Horizons et débats : Monsieur Vincenz, du
temps où vous étiez commandant de la brigade
frontalière, comment les décisions
étaient-elles prises ? Dans le cas concret si on
entreprend une course en montagne ou non
et qui en porte la responsabilité ? Quel rôle
jouaient les guides de montagne qui vous accompagnaient
habituellement ?

Albert Vincenz : La formation en montagne
était organisée en principe selon le règlement
intitulé « Service en montagne pour toutes les
troupes » (53.180d), en vigueur depuis le 1er
janvier 1985. Ce règlement, rédigé par des experts
et maintes fois mis à l’épreuve, réglait le
service militaire en montagne d’une manière
exhaustive. La formation des spécialistes de
haute montagne des différentes troupes (du
bataillon à la division) était particulièrement
rigoureuse dans les cours spéciaux et de répétition.
Ces spécialistes servaient leurs unités
pour la reconnaissance, pour l’exploration
des routes et pour la préparation des dislocations
de troupes en terrain diffi cile. La formation
de base dans les écoles de recrues se
faisait de manière analogue ; les recrues les
plus qualifi ées dans les écoles d’infanterie de
montagne et au sein de la compagnie des grenadiers
de montagne à l’école de recrues de
Losone/Isone y étaient poussées.
Il va de soi que la formation de cette
troupe spéciale se prolongeait dans les cours
de répétition en haute montagne. Le gros
des unités de montagne passait par une formation
solide en vue de la mobilité en montagne.
Quant à la marche en montagne (on ne parlait
pas de « course en montagne ») on peut
citer le règlement au chiffre 253 (p. 88) : « Les
commandants (commandants de troupes)
portent la responsabilité de l’exécution de la
marche. Les spécialistes de montagne (guides,
spécialistes des avalanches etc.) participent
en tant que conseillers et spécialistes des
aspects techniques pour préparer et exécuter
la marche. Ces derniers portent la responsabilité
concernant l’utilisation des techniques
appropriées. » Souvent, ces spécialistes
étaient des soldats en possession d’un brevet
de guide de montagne civil.
Quant à la technique des marches, le chiffre
278 dit ceci : « Le commandant (le chef
de la marche) connaît toujours sa position.
Il est capable, de défi nir de manière précise
des points de repères dans le terrain et de défi
nir et maintenir la direction de la marche. »
Les chefs de la marche étaient donc chargés
d’une très grande responsabilité pour l’exécution
de l’ordre de marche de l’unité, mais
la responsabilité principale reposait sur celui
qui avait donné l’ordre au guide de la marche,
le commandant de la troupe.
Lors de missions en haute montagne, il
s’agissait dans la plupart des cas de détachements
d’un effectif de groupe ou section, conduits
par un offi cier ou sous-offi cier formé
dans ce domaine et expérimenté.
La responsabilité principale du commandant
ayant donné l’ordre de la mission est
confi rmée par le fait que celui-ci, en principe,
équipait un tel détachement de moyens
de communication pour pouvoir intervenir
en cas de diffi culté. Ainsi, lors de divergences
entre le chef de la marche et les spécialistes
techniques, il aurait pu trancher. Les
spécialistes, responsables des aspects techniques
(techniques en montagne, connaissance
des dangers, choix de l’itinéraire etc.)
ne portaient pas de responsabilité de conduite.

Horizons et débats : Comment le DDPS aurait-il dû réagir après
l’accident ?

Albert Vincenz : De mon point de vue, le DDPS – je ne juge
qu’en simple observateur des médias – a franchement
échoué lors de l’information après
l’accident. Je me demande ce que dirait le
chef d’information d’une armée voisine, car
au lieu que le commandant responsable au
DDPS ou le chef du département lui-même
informe rapidement et de manière transparente
sur cet événement attristant, des fragments
d’informations et des suppositions de
différentes personnes ont circulé pendant plusieurs
jours dans les médias. Croit-on vraiment,
à Berne, qu’aucun citoyen de ce pays ne
bien qu’eux ?

Horizons et débats : Le divisionnaire Heer a prétendu que l’unité
de montagne était nécessaire pour assurer
l’entretien des installations militaires situées
en altitude, surtout lors de mauvais temps et
quand l’hélicoptère ne peut pas voler. Que
pensez-vous de cette explication ?

Albert Vincenz : La formation de haute montagne d’antan
avait donc le but de garantir que les troupes
de montagne qui n’existent plus aujourd’hui
soient opérationnelles et mobiles. Si on affi
rme aujourd’hui que leur tâche est d’assurer
l’entretien des installations militaires en
montagne, je ne le comprends pas parce que
j’en vois mal la nécessité temporelle et technique
puisque ces installations-là disposent
de suffi samment d’autonomie et sont entretenues
par d’autres spécialistes. Il est peu
probable qu’on envoie de tels détachements
en mon tagne pendant une période de mauvais
temps, et s’il fait beau les hélicoptères
reprennent leurs vols comme chacun le sait.
M. Heer ne sait-il pas que ces installations
sont souvent reliées à la vallée par des téléphériques
et qu’aujourd’hui, une visite de la
caserne d’Andermatt inspire des idées tout à
fait différentes quant aux réelles tâches de ces
spécialistes du service alpin.

Horizons et débats : Et que peut-on observer à Andermatt ?

Albert Vincenz : Eh bien, on y voit des troupes étrangères qui
s’entraînent et qui sont formées par l’armée
suisse dans des cours spéciaux.

Horizons et débats : Quel sens ont, aujourd’hui, les spécialistes
du service alpin ?

Albert Vincenz : Après qu’on ait éliminé dans l’armée actuelle
d’autres unités, plus importantes encore pour
la défense du pays, je me demande aussi si
la formation de haute montagne dans l’armée
d’aujourd’hui s’impose encore. Je suppose
que le WEF (Forum économique mondial)
et le Championnat européen de football 08
n’auront pas besoin de ces spécialistes-là.

Horizons et débats : Où aurons-nous donc besoin d’eux ?

Albert Vincenz : A l’intérieur du pays sûrement nulle part,
mais probablement à l’étranger.

Horizons et débats : Notre armée remplit-elle aujourd’hui encore
le mandat que lui prescrit la constitution ?

Albert Vincenz : Il y a plus de 10 ans que je ne m’occupe plus
activement des tâches de l’armée, mais j’observe
toujours d’un oeil attentif, aussi bien que
possible, comment le DDPS s’acquitte de ses
devoirs. Ainsi, comme soldat à la retraite et
comme citoyen de ce pays, je me pose souvent
la question de la mission – de l’organisation
– de l’équipement et des moyens – et de
la formation de notre armée, mais bien dans
cet ordre-là !
Ce qui se manifeste aujourd’hui, c’est la
confusion des mesures à prendre dans les domaines
de l’organisation, des moyens et de la
formation, tout cela sous prétexte de « produire
de la sécurité », ce qui aboutira fi nalement au
chaos. Se rend-on compte des suites qu’aura
cette attitude au DDPS et au sein de l’armée ?
Les tâches de l’armée en tant qu’instrument
politique, ancrées dans notre constitution,
sont tombées dans l’oubli. Comment estce
qu’on remplit la tâche, imposée par le droit
international, de la défense de notre pays souverain
(dissuasion) ? Si elle n’est plus ni possible
ni valable, il faut rapidement réexaminer
son importance et sa nouvelle mission, ce
qui est une tâche politique.
Nos politiciens fédéraux, oseront-ils enfi n
réanalyser et rédiger la nouvelle tâche ? Ce ne
sont pas les devoirs principaux de la politique
de pratiquer, des années durant, de la pure tactique
électorale qui sert avant tout les besoins
personnels des politiciens. Pendant les périodes
de paix, ces besoins fl eurissent à l’excès.
Si la Confédération a ôté aux cantons toutes
leurs compétences quant à la défense du
pays, elle devra aussi accepter que c’est elle
qui porte la responsabilité. L’impression que
l’armée actuelle se transforme de plus en plus
en intrus au sein de notre démocratie, se manifeste
presque quotidiennement dans nos
médias. Malheureusement !

Horizons et débats : Merci beaucoup pour cet entretien.