Si l’on avait encore besoin en Allemagne d’une preuve supplémentaire du non-respect des principes de l’Etat de droit, le gouvernement l’a donnée même plusieurs fois avec son intervention lors du sommet du G8 à Heiligendamm : Tout d’abord, préalablement au sommet, les nombreuses rafles contre les opposants à la mondialisation, qui ont ainsi été suspectés de terrorisme, les contrôles de courrier sur une large échelle et la prise d’échantillons d’odeur de manifestants potentiels. Ensuite sur place, le déploiement martial de l’armée et de la police devant une clôture grillagée qui a coûté des millions, l’arrestation de 1200 manifestants, leur enfermement dans des cages grillagées et l’engagement de Tornados, d’abord passé sous silence et finalement reconnu comme « aide administrative technique demandée par l’état-major d’organisation du G8 ».

Avec l’arrêt de la Cour constitutionnelle sur l’engagement des Tornados de la Bundeswehr en Afghanistan et les propositions du ministre de l’Intérieur Schäuble au sujet de la lutte antiterroriste, le démantèlement des droits de l’homme et des droits civiques a été poursuivi. Dans la « Süddeutsche Zeitung » du 8 juillet, Heribert Prantl a parlé d’une « guantanamoïsation du système juridique allemand ».

Face à cette grave menace pesant sur l’Etat de droit, le nouveau livre de Rolf Gössner Menschenrechte in Zeiten des Terrors. Kollateralschäden an der Heimatfront (Les droits de l’homme à l’heure du terrorisme, dommages collatéraux sur le front national) est tout à fait d’actualité. Il pose la question de savoir si les « opérations militaires et de politique de sécurité » qui ont eu lieu depuis le 11 septembre 2001 n’ont pas causé mondialement « des dommages plus grands et plus durables à la démocratie, à la liberté, aux droits de l’homme et à la sécurité » que tous les attentats. L’auteur concède qu’à ce point de vue son livre devrait s’intituler « Menschenrechte im Zeitalter des Antiterrorkampfes » (Les droits de l’homme à l’heure de la lutte antiterroriste).

La législation antiterroriste des années 1970

Le livre a été écrit avant le sommet du G8, mais son analyse de la situation des droits de l’homme livre une quantité de faits qui font apparaître l’engagement exagéré des forces de sécurité à Heiligendamm comme la conséquence logique d’une législation antiterroriste qui avait déjà commencé dans les années 1970 et qui a été poursuivie et étendue après le 11-Septembre.

« La République fédérale, écrit Gössner, connaît depuis les années 1970 de nombreuses dispositions antiterroristes qui se regroupent autour du tristement célèbre article 129a du Code pénal (terroristische Vereinigung, [association terroriste]) et qui ont conduit à un véritable système de dispositions antiterroristes particulières. » (p. 107) Celui-ci comporte un grand nombre de « dispositions hautement problématiques », dont des « autorisations spéciales d’intervention pour la police, la justice et les services secrets ». Ces dispositions d’exception qui, à l’époque, avaient été introduites à terme pour la durée du procès de la RAF, sont depuis longtemps « devenues la norme » et c’est sur cette base que la politique de sécurité intérieure s’est échafaudée pendant les décennies suivantes, surtout dans les années 1980 et après les attaques du 11-Septembre.

Assouplissement des principes de l’Etat de droit après le 11-Septembre

En réaction aux attentats du 11-Septembre, le gouvernement rouge-vert a, en 2002, hâtivement promulgué deux ensembles complets de lois antiterroristes. Ce sont, selon l’auteur, « les lois sécuritaires les plus complètes qui aient jamais été adoptées en une fois dans l’histoire du droit en République fédérale allemande ». Elles ont élargi les missions et compétences de la police et des services secrets et ont inauguré, en « assouplissant les principes de l’Etat de droit », une longue période d’« état d’urgence permanent » qui dure encore (p. 28). Elles « font peser un soupçon général sur tous les immigrés » et attisent « les ressentiments xénophobes ». Elles permettent le contrôle de toutes les affaires bancaires, la surveillance par les services secrets de milliers d’employés et le recensement biométrique de toutes les personnes qui vivent en République fédérale.

Ainsi, grâce à un « procédé automatique de contrôle des comptes », la Bundesanstalt für Finanzdienstleistungen (BaFin), l’autorité de surveillance des marchés financiers, peut consulter secrètement toutes les donnés permanentes des comptes de tous les établissements de crédit. « Pour repérer des transactions financières des suspects de terrorisme, les transactions bancaires internationales, qui passent par millions par la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT) en Belgique, sont systématiquement surveillées et exploitées par les autorités américaines et surtout par la CIA. […] Depuis la fin de 2001, les données complètes de la SWIFT sont soit directement fournies pour exploitation aux autorités sécuritaires des Etats-Unis soit saisies par le ministère des Finances des Etats-Unis (cela vaut également pour les transactions intereuropéennes et pour cela il n’existe aucune base juridique). » (p. 33)

Pour leurs contrôles, les services secrets ont des employés dans des « institutions importantes vitales pour la défense », dans les services publics et dans l’économie privée : « entreprises énergétiques, hôpitaux, laboratoires pharmaceutiques, chemins de fer, aéroports, poste et télécommunications, de même qu’à l’Agence fédérale pour l’emploi, dans les stations de radio et les chaînes de télévision ».

Et le recensement biométrique de la population grâce à des papiers d’identité munis de photos et d’empreintes digitales lisibles à distance permettent de connaître les mouvements des détenteurs à leur insu. L’homme devient un « simple objet » de la politique sécuritaire de l’Etat.

Une interconnexion de données extrêmement dangereuse

Avec la nouvelle loi complémentaire sur la lutte contre le terrorisme votée par le Bundestag en novembre 2006, les « quasi-lois d’exceptions », soumises à un délai, n’ont pas seulement été prolongées de cinq ans mais également étendues. La nouvelle structure sécuritaire donne aux « services secrets, qui ont suscité des scandales » encore plus de compétences et de pouvoir, plus que jamais auparavant.

La transformation de l’Etat de droit libéral et démocratique passe par trois ruptures de tabous qui revêtent une importance particulière au regard de l’histoire de l’Allemagne. Il s’agit là d’une « stratégie de prévention qui dépasse la mesure », de la « collaboration institutionnalisée entre la police et les service secrets » qui se traduit par une intensification de l’échange de données et la « militarisation de la sécurité intérieure ».

La notion de prévention n’est pas seulement invoquée dans la propagande de guerre moderne et dans la politique étrangère, mais aussi dans la politique de sécurité intérieure. En politique étrangère et militaire, la conception moderne de la prévention torpille les règles du droit international visant à limiter l’utilisation internationale de la force. Et en politique intérieure, les libertés, la dignité humaine, la protection de la vie privée et la présomption d’innocence sont malmenées. « Là où la prévention devient la logique dominante, les relations entre le citoyen et l’Etat s’inversent vite. Car la présomption d’innocence, un des acquis les plus importants de l’Etat de droit, perd son rôle de limitation du pouvoir et se transforme pratiquement en son contraire : L’homme, suspect latent depuis sa naissance, se mue en un risque potentiel de sécurité qui doit prouver son caractère inoffensif et son innocence. La sécurité devient un droit suprême fondamental qui menace d’éclipser les authentiques droits fondamentaux des citoyennes et des citoyens, droits protégeant contre les intrusions de l’Etat ». (p. 47)

L’interconnexion entre la police et les services secrets à travers un fichier antiterroriste central est le projet le plus explosif : « Une telle interconnexion des informations contredit le principe constitutionnel de séparation (Trennungsgebot), conséquence des cruelles expériences faites avec la Gestapo à l’époque nazie. » (p. 39)

« Avec la règle de séparation qui se déduit du principe de l’Etat de droit, on voulait à l’origine empêcher en Allemagne de l’Ouest une concentration incontrôlable du pouvoir des appareils de sécurité, ainsi que le développement d’une nouvelle police secrète. » (p. 49)

La militarisation de la sécurité intérieure avec, principalement, l’engagement de la Bundeswehr à l’intérieur du pays a commencé il y a longtemps : Le Mondial de football de 2006 a servi de champ d’exercices pour y habituer la population et pour lui enlever tout aspect choquant. Des avions de surveillance AWACS, des avions d’interception, des hélicoptères et des chars de reconnaissance FUCHS ont protégé les stades. 2000 soldats étaient engagés, et 5000 autres attendaient quasiment l’arme au pied. « Ainsi le Mondial de football est devenu une sorte d’exercice antiterroriste. » Au sommet du G8, à Heiligendamm, la Bundeswehr a pu tenir compte des expériences faites lors du Mondial.

La lutte contre le terrorisme à l’échelle européenne

A l’échelle européenne, les lois antiterroristes conduisent également à des violations radicales des droits de l’homme : Avec les accords de Schengen et d’Amsterdam, le Système d’information de Schengen (SIS) et l’institution policière européenne Europol, l’Union européenne s’est constitué « un système pratiquement dépourvu de légitimation démocratique et difficile à contrôler ». La coopération transfrontalière renforcée de toutes les autorités de sécurité, de police, de renseignements et de justice, le mandat d’arrêt européen et les projets étendus de surveillance des télécommunications transfrontalières modernes font de l’Europe une forteresse « contre les réfugiés des régions en guerre et en crise, des dictatures et de la misère économique ». (p. 37)

Intervention des tribunaux suprêmes

Face à cette folie de lois antiterroristes, « la Cour constitutionnelle fédérale, la Cour fédérale de cassation, la Cour européenne des droits de l’homme ont dû à plusieurs reprises, ces dernières années, déclarer contraires à la loi ou à la Constitution des lois et des mesures » parce qu’elles étaient incompatibles avec les principes de base de l’Etat libéral et démocratique : ainsi le « grosser Lauschangriff » (écoutes téléphoniques clandestines) en 2004, la surveillance préventive des télécommunications en 2005, le transfert de données de vols aux autorités sécuritaires des Etats-Unis en 2006, la permission pour l’armée d’abattre de façon préventive un avion de ligne pris en otage en 2006, les recherches systématiques d’« espions islamistes dormants » en 2006, les descentes de police contre des journalistes ainsi que des recherches informatiques secrètes en 2007. (p. 41)

Rolf Gössner voit dans ce « grand nombre de lois et de mesures anticonstitutionnelles », « dans la guerre d’agression contre la Yougoslavie, contraire au droit international, à laquelle l’Allemagne a participé à l’époque » et dans « la complicité de l’Allemagne dans les crimes contre le droit international perpétrés en Irak » la disparition, au cours de la lutte contre le terrorisme, du respect de la Constitution et du droit international « dans la classe politique, les partis, les parlements et certaines institutions chargées de la sécurité ». Pour lui, il s’agit là d’une « évolution inquiétante au plus haut point » qui a des répercussions étendues sur la conscience du droit chez les gens. (p. 43)

Il concède que les gouvernements ont le devoir d’enquêter sur les auteurs et les instigateurs d’attentats terroristes « avec réalisme et sens de la mesure » en préservant les droits fondamentaux garantis par la Constitution, mais la criminalité et les problèmes sociaux, économiques et psychosociaux qui sont à la base de la violence et du terrorisme, ne peuvent pas être résolus par des moyens policiers, pénaux ou militaires.

De plus, il faut aussi se demander si ce ne sont pas les gouvernements eux-mêmes qui organisent en sous-main des attaques terroristes pour parvenir à contrôler totalement la population : contrôle total et manipulation par la propagande pour assurer un pouvoir qu’il faut défendre face à un nombre toujours croissant de gens appauvris. « Globalia » n’est pas loin. Et il faut aussi mentionner le livre de Daniele Ganser, Les Armées secrètes de l’OTAN [1] à propos de « l’opération Gladio ».

Rappeler les acquis des Lumières

En tant que journaliste, avocat et défenseur des droits de l’homme, mais aussi spécialiste des parlements (fédéral et régionaux), Rolf Gösser a suivi d’un oeil critique l’évolution problématique de la lutte de l’Etat contre le terrorisme au cours des cinq dernières années et il a toujours attiré l’attention, dans ses articles, ses interviews, ses discours et ses rapports d’expertise, sur les problèmes qui y sont liés. Avec le présent ouvrage, il veut, à l’encontre de l’état d’esprit actuel, rappeler les acquis des Lumières et le projet historique des droits de l’homme, auxquels le monde libre occidental se réfère encore aujourd’hui. Les droits de l’homme et le droit international humanitaire sont trop importants pour qu’on les « laisse mourir volontairement comme de vilains dommages collatéraux sur le front allemand et européen ».

La lutte contre le terrorisme n’a pas seulement laissé s’estomper la frontière entre la politique étrangère et la politique intérieure, entre la défense et l’intervention, elle a également affaibli tous les principes visant à limiter l’usage des moyens militaires et renoncé à se soumettre aux règles du droit constitutionnel et du droit international, et cela au sein de l’OTAN, de l’UE et de la Bundeswehr. (p. 247)

A l’heure où les droits de l’homme sont négligés mondialement, voire utilisés abusivement pour justifier des « interventions humanitaires », les « forces soucieuses de paix et de respect des droits de l’homme » doivent se rassembler davantage. Il y va surtout de la défense des libertés fondamentales et des droits civiques afin de garantir les conditions d’action des mouvements nationaux et internationaux de protestation et de résistance qui luttent pour un monde plus pacifique et pour un ordre économique plus équitable, pour un monde sans exploitation, sans pauvreté ni guerres. Car c’est seulement un tel monde qui peut couper l’herbe sous le pied au terrorisme international et au terrorisme d’Etat

Traduction : Horizons et débats.

[1Les Armées Secrètes de l’OTAN, par Daniele Ganser, éditions Demi-lune, 2007, ISBN : 978-2-917112-00-7