La soudaine volonté de tirer un trait sur l’asile accordé aux ressortissants italiens des années de plomb et de les envoyer vers les geôles italiennes est une décision politique qui vise tous les anciens militants de l’extrême gauche révolutionnaire qui ont trouvé refuge en France. Certes, leur combat n’a pas eu lieu dans une dictature, mais dans une jeune République née formellement de la résistance au fascisme. Il faut cependant nous rappeler que l’Italie était un pays alors à la souveraineté limitée sous la coupe du grand frère américain. Gardons en mémoire les tentatives de coup d’État militaire qui sonnaient comme autant d’avertissements à toutes les forces politiques. Personne, à gauche, n’avait alors le droit d’imaginer une alternative de gouvernement sans accepter le risque de déclencher une guerre civile et le sénateur démocrate de gauche Giovanni Pellegrino, président de la très officielle commission d’enquête parlementaire sur le terrorisme, s’accorde aujourd’hui à admettre qu’ « une guerre civile non officiellement reconnue » a bien eu lieu.
Nous sommes issus de cette Histoire et les différents mouvements révolutionnaires étaient reliées par un même fil rouge : le refus d’un compromis avec le pouvoir qui, inféodé à Washington, régissait le pays en faisant résonner le bruit de bottes et la déflagration meurtrière des bombes ! C’est dans ce climat que naquit au sein du PCI, la théorie du compromis historique. Ce choix eut comme conséquence immédiate l’hostilité envers toute opposition révolutionnaire de gauche, qui devenait de facto le principal ennemi d’État. Prenons garde d’oublier la spécificité italienne et les attentats aveugles téléguidés par le pouvoir. Le prix en vies humaines fut élevé et le conflit fit plus de 400 morts de part et d’autre. Devant tant de douleur, la décence impose le respect et la responsabilité qui fut collective, s’impose. Nous ne sommes pas innocents, d’un côté comme de l’autre ! Or, dans cette guerre civile, les forces qui faisaient bloc autour de l’État démocrate-chrétien se sont exemptées de toute faute et donc de toute responsabilité.
Bien que les réfugiés italiens aient lancé une bataille de liberté et de réconciliation, une bataille pour l’amnistie et ont déclaré en 1987 que l’expérience de la lutte armée était close. En assumant toutes nos responsabilités, nous avons œuvré pour rechercher une solution politique, mais l’État italien s’est contenté de proposer un marchandage des indulgences avec la loi sur les « repentis » : la délation en échange de la liberté. On a donc assisté, en Europe, a des procès d’exception où celui qui dénonçait ses amis ressortait libre et où celui qui se taisait était condamné au double de la peine normale par un code pénal ou de nombreux articles du code fasciste sont encore en vigueur. De leur côté, les victimes de cette guerre civile ont été tout simplement ignorées
C’est face à cette situation particulière que la France a pris la responsabilité politique d’intervenir en offrant aux militants italiens une voie de sortie : déposer les armes, sortir de la clandestinité. Nous l’avons fait et la République s’est engagée, de son côté, en garantissant que nul recherché en Italie pour des « actes de nature violente d’inspiration politique » ne serait extradé. Cette promesse a été honorée par deux présidence de la République et neuf gouvernements. L’actuel hôte de l’Élysée peut décider de jeter l’honneur de la France aux oubliettes. C’est un droit discrétionnaire du prince que de renier les principes, même s’il faut passer de sordides marchandages avec le Cavaliere Berlusconi, ancien membre putschiste de la loge maçonnique P2. Nous avions été accueilli et avions intégré la République, mais 20 ans après, nous voilà criminalisés par un pays qui nous avait accordé le droit d’asile. Nous n’acceptons pas cette trahison d’État. Tous les partis de la gauche française nous manifestent leur solidarité. Une partie de la gauche italienne essaie, avec courage, de relancer la bataille pour l’amnistie. Nous continuerons le combat. Monsieur le président de la République, vous qui incarnez la continuité de l’État français, de sa forme républicaine, choisirez-vous l’opprobre que chaque trahison implique ?

Source
Le Monde (France)

« Honneur de la France, spécificité italienne », par Enrico Porsia et Alfredo Ragusi, Le Monde, 25 août 2004.