Cela fait dix ans que j’annonce que le pire peut advenir si la très sale guerre de Tchétchénie devait se poursuivre. Aujourd’hui, je suis inconsolable devant les morts de Beslan. Les images de cette tragédie sont prophétiques, elles annoncent l’avenir abominable qui nous attend. Comme une fusée maléfique à trois étages pointée non seulement sur le Caucase et la Russie, mais sur l’Europe entière :
Par son ampleur et sa monstruosité, la prise d’otage de Beslan démontre que les terroristes ne reculent devant rien. Ils ne craignent pas pour leur vie et ne respectent pas celle d’autrui. Ce sont les pires des assassins. Qui sont-ils ? « Les Tchétchènes », diffusent les autorités russes avant d’en avoir vu un seul. Deux jours plus tard, Sergueï Ivanov, ministre de la défense, conteste : « Pas un seul Tchétchène dans le commando ». Peu crédible. « Dix Arabes », « un Nègre », « un Coréen », des « Géorgiens », des « Tatars », des « Kazakhs », annoncent divers officiels, sans plus de preuves. Aouchev, ancien président d’Ingouchie, viré par Vladimir Poutine, seule personne à avoir eu le courage d’entrer dans l’école pour parlementer sans mandat avec les preneurs d’otages a décris un groupe multiethnique avec des Ingouches, des Ossètes, des Slaves. Bref, ce commando n’est pas représentatif des Tchétchènes. Il a été condamné par Maskhadov et même le criminel Bassaïev a nié toute implication. Poutine a dénoncé le « terrorisme international », n’a pas parlé de la Tchétchénie et refuse toute enquête internationale. Au passage, Poutine s’est même payé le luxe cynique de vanter l’héroïsme des Tchétchènes devant des journalistes étrangers tout en mettant à prix la tête de Maskhadov et cela ne l’empêche pas, d’ordinaire, de stigmatiser une population entière.
Face à ce commando nihiliste, il y a l’autre composante du chaos : Poutine et ses « forces de l’ordre » qui en rejetant toute négociation ont provoqué le drame avant d’aller « libérer » un gymnase bourré d’enfants à coups de fusils-mitrailleurs et de lance-flammes. Poutine a gardé la brutalité héritée des tsars et de Staline, il l’avait prouvé avec l’usage de gaz à la Doubrovka ou dans son attaque contre la Tchétchénie. Poutine est resté un tchékiste.
Nous sommes partie prenante de ce désastre car pas un gouvernement occidental n’a osé interroger le bilan de l’action de Poutine. La Guerre d’Irak a vu s’opposer deux visions du monde : Paris et le « camp de la paix » affirment que le terrorisme est fils de la guerre, Washington et ses alliés proclament que l’oppression est cause du terrorisme. La Tchétchénie subit la pire des guerres actuellement menée sur le globe : 40 000 enfants tués, sans images, dans la nuit et le brouillard. C’est un « un camp de concentration à ciel ouvert ». La Tchétchénie offre une occasion aux deux visions du monde de se rassembler. Il est plus qu’urgent de retenir Poutine par la manche en lui expliquant, côté Paris, que sa guerre, côté Washington, que sa terreur, engendrent le chaos nihiliste. Malheureusement, dans l’affaire tchétchène, les grands principes sont oubliés. A-t-on oublié que c’est de la guerre soviétique en Afghanistan qu’est né le 11 septembre ? Massoud s’était opposé aux Soviétiques puis aux intégristes, on ne l’a pas aidé et on en a fait une icône après sa mort. Doit-on attendre le même sort pour Maskhadov ? En Tchétchénie, il est le seul allié de nos démocraties. Nos dirigeants ne doivent pas criminaliser une nation entière. Ce mépris pour la destruction de la Tchétchénie n’est pas du réalisme, c’est de l’aveuglement.

Source
Le Monde (France)

« La route de l’apocalypse passe par Beslan », par André Glucksmann, Le Monde, 16 septembre 2004.
« Presagio de un futuro lúgubre », Clarin, 23 septembre 2004.