Konrad Weiss : Il fallait aller en groupes et se tenir par la main afin que personne puisse se perdre. Nous étions placés suivant le numéro des cartes d’invitation. J’avais le numéro 619, donc presque au bout de la queue, car le bateau ne pouvait accueillir que 650 enfants, je pense. Nous avons donc marché jusqu’au port et bientôt, nous sommes montés à bord.

Les enfants de la rive allemande du Lac de Constance connaissaient la Suisse comme un pays, où il n’y avait pas de guerre, où pendant la nuit, les lumières restaient allumées pour signaler aux avions des Alliés de ne pas bombarder cette région. Tandis que du côté allemand on était obligé d’éteindre les lumières ou de recouvrir les fenêtres et que l’on passait de maintes nuits dans les abris antiaériens.
Un bateau qui avait le magnifique nom de « Reine Katarina » nous amène à Rorschach. A l’époque c’était le « MS Thurgovie » qui avait transporté les enfants en Suisse. Effarouchés, traumatisés, aux grands yeux et au ventre creux. Nombreux étaient les pères qui avaient été tués au cours de la guerre ou qui étaient en captivité. Les mères ne savaient guère comment nourrir les bouches affamées. Souvent, il n’y avait qu’un morceau de pain pour toute la journée. Les enfants se promenaient en quenilles, souvent ils étaient obligés d’aller pieds-nus également en hiver.
Maintenant nous sommes assis sur le bateau, approvisionnés de petites saucisses, de boudins blancs et de jus de pommes. Sur ce lac que Konrad Weiss associe indissociablement à cette journée du 15 décembre 1946 passée en Suisse.

Konrad Weiss : Chaque fois, je pensais à cette traversée, qui a eu lieu ce fameux 15 décembre 1946. C’est toujours un souvenir, parce que c’était la première impression du Lac de Constance que j’avais eue, et bien sûr, aussi, le voyage dans un pays où tout était différent, qui était en peut comme le paradis.

La famille Klee dans l’Appenzell

Konrad Weiss n’était arrivé à Lindau que peu de temps auparavant. Sa famille avait vécu en Silésie, en Pologne d’aujourd’hui. Après la guerre, les occupants russes les avaient expulsés. Ainsi, la famille fut déchirée. Konrad fut était envoyé chez son oncle et sa tante, à Lindau. Maintenant, de manière maladroite, il cherche, un petit étui contenant des copies de documents qu’il conserve comme un trésor. Une lettre à ses parents où il décrivait en détail les impressions qu’il avait eues de la journée passée au pays de cocagne suisse, comment il était arrivé chez la famille Klee dans l’Appenzell, et d’où il rentrait, pourvu de vêtements neufs, de chaussures neuves et d’un immense paquet. Sur un bout de papier jauni, on peut lire dans l’écriture cursive enfantine d’alors toutes les préciosités en ­détail.

Konrad Weiss : En somme, j’ai reçu, comme je l’ai noté à l’époque : une paire de bottes, une paire de gants, une paire de pantoufles, une paire de chaussures fourrées, un pull-over, une paire de chaussettes longues, une paire de soquettes, une jupe pour ma tante, une culotte, une chemise, un jupon aussi pour ma tante, un grand savon de Marseille, une paire de protège-oreilles, quatre aiguilles à tricoter, quelques épingles, un sachet de flocons d’avoine, un morceau de beurre clarifié, quelques morceaux de sucre en cube, une tablette de chocolat, quelques croissants, un paquet de Fewa (une lessive de l’époque) 6 lumières, j’ai noté, c’est-à-dire six bougies, une paire de lacets noirs, et une trousse à outils pour vélo, très convoitée à l’époque, car en ­Allemagne il n’y avait rien de pareil.

Plus tard, Konrad Weiss a fait des études d’économie, et il a travaillé comme vérificateur de compte. Mais ce dimanche, passé en Suisse, ne l’a plus jamais quitté. Sa femme Karin qui avait vécu les années de guerre en Allemagne de l’Est, se souvient :

Karin Weiss : En tout cas, cela a été une des premières choses qu’il m’a racontées. C’était comme on se raconte les choses que l’on a vécues autrefois, et cela, en tout cas, en faisait partie. Bien sûr, je ne pouvais pas me l’imaginer car je n’avais jamais été personnellement en Suisse. Et alors, un jour, on ira voir le Lac de Constance.

Nous sommes arrivés à Rorschach, du côté suisse du Lac de Constance. Pour Konrad Weiss, la Suisse est restée le pays où coulent le lait et le miel et où vivent des gens aimables.

La charité vécue

Konrad Weiss : II est évident qu’on remarque comme adulte que la Suisse n’est pas le ciel sur terre, mais cela a fortement influencé mon image de la Suisse car j’ai remarqué que des gens terriblement gentils et aimables doivent y habiter. Si je reviens au temps que j’ai passé avec la famille Klee, je dois dire qu’ils ont agi de façon très, très généreuse, vraiment marqué par la charité, comme on ne le rencontrait à l’époque ni en Allemagne ni à d’autres endroits sur terre.

Tout à coup, une surprise : Quand nous voulons monter en voiture un ancien mais robuste bateau quitte le port de Rorschach. C’est le « MS Thurgau ».

Konrad Weiss : Quand je vois ici que le « MS Thurgau » quitte le port de Rorschach, ce que j’ai vécu 60 ans en arrière résurgit naturellement. Ce bateau a conduit tant d’« enfants suisses » de l’Allemagne en Suisse et a offert tant de joie et de bonheur. Le fait que, part par hasard, il sort du port à l’instant, m’impressionne beaucoup.

Ce n’est pas loin jusqu’à Schachen, en Appenzell-Rhode Extérieures. Le couple Weiss connaît bien la route à cause des visites précédentes.

Konrad Weiss : Là, où il y a le bouleau, où la voiture arrive, là, vous devez conduire très lentement et stationner la voiture devant la maison à gauche.
« Grüezi ». Bonjour, Mme Klee, je me réjouis de vous revoir. Comment ça va ?
Frieda Klee : Bien !

Frieda Klee, une belle petite femme aux cheveux blancs et aux yeux bleus lucides. Elle a 92 ans, Konrad Weiss 71 ans. Et comme si on avait arrêté le temps elle le tutoie toujours et il la vouvoie, même s’il est maintenant un homme âgé et doit baisser la tête dans le salon au plafond bas. Puis nous sommes assis autour de la table avec du café et du gâteau. M. Klee est décédé il y a longtemps et Mme Klee se souvient de la guerre et de cette nuit quand Friedrichs-hafen de l’autre côté du lac avait été complètement détruite.

Frieda Klee : Ce fut la nuit la plus terrible que j’ai jamais vécue. Mon mari faisait encore son service et je savais qu’il devait monter la garde dans cette région-là. J’avais encore mes filleuls chez moi et je dois dire que toute la maison a tremblé, a vibré. On voyait le feu, le ciel était tout rouge. Ce fut la nuit la plus terrible et je pensais : Si seulement mon mari revient.

On était tellement heureux quand la guerre était finie et qu’on avait été épargné de tout cela. Quand les paroisses et les œuvres humanitaires commencèrent l’action des « Dimanches suisses », il était clair pour la jeune famille Klee d’y participer. Frieda Klee raconte comment elle a discuté avec Mme Strickler de la Croix-Rouge avant de descendre à l’école pour aller chercher les enfants allemands.

Contacts maintenus pendant des décennies

Frieda Klee : Mme Strickler m’a demandé si je voulais une fille ou un garçon. Je lui ai dit que j’aimerais bien prendre un garçon. J’avais moi-même déjà un petit garçon. Tous ces enfants étaient assis sur les bancs d’école et regardaient autour d’eux. Les uns étaient timides, d’autres avaient les larmes aux yeux. Au premier moment j’ai pensé : Konrad, il me plaît. Il était assis, tranquillement et regardait autour de lui et j’ai espéré pouvoir inviter celui-là. Et puis on a lu la liste à haute voix : Konrad Weiss, et j’ai tendu la main, je le prends. Puis, nous sommes rentrés ensemble.

Konrad Weiss : Mme Klee, quand je suis entré avec vous dans votre maison, vous m’avez tout de suite donné un verre de lait et un croissant, un « Gipfeli » comme on dit ici, mais à l’époque je ne connaissais pas encore le mot « Gipfeli ». Aujourd’hui, je saurais ce que c’était et j’ai noté ici : Après avoir attendu un moment, on a servi le déjeuner. Cela allait coup sur coup : Il y avait des saucisses, des haricots et de la viande hachée. Et la phrase la plus importante après : Là, je me suis léché les doigts, ce qui veut dire que c’était excellent. Ce fut vraiment délicieux.

Frieda Klee : On devait réfléchir. Il ne fallait pas donner des aliments lourds à ces enfants, leur estomac ne l’aurait pas supporté. Nous devions faire attention, nous ne devions pas préparer de choses lourdes. L’estomac ne pouvait plus le supporter, comme on dit, l’estomac est rétréci, car ils n’avaient pas beaucoup à manger.

Plus tard, la famille Klee a accueilli encore d’autres enfants, aussi pour plus d’une journée. Pendant toutes ces années, ces décennies, le contact avec Konrad Weiss n’a pas arrêté. Cette journée en Suisse a donné aux enfants l’espoir d’une vie meilleure, elle leur a facilité le fait qu’ils devaient rentrer après une journée seulement du paradis dans les ruines et dans la misère. Oui, c’était dur de renvoyer le petit garçon exténué, dit Frieda Klee et, 61 ans plus tard, elle sourit à son enfant de vacances assis en face d’elle.

Frieda Klee : Nous pensions à votre retour et à ce que vous deviez encore supporter dans ces temps difficiles. Mais nous avons encore envoyé un paquet.

Konrad Weiss : C’est justement ce que je voulais ajouter : pas seulement un ! Plus tard, j’ai encore reçu beaucoup de paquets de votre part, Mme Klee. Et toujours avec tant de bonnes choses qui n’existaient pas chez nous et que nous pouvions si bien utiliser.

Plus de 60 ans plus tard, Konrad Weiss n’a plus besoin de paquets. Mais il en est toujours reconnaissant et quand il lui rend visite de temps en temps, M. Weiss invite Mme Klee à déjeuner au restaurant.

Source : Radio DRS, « Tagesgespräch » du 10 juillet 2007