Freitag : Récemment, vous avez dit après un entretien avec le président afghan, qu’Hamid Karzai vous a expliqué que les Américains auraient pu terminer la guerre en Afghanistan il y a trois ans déjà, mais qu’ils n’avaient pas voulu. Je vous ai cité correctement ?

Willy Wimmer : Exactement, c’est ce que Karzai m’a dit lors de cette rencontre et pour moi il n’y avait pas de doute : Il ne peut y avoir de meilleur témoin principal pour une telle considération que le président lui-même, qui juge les faits depuis une perspective complexe.

Freitag : Qu’est-ce qui aurait fait agir les Américains de la façon dont Karzai a eu l’impression ?

Willy Wimmer : On arrive à penser à toute une gamme de causes, elles vont de l’incapacité politique jusqu’à la tentative de se cramponner dans la région pour des centaines d’années. Des remarques britanniques entendues récemment à Berlin portent également à croire : qu’on penserait à s’organiser pour une durée de 40 ans de présence en Afghanistan.

Freitag : A quoi vous référez-vous ?

Willy Wimmer : A des rapports sur une conférence du ministre allemand de la Défense, Jung, à laquelle étaient présents de hauts officiers britanniques. Quand on entend cela, des doutes importants se manifestent en ce qui concerne l’engagement allemand. La mission pour la FIAS comprend une contribution constructive pour établir les autorités afghanes et assurer la paix. Seulement, que reste-t-il de cela si les Américains, lorgnant sur des concurrents futurs comme la Chine et l’Inde, cherchent le conflit permanent en Afghanistan ? Ou bien s’il veulent absolument maintenir leur présence à cause de la confrontation avec Téhéran ? Rien qu’en envisageant cela, les paroles de Karzai citées ci-dessus sont de nature à nous effrayer profondément.

Freitag : Parce que la présence militaire américaine en Afghanistan est basée sur un motif géo-stratégique qui mène beaucoup plus loin que la lutte conjurée contre le terrorisme ?

Willy Wimmer : C’est évident. Nous l’avons déjà vécu, lors de la guerre contre la Yougoslavie en 1999, où l’on a eu recours à la notion d’« intervention humanitaire » en érigeant des façades pour justifier une intervention militaire. Les Etats-Unis utilisent toutes les notions de combats que les Britanniques ont déjà utilisées de leur côté au 19e siècle pour imposer mondialement leurs intérêts coloniaux. Cela va de l’« intervention humanitaire » jusqu’au « changement de régime ». Souvent, les buts cachés derrière la façade sont tout à fait autres qu’humanitaire. Prenons l’exemple du Darfour ; ici, on ne mentionne jamais de considérations géo-stratégiques quand on prend la situation difficile du Soudan en exemple pour examiner à fond des variantes d’interventions. La même chose a lieu, depuis des années, en Asie centrale, où les Américains se sont assuré depuis longtemps la mainmise sur les ressources naturelles qui sont d’une valeur existentielle au 21e siècle.

Freitag : Par conséquent, en Afghanistan, la Bundeswehr soutient les plans géo-stratégiques des Etats-Unis.

Willy Wimmer : Si l’image doit être dessinée telle que le président l’a fait, il n’y a pas de doute que d’autres motivations de poids existent à côté de celles qu’on mentionne en Allemagne pour notre engagement.

Freitag : Egalement la situation précaire au Pakistan ?

Willy Wimmer : Il faut mesurer le temps qui reste au président Musharraf dans sa fonction politique plutôt par semaines que par années. Depuis longtemps, il ne peut plus quitter son siège fortifié à Islamabad – sans risquer d’être victime d’un attentat. Voilà la situation oppressante d’un pays qui – par l’aide d’on ne sait qui – possède des armes nucléaires et se trouve dans une guerre non déclarée avec l’Afghanistan. Il s’agit d’un conflit où l’enjeu est l’espace vital des tribus pashtounes comprenant à peu près 30 millions de personnes. Leur cohésion est fortement endommagée par l’ancienne frontière coloniale britannico-russe. Alors, comble de malheur, le régime frontalier devient de plus en plus rigide pour empêcher le Pakistan de tomber en morceaux. Les Pashtounes s’opposent de toutes leurs forces à ces restrictions – et une partie de cette opposition, ce sont les Talibans. A Islamabad, d’ailleurs, on peut entendre que les Etats-Unis ont toujours de bons contacts avec les Talibans.

Freitag : Le président Karzai, lui aussi, est Pashtoune. Comment se comporte-t-il par rapport à cette guerre non déclarée ?

Willy Wimmer : Il y a quelques semaines, on pouvait voir des images de Washingtonà à la télévision où figuraient messieurs Bush, Musharraf et Karzai. Les scènes donnaient l’impression d’une déclaration de guerre non-verbale. Entre les présidents de l’Afghanistan et du Pakistan, régnait tout sauf une entente. Les rapports sont tendus à l’extrême, ce qui n’a rien à voir avec le terrorisme international, mais au contraire avec les divergences fermentant depuis des dizaines d’années, et avec la volonté des Pashtounes de vivre ensemble dans un territoire. Mais cela menace, à part les tendances séparatistes au Béloutchistan, à Karachi ou dans le Pounjab, l’existence de l’Etat du Pakistan, car l’Afganisthan pourrait, grâce aux Pasthounes, élargir son territoire.

Freitag : Où en sont les Américains ?

Willy Wimmer : Pour le moment, ils font tout pour rendre impénétrable la frontière entre les deux Etats. Seulement, les tribus pashtounes vivant le long de cette ligne longue de 2600 kilomètres, ne veulent tout simplement pas se faire imposer où ils auraient à vivre. Ainsi, le combat est mené contre tout un peuple – et c’est les Talibans qui en profitent.

Freitag : Une frontière impénétrable – qu’est-ce que cela veut dire ?

Willy Wimmer : Des champs de mines et des barbelés. Mais avant tout, on a stationné, à la demande des Américains, 80 000 soldats pakistanais dans les territoires du nord du Pakistan, près de la frontière afghane. Ce qui est significatif, c’est que les Pakistanais ont pris les victimes civiles qu’il y a eu dans la région lors des attaques aériennes des Etats-Unis sur leur propre compte pour ne pas donner l’impression de n’avoir plus rien à dire.

Freitag : Pourquoi, face à tout cela, se fait-il qu’ici, en Allemagne, on réfléchisse si peu aux stratégies politiques de retrait concernant l’Afghanistan ?

Willy Wimmer : Parce qu’on ne veut pas admettre dans quel imbroglio d’intérêts on s’est laissé prendre. Quand on porte ses regards sur les années quatre-vingt-dix, on doit constater que les Etats-Unis ont tout fait, à l’époque, pour contrôler les importations de pétrole et de gaz d’Asie centrale – depuis le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan – pour le Pakistan et l’Inde. C’est là l’une des raisons essentielles de tout ce qui nous saute à la figure, aujourd’hui. Une fois dans la région, il faut adresser la demande urgente au gouvernement fédéral de faire tout ce qui est possible pour faire rentrer nos troupes. Il est vrai que c’est très difficile en ces temps où Frank-Walter Steinmeier est ministre des Affaires étrangères. C’est lui qui était l’architecte en chef de la politique de Gerhard Schröder qui nous a conduits dans cette aventure.

Freitag : Sans changement de politique pas de retrait …

Willy Wimmer : … c’est pourquoi il faut faire une autre politique à l’OTAN et au Conseil de sécurité ; le gouvernement Bush doit être prêt à respecter le droit international lors de l’Operation Enduring Freedom, menée par lui-même, et à reconnaître la Cour internationale à La Haye, afin que les violations du droit international puissent y être poursuivies. Au lieu de cela, la direction actuelle de la guerre en Afghanistan correspond à une production interminable d’adversaires avec lesquels la Bundeswehr doit aussi se quereller dans les territoires où elle est stationnée. Ce qui ne peut pas continuer non plus, c’est le fait que – comparant le total des dépenses – on dépense 900 euros pour l’engagement militaire contre 1 euro pour l’aide civile de reconstruction. Et en même temps, nous devons entamer le dialogue politique avec les chefs de tribus pour pacifier le pays. Mais, si j’y vais uniquement pour bombarder les gens, sans tenir compte si ce sont des combattants ou des civils, cela ne peut que mener à une fin terrible. Les 40 ans prévus par les Britanniques semblent alors réalistes.

Freitag : Dans peu de temps, le Bundestag va décider de la prolongation des mandats pour la FIAS, Enduring Freedom et l’engagement des Tornados. Attendez-vous des surprises ?

Willy Wimmer : Celui qui vote la prolongation de ces mandats dans les conditions décrites ci-dessus, vote pour notre présence militaire en permanence dans l’Hindou Kouch, pas comme amis, mais comme soldats retranchés dans des bunkers et s’inquiétant de leur propre sort. Il contribue à ce que nous soyons retenus en Afghanistan pour des raisons qui sont exclusivement soumises à la compétence de décision d’un autre Etat.

Freitag : C’est-à-dire les Etats-Unis.

Willy Wimmer : C’est ça.

Freitag : Etes-vous parmi ceux qui disent qu’on devrait se retirer de l’OEF mais rester dans la FIAS ?

Willy Wimmer : D’abord, si le gouvernement fédéral demande au parlement la prolongation des trois mandats en question, il contribue à ce que, bientôt, nous devions peut-être quitter l’Afghanistan dans des conditions indignes. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai cité le président afghan, pour rendre évident qu’il aurait pu y avoir de meilleures conditions pour un engagement allemand en Afghanistan, il y a trois ans, si le gouvernement fédéral d’alors s’était donné la peine d’influencer les Américains. Je n’ai jamais eu en connaissance que que Gerhard Schröder ou Frank-Walter Steinmeier l’aient jamais essayé.

Freitag : Etes-vous opposé à la prolongation des trois mandats ?

Willy Wimmer : Nettement opposé, et cela en commun avec mon collègue de la CSU, Peter Gauweiler. Dès le début, j’ai été opposé à tout engagement militaire dans l’Hindou Kouch.

Source : Freitag du 3/8/2007. Propos recueillis par Lutz Herden. Version française : Horizons et débats.