cherché cet introuvable chemin vers la paix, tandis que des milliers de guerres se sont déchaînées contre les efforts de l’humanité. Aujourd’hui, ce monde nouveau se débat pour naître, un monde différent de celui que nous avons connu. Un monde où l’État de droit supplante la loi de la jungle. Un monde dans lequel les nations reconnaissent leur responsabilité partagée pour la liberté et la justice. Un monde dans lequel le fort respecte les droits du faible. C’est une vision que j’ai partagée avec le président Gorbatchev (...). Lui et d’autres leaders en Europe, dans le Golfe et partout dans le monde, comprennent que la manière dont nous traiterons la crise actuelle peut donner forme au futur pour les générations à venir. »

Puis, George H. W. Bush en vient aux choses sérieuses : c’est parce qu’il n’ont plus aucun ennemi qui les menace, juste des adversaires dans le tiers-monde, qu’ils doivent maintenir leur effort d’armement. « Le Congrès doit, ce mois-ci, adopter un prudent programme pluriannuel de défense qui tienne compte non seulement de l’amélioration des relations Est-Ouest, mais aussi de nos responsabilités plus larges face aux risques persistants de violations du droit international et de conflits régionaux. Même avec nos obligations dans le Golfe, un sain budget de la défense peut être réduit en termes constants ; et nous sommes prêts à l’accepter. Mais aller au-delà d’un tel niveau, où des coupes budgétaires menaceraient notre marge de manœuvre, est quelque chose que je n’accepterai jamais. Le monde est toujours dangereux. Et maintenant, c’est clair. La stabilité est incertaine. Les intérêts américains ne sont pas garantis. L’interdépendance s’est accrue. Les conséquences d’une instabilité régionale peuvent être globales. Ce n’est pas le moment de mettre en cause la capacité de l’Amérique à protéger ses intérêts vitaux ».

L’utopie gorbatchévienne d’un monde pacifié, issu d’un contrat entre les nations, laisse la place à la conception d’un « nouvel ordre » où le droit international n’est plus le fruit d’un consensus, mais une règle imposée par les forces armées des États-Unis d’Amérique. Du point de vue américain, ce tour de passe-passe est légitime. C’est en définitive le projet messianique des pères fondateurs de l’Amérique qui a triomphé sur celui des communistes. Le temps est venu pour cette nation soumise à Dieu (« A nation under God ») d’user de son rayonnement économique et de sa puissance militaire pour étendre Sa loi au reste du monde. D’ailleurs, le sceau des USA, reproduit sur les billets d’un dollar, porte la devise « Novus ordo seculorum » (le nouvel ordre pour les siècles).

Plus prosaïquement, cette devise est aussi celle de l’université de Yale et d’une association de ses anciens étudiants, l’Ordre des Skull & Bones [4]. Ce club ultra select, réservé aux mâles blancs, organisé en société initiatique, transmet à ses membres une vision élitiste du monde. Plus encore que les autres élèves de Yale, les Skull & Bones, dont la dynastie Bush fait partie de père en fils, croient qu’ils ont vocation à incarner un « nouvel ordre ».

Dans un premier temps, George H. W. Bush paru entendre le « nouvel ordre mondial » comme une régulation des relations internationales par des organisations inter-gouvernementales dans lesquelles les États-Unis joueraient un rôle éminent. Les questions politiques seraient arbitrées par l’ONU, les problèmes économiques et financiers par le FMI et la Banque mondiale, etc. Cette vision des choses était celle préconisée par le club des décideurs états-uniens interventionnistes, le Conseil pour les relations étrangères (Council for Foreign Relations) [5], dont George Bush avait été administrateur [6]. Si elle était conforme à la Constitution américaine, elle heurtait une partie de l’opinion publique, fidèle à la tradition de Thomas Jefferson, selon laquelle les traités internationaux engagent les États entre eux, mais ne peuvent se substituer aux lois nationales.

Dick Cheney
Secrétaire à la Défense de Bush
père, vice-président de Bush fils.

Le secrétaire à la défense, Dick Cheney, encouragea George H. W. Bush, qu’il trouvait beaucoup trop hésitant, à aller plus loin. Les États-Unis devraient mettre à profit l’abandon par les Soviétiques de la course aux armements pour établir leur domination sans partage sur le reste du monde. Les organisations internationales ne seraient pas des arbitres défendus par les États-Unis, mais de simples courroies de transmission de la politique de Washington. Pour garantir cette paix impériale, cette Pax Americana, le Pentagone devait se doter des forces nécessaires pour pouvoir faire face à toutes les éventualités et intervenir tous azimuts. Afin d’étayer son point de vue, Cheney commanda deux études : une sur l’évaluation des menaces pesant aussi bien sur les intérêts vitaux des États-Unis que sur la paix dans le monde, et une autre sur la stratégie et les moyens nécessaires pour que les forces américaines garantissent le « nouvel ordre mondial ».

Dans un rapport daté du 7 février 1991, l’amiral David E. Jeremiah, adjoint du chef d’état-major Colin L. Powell, détermina les menaces possibles :
 la reconstitution du Pacte de Varsovie sous l’impulsion d’un nouveau gouvernement russe agressif ;
 l’invasion russe des pays baltes ;
 une attaque par Cuba du canal de Panama ;
 des attaques contre les ressortissants états-uniens aux Philippines ou dans un autre État d’Extrême-Orient ;
 et surtout l’acquisition par l’Irak et la Corée du Nord d’armes de destruction massives dont Saddam Hussein et Kim Il Sung feraient usage lors de crises de démence.
L’identification de cette dernière menace semble répondre à des critères plus idéologiques qu’objectifs. On ne comprend pas pourquoi l’amiral Jeremiah s’inquiète des armes de destruction massive que l’Irak et la Corée du Nord pourraient acquérir, alors qu’il n’accorde pas d’attention aux mêmes armes déjà détenues par de nombreux États. On ne sait pas non plus ce qui lui permet de se prononcer sur la dangerosité particulière que représenterait la santé mentale de ces deux dictateurs comparativement à celle des autres autocrates de la planète.

Lewis Libby
Adjoint de Paul Wolfowitz dans
l’administration Bush père.
Directeur de cabinet de
Dick Cheney sous Bush fils.

Muni de ces sept scénarios, le secrétaire adjoint à la défense, Paul Wolfowitz, supervisa un rapport sur la politique quinquennale de défense. Il s’entoura d’un groupe de travail comprenant notamment Lewis Libby, Eric Edelman et Zalmay Khalilzad. Le 18 février 1992, il rendit son étude intitulée Recommandations pour une politique de défense pour les années fiscales 1994-1999 (Defense Policy Guidance for the Fiscal Years 1994-1999). Bien que confidentiel, ce document parvint à la presse qui en publia de larges extraits [7]. De cette manière, Dick Cheney tentait d’en faire la doctrine officielle de son administration, malgré l’opposition de certains autres membres du gouvernement, notamment du conseiller de sécurité nationale, le général Brent Scowcroft, et du chef d’état-major interarmes, le général Colin L. Powell.

Alors que Powell défend l’idée du maintien d’une force de base pour défendre les seuls intérêts vitaux des États-Unis, Wolfowitz préconise une armée de même format, mais dotée d’armes ultra-sophistiquées lui permettant d’asseoir la suprématie militaire des États-Unis sur le reste du monde.

Paul Wolfowitz
Sous secrétaire à la Défense
chargé des questions politiques
sous Bush père. Secrétaire adjoint
à la Défense sous Bush fils.

« Notre premier objectif, écrit-il, est de prévenir la re-émergence d’un nouveau rival, que ce soit sur le territoire de l’ancienne Union soviétique ou n’importe où, qui présenterait une menace comparable à celle de l’ancienne Union soviétique. Ceci est le souci dominant qui sous-tend la nouvelle stratégie de défense régionale et requiert que nous nous engagions à prévenir tout pouvoir hostile de dominer une région dont les ressources pourraient, s’il en prenait contrôle, s’avérer suffisantes pour en faire une puissance globale. Ces régions comprennent l’Europe, l’Extrême-Orient, les territoires de l’ancienne Union soviétique, et l’Asie du Sud-Est.
Il y a trois aspects additionnels à cet objectif : Premièrement, les USA doivent faire preuve du leadership nécessaire pour établir et garantir un nouvel ordre mondial apte à convaincre les compétiteurs potentiels qu’ils ne doivent pas aspirer à un rôle régional plus important ni prendre une posture plus agressive pour défendre leurs intérêts légitimes. Deuxièmement, dans les zones de non-défense, nous devons représenter suffisamment les intérêts des pays industrialisés de manière à les décourager de concurrencer notre leadership ou de chercher à renverser l’ordre politique et économique établi. Enfin, nous devons conserver les mécanismes de dissuasion des compétiteurs potentiels qu’ils soient tentés de jouer un rôle régional plus important ou un rôle global.
 »

Concernant l’Union européenne, Paul Wolfowitz indique : « Bien que les États-Unis soutiennent le projet d’intégration européenne, nous devons veiller à prévenir l’émergence d’un système de sécurité purement européen qui minerait l’OTAN, et particulièrement sa structure de commandement militaire intégré ».

Enfin, pour exercer leur leadership, « les États-Unis doivent être en mesure d’agir indépendamment quand une action collective ne peut être orchestrée ». Ils « doivent s’attendre à ce que les coalitions futures soient des alliances ad hoc » et faire comprendre que « l’ordre mondial est en définitive adossé aux États-Unis » (et non pas à l’ONU).

Le sénateur Alan Cranston brocarde les fantasmes du Pentagone. Il stigmatise la volonté déclarée de réduire les États qui pourraient devenir des compétiteurs en les frappant préventivement, ce qu’il résume par le qualificatif de « politique du gros bonnet ». Devant le tollé suscité par ce document dont il avait lui-même organisé la fuite, le Pentagone révisa sa copie. La seconde version du rapport Wolfowitz fut édulcorée [8]. Pourtant, le processus était déjà en marche. Ainsi, les Européens furent priés d’inclure dans le Traité de Maastricht une clause subordonnant leur politique de défense à celle de l’OTAN [9].

Cette polémique n’arrête pas la marche de Dick Cheney. Ce qu’il n’a pu faire avaliser du premier coup, il le fera du second. Les derniers jours de son mandat, en janvier 1993, il publie un rapport sur la Stratégie régionale de défense pour les années 90 (Defense Strategy for the 1990s : The Regional Defense Strategy) qui ne sera pas repris par l’administration Clinton.

Zalmai Khalilzad
Conseiller de Paul Wolfowitz dans
l’administration Bush père.
Ambassadeur en Afghanistan
dans l’administration Bush fils.

Dick Cheney écrit alors : « À la fin de la Première Guerre mondiale, et à nouveau d’une moindre manière à la fin de la Seconde, les États-Unis comme nation ont commis l’erreur de croire qu’elles avaient installé une sorte de sécurité permanente, que la transformation de l’ordre réalisée notamment par le leadership et le sacrifice américains pouvait perdurer sans notre leadership et nos forces ». À l’issue de cette sorte de Troisième Guerre mondiale que fut la Guerre froide, il convient donc que les États-Unis, en tant que puissance militaire, exercent un leadership mondial actif au lieu de s’en remettre à une organisation collective, SDN, ONU ou autre. « Nous ne pouvons pas laisser nos intérêts critiques dépendre uniquement de mécanismes internationaux qui peuvent être bloqués par des États dont les intérêts peuvent très différents des nôtres ». Il s’en suit que, pour être crédibles, les États-Unis doivent être en état de guerre permanent, identifiant eux-mêmes les menaces émergentes, et les détruisant avec l’aide de coalitions ad hoc.

Il faudra attendre le premier anniversaire des attentats de New York et de Washington pour que les États-Unis adoptent officiellement la doctrine élaborée par Cheney, Wolfowitz et Khalilzad. Le 11 septembre 2002, douze ans jour pour jour après le discours historique de son père au Congrès sur le Nouvel ordre mondial, George W. Bush promulgue la nouvelle Stratégie nationale de sécurité des États-Unis d’Amérique (The National Security Strategy of the United States of America). Un an plus tard, cette doctrine, adaptée par Javier Solana, en sa qualité de Haut-représentant pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne (et non d’ancien secrétaire général de l’OTAN), est adoptée par le Conseil européen sous le titre Une Europe sûre dans un monde meilleur.

Les principes stratégiques actuels des États-Unis ne sont donc pas une réponse aux attentats de 2001, mais le fruit d’une réflexion engagée par l’administration Bush père pour « profiter des opportunités » ouvertes par la disparition de l’Union soviétique. Le rejet de l’ONU et du droit international, les coalitions ad hoc, l’action préventive contre les dangers émergents, etc. ne sont pas des réactions passagères au choc des attentats, mais une stratégie longuement mûrie de domination impériale. Ils font aujourd’hui consensus dans la classe dirigeante états-unienne et sont approuvés par John Kerry [10], rival de George W. Bush à l’élection présidentielle.

[1« Address Before a Joint Session of the Congress on the Persians Gulf Crisis and the Federal Budget Deficit », 11 septembre 1990, in The Public Papers of the Presidents of the United States, US Government Printing Office ed. Ce texte a été publié dans l’US Department of State Dispatch du 17 septembre 1990 sous le titre « Toward a New World Order ».

[2Le discours devant le Congrès a été précédé d’une intervention en petit comité, lors d’un symposium de l’Aspen Institute, le 2 août 1990, auquel participait notamment Margaret Thatcher.

[3Comme son fils, le président Bush père est un fondamentaliste chrétien. Il refuse les connaissances anthropologiques et la théorie de Darwin et, s’appuyant sur une lecture littérale de la Bible, il professe que l’humanité n’est vieille que de quelques milliers d’années

[4« Skull and Bones, l’élite de l’Empire, Voltaire, 8 juillet 2004.

[6George Bush fut administrateur du Conseil pour les relations étrangères de 1977 à 1979. Il démissionna de ce mandat lorsqu’il concourut aux primaires républicaines face à Ronald Reagan.

[7L’affaire est révélée dans « US Strategy Plan Calls For Insuring No Rivals Develop » par Patrick E. Tyler, in New York Times du 8 mars 1992. Le quotidien publie également de larges extraits en page 14 : « Excerpts from Pentagon’s Plan : "Prevent the Re-Emergence of a New Rival" ». Des informations supplémentaires sont apportées dans « Keeping the US First, Pentagon Would preclude a Rival Superpower » par Barton Gellman, in The Washington Post du 11 mars 1992.

[8« Pentagon Drops Goal of Blocking New Superpowers » par Patrick E. Tyler, in New York Times du 23 mai 1992.

[9Cf. Traité de Maastricht, titre V, article J4, paragraphe 4.

[10« Militarisme : John Kerry dans le texte », Voltaire, 24 mars 2004.