L’Europe, maîtresse de Zeus à son origine, a été qualifiée de vieille par Donald Rumsfeld. Cela ne doit pas être à mon sens une critique aux yeux des habitants de notre continent, mais il en va tout autrement de la part d’un vieux politicien va-t-en-guerre qui croit probablement à la jeunesse éternelle de sa nation. Ce reproche fait à la France et l’Allemagne pour n’avoir pas suivi la première puissance mondiale cache en vérité un complexe d’infériorité. Celui d’un pays qui est peut-être conscient de sa supériorité militaire, mais qui n’a pas réussi à intégrer entièrement les valeurs civilisationnelles, comme le montre la situation en Irak.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nos dirigeant ont rêvé de faire de la Turquie une « Petite Amérique ». Aujourd’hui, issu de la mouvance islamiste mais devenus des « démocrates conservateurs », nos dirigeants veulent se tourner vers l’Europe, contre Rumsfeld. C’est un choix que j’approuve. Pourtant, pour la vieille dame qu’est l’Europe, la Turquie n’apparaît pas comme un jeune séducteur. Les spécialistes de la Turquie vous diront pourquoi et les adversaires de son adhésion à l’Union européenne feront en sorte que « le fleuve de l’islam n’entre pas dans le lit de la laïcité » selon les propos quelque peu déplacés du Premier ministre français. Je plaide pour ma part pour une Europe multiculturelle, un projet dont plus personne ne parle depuis belle lurette. J’ai même entendu sur France Culture un historien français affirmer que « l’Europe devait avoir des frontières solides délimitées par les cathédrales ». Il oubliait au passage les coupoles byzantines de nos voisins grecs. Je pense que la France, le pays de Voltaire et des Lumières qui m’a accueilli quand mes livres étaient interdits en Turquie, doit être plus ouverte et un peu moins « catholique » par rapport à l’élargissement de l’Europe.
La probabilité de l’adhésion de la Turquie réveille les vieux démons que je croyais disparus à jamais, surtout en France où vit une communauté turque importante avec ses nombreux intellectuels et artistes. La Turquie fait peur et réveille de vieux fantasmes. Dans quelques années « la vieille Europe » aura besoin de sa population jeune et dynamique. Débarrassée de ses vieux mythes fondateurs, cause de ses malheurs, elle pourra alors progresser. Si la vieillesse est signe de sa maturité et de sa sagesse, la jeunesse est son avenir.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« La vieille Europe et nous », par Nedim Gursel, Libération, 5 octobre 2004.