Bien qu’amplifiée par les fraudes et les bourrages d’urnes, la victoire incontestable du semi-Caudillo vénézuélien Hugo Chavez est un tournant de l’histoire politique de l’Amérique latine. Cette victoire du populisme créole est à la fois la pire et la meilleure des choses.
Commençons par le pire. L’Argentine a engendré, du temps de sa fragile prospérité, deux aberrations idéologiques durables : le péronisme et le guévarisme. Opposées en apparence, puisque Peron était un fasciste sympathisant actif de Mussolini et d’Hitler tandis que Guevara était un semi-trotskiste à la recherche d’une révolution latino-américaine originale, les deux idéologies se sont pourtant rencontrées sur l’essentiel : l’exécration du modèle de liberté nord-américain. À ce titre, la diplomatie argentine aura constamment, de 1930 à 1980, opposé un veto immarcescible à toutes les propositions venues de Washington de bâtir une communauté des deux Amériques d’abord contre Hitler, puis pour étendre le libéralisme économique. Ces deux idéologies sont le produit d’« un embarras de richesses » lié à la croissance des années 40 et l’expression d’une montée, sans cristallisation démocratique, d’une force populaire autochtone dans un pays traditionnellement dominé par les oligarchies terriennes. Cette situation va faire exploser le parti socialiste et voir le ralliement d’une partie de ses troupes au fascisme social de Peron. Le jeune Che Guevara ne partage pas l’idéologie péroniste, mais en conservera toutes les illusions : anti-américanisme fanatique, populisme foncier faisant peu de cas du marxisme véritable des petits partis communistes jugés trop réformistes, et surtout mépris de fer pour les difficultés de la production. Même dans la révolution cubaine, ses idées plus que courtes entraîneront son limogeage et son retour dans les jungles où il trouvera la mort de manière plus lamentable qu’héroïque au moment même où Peron revenait au pouvoir à Buenos Aires.
Chavez est le résultat d’une synthèse particulièrement perverse de ces deux mouvements. Il est péroniste car, comme son maître, c’est un militaire autoritaire et putschiste ainsi que le sont souvent en Amérique du Sud ces officiers qui n’ont jamais fait la guerre qu’à leur propre peuple. Comme Peron, Chavez, après une tentative infructueuse de coup d’État s’est imposé à un système démocratique sclérotique et exsangue. Mais si Peron avait pris le pouvoir en s’appuyant sur les classes moyennes, Chavez s’appuiera lui sur les classes populaires et c’est là qu’on retrouve le guévarisme. Chavez s’appuiera également sur les anciens partis de gauche démocratique qui finiront par éclater. Chavez tient un discours essentiellement de gauche : réforme agraire qui ici touche en les spoliant une agriculture productiviste de paysans moyens, redistribution sans progrès de la productivité de ce qui reste de la rente pétrolière sous forme de cadeaux sans lendemain pendant que les infrastructures du pays s’effritent, réglementation des exportations industrielles et agricoles déjà faibles afin de ruiner les entrepreneurs qui s’opposent à lui.
Voilà pour les mauvaises choses : la victoire nette de Chavez est la confirmation de la force du populisme qui balaie aujourd’hui toute l’Amérique du Sud. Chavez, vainqueur aujourd’hui, c’est pour reprendre Barbey d’Aurevilly : « Le bonheur dans le crime. »
Le bon côté des choses, c’est le triomphe de la diplomatie brésilienne qui est à la recherche d’une voie non antagoniste d’indépendance des États-Unis. Tout oppose en effet le régime de Lula et celui de Chavez. Chez les dirigeants brésiliens, on ne trouve aucun excès économique, aucun populisme irresponsable, aucune démagogie en matière de réforme agraire, aucune apologie du protectionnisme industriel et pas trace de l’antisémitisme populiste que Chavez a contracté auprès de ses interlocuteurs les plus extrémistes dans l’OPEP. Pourtant le régime brésilien ne peut pas non plus se permettre de voir le Venezuela rebasculer dans le camp américain, et cela tombe bien, puisque les États-Unis aussi ne souhaitent pas à présent une défaite trop large de Chavez vue les tensions sur les marchés pétroliers. C’est la raison pour laquelle l’Administration Bush a accompagné le compromis élaboré par les Brésiliens au sein d’un comité baptisé Les Amis du Venezuela. Les Américains ont obtenu leur seule exigence : l’organisation d’un référendum révocatoire en échange du lâchage de l’opposition et de la fin des pressions sur Caracas. Leur victoire est certes celle du populisme, mais aussi d’un processus électoral à peu près limpide et la perspective de voir une dictature rouge-brune, étroitement alliée à Cuba, s’instaurer au Venezuela s’éloigne ; de même que s’éloigne le soutien vénézuélien aux guérillas communistes colombiennes. Mais attention, tout repose ici sur le rôle civilisateur du Brésil.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Chavez, mi-Peron et mi-Guevara », par Alexandre Adler, Le Figaro, 18 août 2004.